« Risquant l’illusion stratégique dans la relation transatlantique, l’Europe pourrait se laisser marginalisée par la brutalisation du monde » avertit Élie TENENBAUM
« Risquant l’illusion stratégique dans la relation transatlantique, l’Europe pourrait se laisser marginalisée par la brutalisation du monde » avertit Élie TENENBAUM
Pour Elie Tenenbaum, directeur du Centre des Études de sécurité de l’IFRI, l’érosion du lien euro-américain ne relève plus d’un simple scénario : c’est une réalité en cours de structuration. La triple rupture stratégique, normative et doctrinale engagée par les États-Unis transforme l’OTAN en relation asymétrique conditionnelle. Sous pression, l’Europe doit sortir de son déni stratégique pour ne pas être marginalisée dans la brutalisation du monde. Fragmentation politique, dépendance capacitaire, cécité budgétaire : les vulnérabilités systémiques s’accumulent. L’avenir dépendra de la capacité des Européens à faire émerger une autonomie stratégique collective, crédible financièrement et concertée industriellement. Sans réarmement coordonné ni refondation doctrinale, le continent risque de subir la sécurité comme un service, à payer au prix fort.

Comment caractérisez-vous l’évolution des relations transatlantiques entre hier et aujourd’hui ?
Cette évolution doit être lue à la lumière de la dépendance transatlantique, forgée dans le temps long.
Depuis le débarquement américain en Sicile en 1943, puis la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945, la sécurité du continent européen a été pensée et structurée à l’aune de la puissance militaire des États-Unis. Cette présence s’est matérialisée au fil des décennies par une empreinte massive : au plus fort de la Guerre froide, jusqu’à 500 000 soldats américains étaient stationnés en Europe occidentale. Ce chiffre est emblématique du rôle central assumé par Washington dans la défense du Vieux Continent.
Mais à partir des années 1990, cette empreinte connaît une décrue significative. Au moment des conflits dans les Balkans, les effectifs américains en Europe sont tombés à environ 100 000, puis à 65 000 au début des années 2010. Ce mouvement s’inscrit dans une tendance structurelle, illustrée par la doctrine du « pivot vers l’Asie » amorcée sous Obama, qui réactive la vieille rhétorique du « partage du fardeau », formulée dès l’époque d’Eisenhower. Le discours d’adieu de Robert Gates à l’OTAN en 2011 constitue un signal d’alerte fort à l’égard de l’inaction capacitaire des Européens.
Sous Donald Trump I, la volonté de désengagement devient explicite, bien qu’elle soit freinée dans son exécution par l’appareil sécuritaire américain (notamment Jim Mattis). Malgré l’annonce d’un retrait de 12 000 hommes d’Allemagne, les inerties institutionnelles en limitent la mise en œuvre.
Plus récemment, la pandémie de COVID-19 interrompt provisoirement cette dynamique. Puis, l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022 inverse temporairement la tendance. Dès 2014, l’opération Atlantic Resolve, lancée après l’annexion de la Crimée, avait marqué une remontée des forces américaines en Europe, parallèlement à l’opération Inherent Resolve contre Daech. En 2021–2022, la présence américaine s’intensifie en Pologne et en Roumanie, avec un doublement des effectifs dans ces deux pays. Aujourd’hui, on compte à nouveau près de 100 000 soldats américains sur le sol européen, illustrant une forme de réassurance pour certains alliés européens et le maintien des Etats-Unis en Europe.
Vous parlez d’une relation régie par la notion de dépendance. Pouvez-vous plus expliciter cela ?
Au-delà de cette lecture quantitative, l’Europe vie une dépendance structurelle vis-à-vis des États-Unis, notamment depuis l’ère de la Guerre Froide :
- Sur le plan doctrinal, la domination des concepts stratégiques américains au sein de l’OTAN s’est imposée au fil du temps, en partie du fait du poids capacitaire de Washington malgré la fin de la menace vitale post Guerre Froide. Même en temps de paix, les doctrines américaines structurent les modes d’action et la structure des forces européennes.
- Sur le plan technologique, la révolution informationnelle des années 1990–2000 a été absorbée via les standards américains : satellites de navigation, protocoles de liaisons de données (L16, L22, MADL), plateformes de renseignement et de ciblage, drones, systèmes de frappe longue portée, défense aérienne et antimissile intégrée – autant de technologies détenues, ou dominées, exclusivement par les États-Unis. Ces éléments viennent marquer un monopole de technologies américaines conduisant à une dépendance structurelle des européens.
- Sur le plan stratégique, les États-Unis assurent la prérogative de la dissuasion nucléaire élargie, sommet de l’architecture sécuritaire européenne. Cela leur confère non seulement une capacité unique de réponse à l’escalade, mais aussi une position centrale dans l’édifice de sécurité collective. Enfin, les habitudes de commandement développées depuis la Guerre froide ont ancré les Européens dans un réflexe de dépendance fonctionnelle. Les opérations en coalition sont conçues comme des "plug-ins" au dispositif américain, sans questionnement de souveraineté ou d’autonomie.

Dans ce contexte, toute redéfinition de la posture américaine, comme celle formulée par le Secrétaire à la Défense Pete Hegseth en février 2025 – qui affirme que les Européens doivent désormais assumer leur propre sécurité – risque de provoquer un effet Mikado : la moindre pièce retirée viendrait fragiliser l’ensemble de l’édifice.
Le dilemme est donc profond : les États-Unis souhaitent se désengager, mais l’Europe n’a pas encore les moyens ni les réflexes institutionnels pour reprendre le flambeau. Cette asymétrie stratégique alimente une vulnérabilité majeure du système euro-atlantique à l’horizon 2025–2030.
Le second mandat Trump a suscité un choc auprès des Européens dépendants de l’alliance américaine. Quelle est votre analyse ?
L’année 2025 marque un tournant décisif dans l’évolution des rapports euro-américains et est marquée par trois ruptures complémentaires, qui, ensemble, menacent les fondements politiques, doctrinaux et symboliques de l’Alliance atlantique.
Premièrement, une rupture stratégique – le désengagement annoncé de Washington. Le 12 février 2025 à Bruxelles, le Secrétaire américain à la Défense, Pete Hegseth, tient un discours remarqué devant ses homologues de l’OTAN. S’il reste formellement vague, le message est limpide sur le fond : Les États-Unis ne peuvent plus faire de la sécurité de l’Europe leur priorité principale. Notre attention doit se porter sur la défense de nos propres frontières et sur la compétition stratégique avec l’axe chinois. Ce discours consacre un basculement stratégique de long terme. Le "pivot vers l’Asie", évoqué depuis les années 2010, devient enfin opérationnel. Il acte également l’échec historique du "partage du fardeau", jamais réellement mis en œuvre par les Européens.
Deuxièmement, une rupture normative – la remise en cause des valeurs fondatrices de l’OTAN. Porté à la suite à la Conférence sur la sécurité de Munich, le sénateur J.D. Vance, figure montante du courant isolationniste américain, introduit un discours inattendu. Il ne traite pas directement des menaces extérieures, mais remet en question le socle de valeurs partagées au sein de l’Alliance en explicitant que le véritable enjeu n’est ni la Russie ni la Chine, mais la divergence croissante entre nos systèmes de valeurs. Il cite l’exemple de l’AFD en Allemagne pour illustrer cette fracture. Ce discours ouvre une brèche dans le préambule du traité de Washington (1949), qui pose comme fondement de l’OTAN l’attachement à la liberté, à la démocratie et à l’État de droit. En relativisant cette base normative, Vance sape la légitimité idéologique de l’Alliance.
Troisièmement, la rupture doctrinale – la redéfinition des rapports de force par Donald Trump qui incarne lui-même une troisième rupture, plus radicale encore. Il défie les principes fondateurs de l’ordre international libéral : respect des frontières, renoncement de la force, coopération multilatérale. Il propose une vision géopolitique fondée sur des sphères d’influence, aux antipodes de la logique otanienne. Dans la pratique, cette posture se manifeste par une inversion des rapports : bienveillance envers les menaces (Russie, Chine), menaçant envers les alliés (Canada, UE), et instrumentalisation des alliances dans le cadre de conflits commerciaux (ex. : guerre tarifaire contre l’UE, pressions bilatérales sur les importations).

Face à cette triple rupture, quelles réponses des européens ?
Actuellement, les Européens adoptent une posture de déni partiel.
L’attention se concentre principalement sur la première rupture, plus visible et concrète. La réduction annoncée des effectifs américains sur le continent en temps de paix, et l’incertitude sur l’engagement étatsunienen cas d’activation de l’article 5 de l’OTAN provoque cette sidération européenne. Jusqu’alors, les plans de défense anticipaient le déploiement de plusieurs divisions américaines en cas d’agression ; cette hypothèse est désormais contestée.
Sur le plan des valeurs, la réaction européenne est beaucoup plus timide voire inexistante. Le débat sur la cohésion idéologique de l’Alliance est évité, repoussé sine die. Il y a une tentation de faire l’autruche, par crainte d’affronter l’évidence d’un effondrement du socle commun.
On dit souvent que ce retrait américain était annoncé depuis longtemps mais jamais mis en œuvre. Qu’en dites–vous ?
En effet, si le désengagement progressif des États-Unis de la défense européenne est un phénomène régulièrement évoqué depuis plusieurs décennies, il n’a jamais véritablement été mis en œuvre jusqu’ici. Cette situation s’explique par une double dynamique d’inertie bureaucratique et d’imbrication stratégique.
Comme toute grande bureaucratie, l’appareil militaire américain fonctionne selon des logiques de continuité et d’habitude opérationnelle. La rotation constante des personnels déployés, notamment en Allemagne, entretient une présence permanente qui finit par se reproduire mécaniquement. Même en cas de décision politique de rapatriement, il n’est pas certain que les États-Unis disposent des capacités logistiques ou d’infrastructures suffisantes sur leur propre territoire pour absorber ces effectifs. L’hypothèse d’un retrait est donc toujours restée partiellement théorique, faute de mise en œuvre concrète.

En parallèle, une volonté européenne de maintenir le lien transatlantique s’est manifestée, notamment à travers des engagements de hausse des budgets de défense (comme lors du sommet de Newport en 2014). Cependant, cette volonté est restée largement déclarative et incomplète dans ses effets.
La base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne – à l’exception de la France – est profondément imbriquée avec les intérêts américains. De nombreuses entreprises de défense américaines réalisent une part significative de leur chiffre d’affaires sur le marché européen. L’Europe représente donc un écosystème commercial, technologique et stratégique difficile à abandonner pour les États-Unis.

Au niveau diplomatique et institutionnel, les liens restent forts. Les autorités étatiques européennes ont un accès direct et fluide aux décideurs américains. Il existe encore une proximité relationnelle et politique entre les élites de part et d’autre de l’Atlantique. L’exemple de la première visite présidentielle de Joe Biden – en Allemagne – témoigne de cette continuité symbolique.
Malgré cette continuité apparente, un changement de génération s’opère dans les élites américaines. La nouvelle classe politique est de moins en moins liée affectivement, culturellement ou historiquement à l’Europe. Barack Obama fut le premier président sans ascendance européenne ; cette rupture générationnelle se confirme et s’amplifie. Le centre de gravité stratégique américain se déplace durablement vers l’Asie-Pacifique, et la cohésion transatlantique, bien qu’encore vivace sur certains plans, devient progressivement contingente, conditionnelle, voire instrumentalisé.
Si une interdépendance, ou plus précisément des intérêts lient également les Américains aux Européens, comment expliquer cette nouvelle posture ?
La persistance de liens économiques, industriels et diplomatiques entre les États-Unis et l’Europe ne suffit plus à freiner la transformation de la posture américaine à travers la “Force Posture Review” en cours de réécriture. Une nouvelle phase de réajustement stratégique est clairement engagée, structurée autour de plusieurs dynamiques.
L’administration américaine conduit actuellement une révision de sa posture de forces à l’étranger. L’orientation générale semble aller vers un retour à un format comparable à celui de 2013, avant les crises ukrainiennes successives. Cela impliquerait :
- Les 20 à 25 000 soldats supplémentaires déployés à la suite de l’annexion de la Crimée (2014) puis de l’invasion de 2022 pourraient être progressivement retirés.
- La Pologne, bien positionnée diplomatiquement, pourrait voir son contingent américain (10 à 15 000 hommes) ajusté à la baisse, sauf concession spécifique.
Cette inflexion s’inscrit aussi dans une lecture stratégique revendiquée par une partie des élites américaines, selon laquelle la pression exercée par Trump aurait permis de "réveiller" l’Europe. Dans une tribune récente publiée dans Foreign Affairs, Christopher Chivvis avance la thèse suivante : celle d’un Donald Trump qui, en mettant brutalement les Européens face à leurs responsabilités, a en réalité suscité un sursaut et une dynamique de prise en charge stratégique du Vieux Continent par eux-même.
Dans cette perspective, la suite logique serait d’annoncer un calendrier de désengagement progressif, afin de consolider cette responsabilisation. Cela impliquerait une réduction de moitié de la présence militaire américaine conventionnelle, autour de 45 000 hommes sur le continent, contre environ 100 000 aujourd’hui, une des options la plus privilégiée aujourd’hui. Ainsi, plusieurs options divergentes viennent osciller entre modération et radicalité.
Plusieurs lignes de forces s’opposent à Washington sur la manière de redéfinir cette présence, allant d’un maintien qui pourrait descendre en deçà des 45 000 hommes et d’autres, plus modérés au sein du NDPP (NATO Defence Planning Process) qui privilégie un niveau à 65 000 effectifs.
Une ligne plus radicale persiste toujours, incarnée par des auteurs comme Sumantra Maitra (notamment dans un article intitulé Dormant NATO dès 2023) qui vient plaider une mise en sommeil partielle de l’OTAN, voire une réarticulation complète du système d’alliances. Cette approche, minoritaire pour l’instant, gagne néanmoins du terrain dans certains cercles.
Si l’horizon politique américain est dominé à l’avenir par une ligne incarnée par JD Vance – plus dure encore du trumpisme –, les Européens pourraient être confrontés à des choix bien plus désagréables. Cette influence croissante de la ligne idéologique incarnée par JD Vance pourrait venir après un second mandat Trump. Des échanges confidentiels, révélés récemment, ont mis en lumière le mépris profond de Vance à l’égard des partenaires européens, et sa conception instrumentaliste de l’Alliance. Ce courant estime que Trump a su provoquer un sursaut stratégique européen, en mettant les alliés face à leurs responsabilités. L’étape suivante serait d’afficher un calendrier clair de désengagement, avec pour objectif une réduction drastique de la présence américaine à moyen terme.
Quels futurs possibles voyez-vous à horizon 5-10 ans ?
À moyen terme, une trajectoire de transformation profonde de l’alliance euro-américaine se dessine, marquée par le passage d’un système de sécurité coopératif à un modèle de dépendance conditionnelle. Plusieurs tendances de fond structurent cette projection.
Une logique de protection monétisée : "Alliance as a service"
. La perspective d’un second mandat Trump – ou l’émergence d’un leadership proche de sa vision stratégique – renforcerait une approche instrumentale des alliances. Il ne s’agirait plus de garantir la sécurité européenne au nom de principes partagés, mais de monnayer la protection comme un service stratégique soumis à contreparties commerciales.
Dans cette vision, la logique de l’alliance se transforme :
- D’un lien de solidarité réciproque à une relation asymétrique et contractuelle ;
- D’une alliance bâtie sur des valeurs communes à un rapport de dépendance conditionnelle, dans lequel les Européens "doivent payer pour être protégés".
Ce glissement représente une rupture radicale avec le paradigme fondateur de l’OTAN, dans lequel les États-Unis assument un rôle de garant stratégique, en considérant la chute potentielle de l’Europe occidentale comme une menace existentielle.
Une lecture économique agressive des rapports transatlantiques. Cette logique s’inscrit dans une vision datée et offensive du commerce international, où les droits de douane deviennent des instruments de coercition stratégique suivant une vision très 19ème siècle. Les États-Unis visent à corréler leur engagement militaire à des retours commerciaux tangibles, notamment dans les secteurs des biens industriels, de la tech et des services (où se situe leur excédent structurel).
Il ne s’agit plus seulement de sécurité, mais d’un rapport de forces global, où la protection devient une condition d’accès aux marchés ou aux technologies américaines. Le paradigme devient celui d’un protectionnisme géostratégique.
Au-delà de Trump : la base MAGA comme ancrage durable d’une nouvelle vision. Cette transformation ne s’arrêtera pas forcément avec Trump. La base politique "MAGA" (Make America Great Again) est appelée à perdurer. Même si elle ne partage pas toujours l’obsession douanière du trumpisme, elle adhère à une vision hiérarchisée des relations internationales, fondée sur la domination plutôt que sur la coopération. Cette culture stratégique valorise les rapports de supériorité, de levier, d’exploitation – au détriment de la bienveillance hégémonique qui avait caractérisé la Pax Americana de l’après-guerre.
La fin d’une hégémonie bienveillante ? À ce titre, la grille d’analyse développée par Olivier Schmitt, qui évoque la remise en cause du caractère bienveillant de l’hégémonie stratégique américaine, est une piste de réflexion cohérente. L’un des piliers de l’ordre libéral reposait sur le fait que les États-Unis étaient perçus comme un leader relativement équitable, dont la protection impliquait une contrepartie modérée, acceptable politiquement et économiquement.
C’est cette dimension qui est aujourd’hui en train de s’effondrer : la protection américaine devient plus coûteuse, plus aléatoire, et plus politisée. La perception d’une forme de « bienveillance » de l’hégémonie américaine ne fait plus consensus, ni en Europe, ni même au sein des élites américaines.
Face aux tensions émergentes et à l’érosion de certaines solidarités historiques, où situeriez-vous les lignes de fracture potentielles qui purraient durablement altérer le lien transatlantique ?
L’avenir de la relation euro-américaine et de la sécurité du continent pourrait être profondément reconfiguré sous l’effet de plusieurs bifurcations stratégiques. Ces
points de bascule concernent à la fois l’évolution de la menace, le rythme du retrait américain, la fragmentation européenne, et l’impact des crises sur les arcs périphériques.
A court terme, c’est bien la Russie qui est la menace structurante pour les européen
s. La Russie demeure la seule puissance disposant à la fois des moyens et de la volonté de remettre en cause l’ordre de sécurité européen. Elle dispose d’un arsenal nucléaire, de capacités hybrides, d’une masse humaine significative, et d’un budget de défense estimé à 140 milliards de dollars en valeur nominale, mais équivalent à environ 450 milliards d’euros en parité de pouvoir d’achat (PPA) – soit l'équivalent de l’effort combiné des pays européens.

Certes, d’ici 2030, la Russie pourrait perdre en qualité technologique, en raison de sa dépendance croissante à la Chine et d’un sous-investissement en R&D, mais elle restera, sous une forme ou une autre a minima, un risque géopolitique (en cas d’instabilité), et probablement une menace (compte tenu d’une volonté de nuire à l’ordre de sécurité en Europe qui a toutes les chances de perdurer). A court terme, elle est une menace d’autant plus structurante que les Etats-Unis réduisent leurs engagements.
L’incertitude européenne amène à une fragmentation politique et au doute capacitaire. Dans un contexte de retrait progressif des États-Unis, seule une poignée d’États européens semble prête à affronter directement la Russie. Il ne faut pas se laisser abuser par les comparaisons d’équipements, car rien ne garantit la volonté politique de mobiliser ces moyens en cas de crise.
Une analogie historique peut être réalisée à travers l’exemple des guerres médiques où toutes les cités grecques n'ont pas combattu ensemble ; la fragmentation stratégique européenne actuelle pourrait reproduire ce schéma.
À ce titre, trois scénarios d’évolution de la posture américaine conditionnent les trois trajectoires possibles sont envisagées. :
- Scénario positif : un retrait planifié, transparent, co-construit sur 5 à 10 ans. L’Europe monte en puissance progressivement, et en 2035, on passe d’une Europe protégée par les États-Unis à une Europe défendue par elle-même, avec une contribution américaine moindre mais encore structurante - y compris sur le plan de la dissuasion.
- Scénario désordonné (“the sound and the fury”) : les États-Unis abandonnent toute cohérence multilatérale, pratiquent une bilatéralisation à la carte, choisissent leurs alliés en fonction de critères politiques, commerciaux ou stratégiques. Résultat : des pays pouvant être protégés et des voisins non ; toute défense collective devient imprévisible, la planification opérationnelle est rendue impossible par les incertitudes stratégiques, la dissuasion générale est fortement affaiblie.
- Scénario de rupture brutale : « on arrache le sparadrap et ça saigne ». Washington se désintéresse de l’Europe. Ce scénario est jugé moins probable, mais pas à exclure si, en 2029, un successeur de Trump plus radical encore comme JD Vance accède au pouvoir.

Parmi ces scénarios, la bilatéralisation désordonnée n’est plus une hypothèse, mais une réalité en gestation. La BITD (base industrielle et technologique de défense) américaine est désormais orientée de façon plus autocentrée. Des responsables comme Elbridge Colby affirment que le marché européen n’est plus une priorité. Le but est désormais de préserver les marges de manœuvre américaines et non d’alimenter un partenariat capacitaire équilibré. On entre ainsi dans un scénario Hunger Games, où les Européens doivent acheter davantage de matériel américain pour conserver une protection partielle, dans un contexte d’offre sécuritaire américaine en contraction.
Un article récent de Marco Rubio dans USA Today (fin mai 2025) l'exprime clairement : la protection américaine devient un privilège, pas un droit.
En quoi cet ébranlement euratlantique pourrait avoir des conséquences directs pour les européens et l’arc Sud ?
Sur le flanc Sud, une évolution géostratégique pourrait agir comme un choc : si, par exemple, la Russie établissait une base navale à Oran (Algérie), cela modifierait profondément l’équilibre en Méditerranée. Par ailleurs, ce flanc est marqué notamment par un retrait de la France, par exemple, qui a réduit drastiquement ses engagements extérieurs entre 2022 et 2025 (Sahel, Irak, Jordanie).
D’autres sujets s’ajoutent, tels que les sujets de migration, terrorisme, et commerce, toujours sous tension. Les divergences diplomatiques internes à l’UE sur Israël, en fonction des choix américains, illustrent l’incohérence stratégique et enfin les tensions régionales toujours plus croissantes.
Dans l’arc Moyen-Orient – Afrique subsaharienne, l’Europe peine à exister stratégiquement. L’éloignement américain implique un repositionnement des Européens selon des logiques plus transactionnelles, avec les puissances du Golfe ou certains États africains "émergents", sans réelle vision d’ensemble.
L’Europe risque ainsi un effet d’éviction stratégique, faute de masse critique, de leviers diplomatiques et d’unité politique.
En conclusion, si vous deviez fournir une intuition stratégique et des recommendations opérationnelles pour une Europe plus forte, quelles seraient-elles ?
Le scénario le plus probable à l’horizon 5–10 ans n’est ni celui d’une rupture brutale, ni celui d’un désengagement ordonné et coordonné, mais bien celui d’une bilatéralisation compétitive. Ce « scénario Hunger Games » implique que chaque pays devra « faire plus » : dépenser davantage, acheter plus américain, montrer sa loyauté stratégique. Ce désengagement partiel, mais structurel, imposera aux Européens un choix : s’émanciper réellement, ou s’enfermer dans une dépendance instrumentalisée, synonyme de fragilisation à long terme.
Face à cette dynamique, plusieurs lignes d’action concrètes, qui visent à sortir du déni stratégique tout en tenant compte des contraintes politiques et économiques européennes sont proposées :
a. Instaurer une préférence européenne réaliste dans la défense
L’objectif n’est pas de promouvoir une forme de souveraineté autarcique, souvent perçue comme maximaliste ou exclusive (comme dans le cas de Dassault, qui défend une exigence de 80 % de contenu national dans certains projets européens), mais bien de fixer un cap pragmatique et atteignable.
Un objectif de 60 à 65 % de contenu européen dans les grands programmes d’armement serait, selon lui, ambitieux mais raisonnable. Il permettrait d’articuler cohérence stratégique, interopérabilité industrielle et autonomie partagée entre Européens, sans exclure les partenaires transatlantiques.
b. La France doit jouer encore plus collectif
Par ailleurs, la France devra accepter de jouer un rôle de partenaire au sein d’un ensemble, et non celui de leader incontesté. Cela implique une forme d’humilité stratégique – parfois difficile à incarner dans la culture politique française – pour favoriser l’émergence de projets véritablement communs.
Il ne s’agit plus de diriger, mais d’entrer dans des "gammes européennes", en co-développant et co-finançant les capacités futures, de manière solidaire.
c. Réaligner ambitions stratégiques et réalité budgétaire
Cependant, cet effort devra être mené en cohérence avec la réalité macroéconomique française, qui est aujourd’hui extrêmement contrainte.
Avec une dette publique atteignant 120 % du PIB, un taux de prélèvements obligatoires de 57 %, et une dépense publique fortement polarisée par les dépenses sociales (environ 80 % des budgets publics), il devient impossible d’augmenter significativement l’effort de défense sans remettre en cause les équilibres budgétaires existants. La situation financière du pays est jugée insoutenable à moyen terme, notamment du fait de l’explosion des coûts liés à la santé et au vieillissement démographique.e.
Dès lors, il faudra nécessairement trancher dans les priorités : soit la France engage de véritables réformes sur les grands postes de dépense (retraite, santé, allocations), soit elle doit revoir à la baisse ses ambitions stratégiques. Il n’y a pas d’argent magique, et encore moins de cohérence stratégique sans débat démocratique sur les choix de puissance. Ce dilemme pose la question fondamentale de l’adéquation entre ambitions, moyens et vision d’avenir.
d. Refonder une prospective stratégique crédiblee
Enfin, il appelle à refonder une prospective stratégique sérieuse, qui cesse de se réfugier dans les slogans ou les postures. La volonté ne suffit plus : il faut articuler ambition, faisabilité budgétaire, efficacité industrielle et cohérence européenne. Sans cela, la France et l’Europe resteront dans l’illusion stratégique, incapables d’éviter leur marginalisation face à l’ébranlement des relations transatlantiques et de la brutalisation du monde.
Cet entretien s'inscrit dans le cadre de l'étude prospective sur la polycrise réalisée par l'Institut Open Diplomacy. Inscrit dans le chapitre dédié à la crise géopolitique, il a été réalisé par le Vice-amiral Patrick CHEVALLEREAU et le Dr. Michel WAKIM, Senior Fellows de l'Institut Open Diplomacy.