« La Russie, qui représente une menace stratégique croissante pour l’Europe, va vers un système toujours plus soviétique » estime l’historienne Françoise THOM
« La Russie, qui représente une menace stratégique croissante pour l’Europe, va vers un système toujours plus soviétique » estime l’historienne Françoise THOM
Historienne de la Russie et maîtresse de conférences à la Sorbonne, Françoise THOM met en lumière la profondeur de la menace russe avec force et lucidité : militarisation du pouvoir, purge des élites, retour à un modèle soviétique, messianisme idéologique assumé. In fine, l’agression contre l’Ukraine ne vise pas seulement Kiev, mais s’inscrit dans une stratégie de déstabilisation générale de l’ordre européen, fondée sur l’hybridation des crises : désinformation, instrumentalisation des phénomènes migratoires, soutien direct aux extrêmes qui polarisent les démocraties. Autant d'éléments qui donnent une portée systémique à cette crise géopolitique. Deux points de bifurcation majeurs se dessinent : le chaos post-Poutine ou un faux dégel. Ils imposent, dans tous les cas, à l’Europe un véritable moment de refondation stratégique.

Quelle est aujourd’hui l’intensité de la menace russe pesant sur l’Europe ?
La Russie représente une menace stratégique croissante pour l’Europe. Cette menace s’exprime à la fois en termes militaires, idéologiques et informationnels.
Il faut tenir compte de la propagande russe qui, relayée par des membres de la Douma (Chambre basse de la fédération de Russie) et des porte-parole du Kremlin, décrit régulièrement l’Europe comme un ennemi existentiel, allant jusqu’à l’associer à une figure démoniaque (« l’Europe-Satan »). La rhétorique utilisée évoque une guerre de civilisation, voire une guerre de religion.

La guerre en Ukraine n'est ainsi pas uniquement perçue comme un conflit territorial, mais comme un prélude à une confrontation plus large avec l'Occident. Le message propagé en interne prépare la société russe à l'idée d’un affrontement direct avec l’Europe.

Comment évolue le système politique russe depuis cette guerre d’agression ?
Le président Poutine n’est pas éternel, nous devons nous poser la question sur les futurs possibles à partir des tendances existantes.
La guerre a profondément transformé la scène politique russe. Le régime poutinien ne repose pas sur une pluralité partisane, pluralité n’ayant jamais existé, mais sur une homogénéisation du pouvoir : tous les partis sont désormais des « clones » du Kremlin, effaçant toute forme d’opposition réelle.
Par ailleurs, la Russie retrouve son passé soviétique et vit une transformation de sa société vers « un système toujours plus soviétique » avec une étatisation progressive articulée à un maintien d’éléments de marché suffisants pour assurer la survie économique du pays. Cette transformation, notamment accélérée par le conflit avec l'Ukraine, est accompagnée par l’apparition d’une nouvelle élite sur laquelle Poutine peut et souhaite s’appuyer.
Ainsi, cette élite économique a été renouvelée : les anciens oligarques, jugés suspects et trop liés à l’Occident, ont été marginalisés au profit de cette nouvelle élite loyale, façonnée par la guerre. Cette guerre peut donc être vue comme une entreprise de renouvellement des élites, un moyen, un processus qui s’apparente à une purge stratégique visant à assurer le contrôle absolu du pouvoir sur les leviers économiques. Il faut y voir un des objectifs de politique intérieure dans la politique extérieure actuellement menée, celui du maintien du pouvoir.
Comment ce système, fermé et opaque, fondé sur une opinion publique manipulée, peut-il tenir ?
Il est compliqué de réaliser des prédictions car la Russie contemporaine fonctionne comme une boîte noire : le manque d’informations fiables, le contrôle de l’opinion publique et l’absence de débats transparents rendent toute prédiction risquée.
L’opinion publique elle-même est inaccessible dans sa réalité : bien que des signes de fatigue face à la guerre soient perceptibles, l’appareil de propagande conserve une efficacité redoutable pour mobiliser les masses. L’opinion de masse ne « compte pas » car elle est façonnée par un appareil de propagande très efficace.
Dans ce contexte, il est impératif de comprendre que le pouvoir ne se fonde pas sur la rationalité économique ou diplomatique occidentale mais sur une logique propre au clan dirigeant et à la préservation de son autorité.
Si nous ne pouvons pas lire la Russie, comment analyser la vision russe qui motive cette guerre d’agression ?
L'argument selon lequel il est dit « ce n’est pas dans l’intérêt de Poutine » ne fonctionne donc pas, car l’occident calque son logiciel au lieu de comprendre la grille de lecture Russe. Contrairement aux projections de nombreux experts occidentaux avant février 2022, les décideurs russes ne raisonnent pas selon les grilles d’analyse de l’Union européenne.
L’invasion de l’Ukraine est la preuve que le calcul d’intérêt du Kremlin répond à des impératifs de pouvoir, d’idéologie et de grandeur impériale, non à des considérations pragmatiques classiques.
La Russie vise toujours la prise de Kiev et la soumission totale de l’Ukraine. Le projet dépasse largement ce pays : l’objectif semble être la restauration d’une sphère d’influence semblable à celle de l’époque soviétique.

De quelle grille de lecture avons-nous besoin pour comprendre les dynamiques de pouvoir à Moscou ?
Le cœur du système russe repose sur un clan dirigeant dont les logiques internes (rivalités, ambitions, recompositions) influencent directement la politique étrangère et militaire. L’analyse des conflits internes de ces clans est essentielle pour anticiper les évolutions du régime.
Idéologiquement, Vladimir Poutine incarne une convergence nouvelle entre héritage soviétique, anti-occidentalisme profond et pensée slavophile.
Ce socle idéologique structure profondément sa vision du monde et celle de la Russie par influence, l’Occident étant perçu comme décadent et menaçant pour l’identité russe.
Cette différence de rationalité n’est pas récente et trouve ses traces dans l’histoire russe. Le communisme était anti-occidental à l’image de la slavophile, courant du 19ème siècle qui considérait l’Europe, au sens des valeurs, comme décadente et ennemie.
Comprendre Moscou suffit-il à comprendre la dynamique générale de l’agression russe et sa portée sur la sécurité en Europe ?
L’un des éléments de déstabilisation du calcul stratégique russe réside aussi dans l’incertitude de la posture des États-Unis. Cette incertitude pourrait jouer un rôle clé dans la modulation ou l’accélération des ambitions russes, suivant les positions que prendront les Etats-Unis.
Une analogie structurelle peut être établie entre la Russie de Vladimir Poutine et la Chine de Xi Jinping. Dans les deux cas, on observe une concentration du pouvoir, une purge des élites économiques, et une hostilité croissante vis-à-vis de l’Occident. Ces deux systèmes autoritaires se renforcent mutuellement dans une posture d’affirmation géopolitique globale.
Dans le bruit généralisé de la guerre d’agression et des manœuvres informationnelles, quels signaux faibles analyser pour comprendre cette crise géopolitique ?
La compréhension de la trajectoire russe -véritable boîte noire- repose en grande partie sur la capacité à identifier et interpréter correctement les signaux faibles qui parviennent à franchir l’opacité du système.
Ces signaux peuvent être interprétés comme des tentatives d’alerte sérieuses, émanant d’acteurs inquiets des décisions du régime de Poutine, illustrant un désaccord stratégique de certains acteurs russes ; ou comme des gestes d’intimidation calculés, orchestrés par le pouvoir pour entretenir une posture de dissuasion.
L’un des signaux les plus ambigus et préoccupants concerne les fuites d’information sur le dispositif nucléaire russe. Qu’il s’agisse de fuites techniques ou de déclarations implicites sur un potentiel usage de l’arme nucléaire, ces éléments doivent être analysés avec prudence. Ils peuvent traduire une inquiétude réelle de certains cercles internes face au risque d’escalade ; ou alors relever d’une stratégie délibérée d’intimidation visant à maintenir une pression psychologique sur les opinions et les gouvernements occidentaux comme quoi ils sont prêts à attaquer. Dans tous les cas, leur signification stratégique est majeure.
Deuxième signal faible, celui d’expression plus libre de généraux à la retraite ou en disgrâce. L’exemple du général Leonid Ivachov, figure reconnue des milieux militaires, est éclairant. Connu pour ses positions dures, Ivachov a surpris en publiant une vidéo alarmiste avant l’invasion de l’Ukraine, dans laquelle il dénonçait les conséquences d’une guerre d’agression. Cette prise de parole, bien que minoritaire, témoigne d’un malaise réel au sein de l’appareil sécuritaire. Ce type de sortie constitue un signal faible mais significatif. Il révèle des désaccords internes, y compris dans des milieux réputés loyaux au régime qui peuvent expliquer la notion de « purge » ou de « renouvellement des élites » orchestrée par le pouvoir.
Entre la militarisation chronique de la Russie et le risque d’une issue chaotique du conflit, l’imprévisibilité semble dominer tout scénario à 5 ans ?
Face à une question prospective, l’historien adopte la prudence. D’autant que l’histoire russe a été marquée par des ruptures soudaines et des mutations brutales. Néanmoins, plusieurs scénarios plausibles peuvent être esquissés à partir des dynamiques observables aujourd’hui.
Le premier scénario fait l’hypothèse du chaos post-conflit. Si la guerre devait s’interrompre durablement, la Russie pourrait faire face au choc du retour à la paix.
Deux principaux facteurs alimentent ce risque de déstabilisation. Premièrement, le retour massif de combattants démobilisés, dont beaucoup ont été recrutés parmi les repris de justice ou les couches sociales marginalisées. Deuxièmement, ces soldats, bien payés pendant le conflit, se retrouveraient sans emploi ni statut, dans un contexte économique affaibli. On se rappelle que la révolution bolchevique a été portée en partie par les soldats déserteurs de la Première Guerre mondiale.
Il y a donc un risque réel d’effondrement de l’ordre public dans une Russie post-conflit, d’autant plus que les structures de contrôle social et politique ont été largement militarisées et pourraient se révéler inaptes à gérer une transition vers la paix.
Or, l’état de l’armée russe, gangrenée et criminogène, accentue ce risque de chaos futur. L’armée est décrite comme profondément corrompue, de la base jusqu’au sommet de la hiérarchie. Les soldats refusant de participer aux assauts sont humiliés, maltraités. Des pratiques de chantage financier sont largement répandues : des soldats ou leurs familles paient des centaines de milliers de roubles pour éviter les premières lignes. Les pertes humaines sont dissimulées, les morts non déclarés, ce qui participe à un climat de non-droit au sein de l’institution militaire. Ces dérives généralisées forment un terreau propice à une culture de la violence désinhibée, difficilement réversible à la fin du conflit.
La stabilité de la Russie se joue-t-elle dans la prolongation de la guerre ?
En effet, il apparaît que maintenir l’état de guerre sert plusieurs fonctions politiques essentielles pour le régime du Kremlin. Premièrement, éviter le retour incontrôlé de soldats désœuvrés, potentiels fauteurs de troubles. Deuxièmement, prolonger la mobilisation de l’économie, notamment à travers une industrie de guerre centralisée, pilier du régime. Enfin, canaliser les violences internes vers l’extérieur, selon une stratégie assumée « d’externalisation du chaos ».

Cette dernière idée a été explicitement formulée par Vladislav Sourkov, idéologue influent du régime poutinien, souvent décrit comme le « mage du Kremlin ». Dans des écrits publiés avant l’invasion de l’Ukraine, il affirmait que le seul moyen de stabiliser la Russie était « d’exporter le chaos hors de ses frontières ». Cette vision cynique mais cohérente pourrait continuer à orienter la stratégie du pouvoir à moyen terme.
Sur le long terme, la Russie pourrait se transformer en État militarisé chronique, dépendant de la guerre pour maintenir la cohésion interne, glisser vers une anarchie diffuse et maintenir une agressivité extérieure constante, non par idéologie expansionniste, mais comme mécanisme de survie politique du régime.

En quoi cette évolution profonde de la Russie donne-t-elle à cette crise une nature systémique importante dans le cadre général de la crise géopolitique ?
En effet, l’enjeu posé par l’évolution du régime russe ne relève pas uniquement d’un affrontement géopolitique ponctuel. Il s’inscrit dans une crise de nature systémique, aux dimensions historique, sociale, politique et civilisationnelle.
Pour comprendre cette profondeur, il est essentiel de replacer les événements actuels dans le temps long de l’histoire russe, où les cycles de guerre, de désordre et de reconfiguration du pouvoir sont récurrents.
L’exemple de la Première Guerre mondiale est particulièrement éclairant. Ce conflit avait entraîné un ensauvagement progressif de la société russe, déjà fragilisée moralement, et avait directement débouché sur des bouleversements politiques majeurs, dont la révolution bolchévique. De la même manière, la guerre actuelle qualifiée « d’opération militaire spéciale », produit des effets similaires de déstructuration et de brutalisation du corps social.
L’une des manifestations les plus préoccupantes de cette dynamique est la manière dont Vladimir Poutine organise un renouvellement des élites à partir des vétérans du front. Cette stratégie évoque directement les pratiques soviétiques, notamment sous Staline où les anciens combattants étaient intégrés dans les organes de pouvoir comme vecteurs de légitimité (exemple de Brejnev, commissaire politique pendant la guerre). Cela traduit une logique de consolidation autoritaire par l’ancrage militaire du pouvoir, en cultivant un nouveau corps dirigeant façonné par la guerre et fidèle au Kremlin.
Par ailleurs, l’invisibilité des figures militaires dans le système actuel (aucun général n’ayant acquis une reconnaissance publique comparable à celle d’un Prigojine) témoigne d’un système verrouillé où toute émergence d'alternatives est perçue comme une menace. Néanmoins, cette opacité ne garantit pas une stabilité durable : l’histoire russe montre que les changements radicaux peuvent surgir brutalement sous l’effet d’une révolution ou un coup d'État porté par un chef militaire qui se détache.
Enfin, la répétition des schémas historiques est une constante en Russie. L’idée que l’histoire se répète, souvent de manière tragique, est partagée par de nombreux analystes russes eux-mêmes. Le recours à la guerre comme instrument de régénération, l’ensauvagement social consécutif à la violence prolongée, la méfiance envers les élites traditionnelles remplacées par une nouvelle garde militarisée : tous ces éléments participent d’un phénomène profondément enraciné, qui dépasse la simple logique d’un régime autoritaire.
La crise actuelle doit donc être lue non pas seulement comme un épisode, mais comme le révélateur d’une caractéristique russe ancrée dans le passé. La Russie n’est pas seulement un acteur déstabilisateur : elle est elle-même en crise systémique, et cette instabilité intérieure rejaillit sur l’ensemble de l’ordre international.
Où se situent les points de bascule de cette transformation historique de la Russie ? Quels sont les points d'inflexion de l’Histoire ?
L’un des aspects les plus incertains et déterminants de la situation russe concerne l’avenir du pouvoir lui-même, en particulier celui de Vladimir Poutine. Le système politique russe est si fermé, si centralisé autour d’un seul homme, que toute évolution de sa santé ou de son statut pourrait constituer une bifurcation majeure, aux conséquences multiples et difficilement prévisibles.
Le climat de secret entretenu autour de Vladimir Poutine nourrit la spéculation et une multitude de rumeurs, dont certaines circulent même dans des cercles informés. L’idée qu’il aurait pu mourir en avril 2024, remplacé depuis par des doubles, ou qu’il existerait plusieurs « versions » de Poutine utilisées en fonction des contextes, traduit autant l’hermétisme du système que la perte de lisibilité d’un pouvoir devenu théâtralisé.
Par exemple, la visite de Poutine à Koursk a alimenté des soupçons sur son authenticité. Ce type de spéculation, bien que non vérifiable, révèle une réalité politique troublante : la figure présidentielle est devenue à ce point mise en scène qu’il devient secondaire de savoir qui joue le rôle, tant que le système continue de fonctionner. La disparition réelle ou symbolique de ce personnage constituerait donc un point de bascule majeur.
En cas de disparition ou d’éviction de Poutine, les élites pourraient se retrouver dans une situation de désaccord profond sur la conduite à tenir. La désinstitutionalisation du système empêche la formation de mécanismes clairs de succession ou de transition. Si cette discontinuité survenait brutalement, elle pourrait engendrer un « backslash » déstabilisateur, avec risque de luttes internes, fractures entre clans, et violence politique.
L’histoire fournit ici un précédent éclairant : lorsque Staline est mort en mars 1953, les services américains n’avaient pas su anticiper « l’après », provoquant la colère du président Truman. Cette erreur stratégique de sous-estimation sert de leçon : les démocraties occidentales doivent dès à présent envisager plusieurs scénarios d’après-Poutine.
Est-ce le seul point de bifurcation possible ?
Une autre bifurcation possible plus subtile mais tout aussi dangereuse. C’est le scénario du faux dégel. Il s’agit d’un scénario de manipulation des perceptions occidentales après un changement apparent de régime. En effet, il existe de puissants relais pro-russes dans plusieurs États européens, comme en Allemagne avec l’aile russophile du SPD qui, par le passé, a appelé à la reprise des relations commerciales avec Moscou.

Le « faux dégel » mis en scène par une Russie post-Poutine pourrait désarmer politiquement l’Europe. Le régime pourrait chercher à obtenir une levée rapide des sanctions, en jouant la carte de l’ouverture ou du réformisme, tout en conservant ses structures profondes inchangées. L’objectif implicite serait de bénéficier à nouveau des ressources économiques européennes pour se reconstruire militairement, puis revenir plus fort sur la scène internationale avec une posture hostile.

Un tel scénario obligerait les Européens à faire preuve d’une grande lucidité stratégique, en définissant dès maintenant des critères clairs de changement politique réel, afin d’éviter d’être dupés par une transition purement cosmétique.
Quels sont les acteurs de ces deux scénarios de bifurcation possibles ?
Au-delà des États et institutions classiques, plusieurs acteurs non-traditionnels pourraient jouer un rôle déterminant dans la recomposition stratégique liée à la Russie.
Du côté européen, les milieux d’affaires ayant historiquement profité du marché russe représentent une force de lobbying significative. De nombreux industriels, notamment en Allemagne, pourraient être tentés de restaurer des relations économiques, même sans changement substantiel du régime russe. Ce fut le cas de l’ancien chancelier Gerhard Schröder, emblématique d’une certaine porosité entre élites politiques et intérêts russes qui a illustré une forme de « contrôle de l’Allemagne ».
En parallèle, les oligarques liés au Kremlin mais investis dans les économies occidentales peuvent servir de relais indirects d’influence, tout comme la diaspora russe, dont une partie est infiltrée ou sous surveillance des services de renseignement russes. Cette présence, diffuse mais structurée, constitue un instrument de projection du régime à l’extérieur.
Si le régime perdure, même sans Vladimir Poutine, ces réseaux joueront un rôle de continuité et de stabilisation apparente, prolongeant les logiques d’influence actuelles. En revanche, en cas de basculement réel, de nouvelles forces internes ou exilées, plus réformatrices, pourraient émerger et s’appuyer sur ces mêmes leviers pour refonder le lien avec l’Europe.e.
En quoi est-ce que cette crise russe, au cœur de la crise géopolitique, touche directement aux trois autres grandes crises systémiques de la polycrise ?
L’enjeu russe ne peut être compris isolément. Il s’inscrit dans un enchevêtrement stratégique avec d’autres crises systémiques majeures socioéconomique et politico-morale notamment via ici les questions d’immigration, de montée des extrémismes et l’utilisation des tensions géopolitiques (tensions en Afrique).

Les responsables russes démontrent une capacité à identifier et exploiter les failles des sociétés occidentales. La crise migratoire en Europe est perçue comme un levier clé. Le propagandiste Vladimir Soloviov évoque même l’idée que l’immigration suffira à semer le chaos, « l’anarchie », rendant superflue une intervention militaire : les sociétés européennes seraient paralysées de l’intérieur, et la Russie pourrait alors se positionner comme puissance stabilisatrice.
Dans cette logique, Moscou promeut activement les extrêmes, tant à gauche qu’à droite, via des soutiens idéologiques, médiatiques ou indirects, pour accentuer les clivages internes aux démocraties libérales pour « contrôler l’Europe en semant le chaos ». Ce projet est aussi théorisé par des figures comme Alexandre Douguine (un des grands théoriciens russe) qui imagine une Europe submergée par ses propres désordres.
Ce discours s’exporte aussi au Sud en Afrique, la Russie capitalise sur les récits anticolonialistes et anti-occidentaux, consolidant des alliances politiques et sécuritaires avec des régimes hostiles à l’Europe. Elle adapte sa rhétorique aux publics cibles.

Ainsi, l'enjeu russe est au cœur d’une stratégie globale de déstabilisation par hybridation des crises, qui relie sécurité intérieure européenne, géopolitique du Sud global, et confrontation idéologique avec l’Occident.
En quoi cette stratégie d’hybridation des crises au profit d’une déstabilisation générale menée par la Russie marque-t-elle un point de bascule ?
L'idée d’un changement d’époque ou d’une rupture stratégique autour de la Russie doit être abordée avec précaution. Une certaine réticence existe à qualifier la période actuelle de « moment de bascule » car l’histoire évolue souvent par lente sédimentation, et non par ruptures soudaines. Les dynamiques profondes (sociales ; politiques et idéologiques) se développent sur le temps long, de manière souvent discrète.
Cela dit, la situation actuelle révèle clairement un tournant stratégique, non pas tant par sa brutalité que par la nature des tendances en jeu : retour des logiques impériales, affirmation des régimes autoritaires, hybridation des menaces comme décrit ci-avant.
Dans ce contexte, les décideurs européens font face à un défi majeur qui est d’ordre cognitif. Ce n’est pas tant l’accélération des événements qui pose problème que le manque de profondeur historique pour les interpréter. Aux États-Unis comme en Europe, on observe un déficit de compréhension des dynamiques historiques russes, un rétrécissement de l’horizon intellectuel dans les sphères politiques.
C’est pourquoi il est crucial de développer une perspective historique solide : elle constitue une boussole indispensable dans les périodes de crise. Mieux comprendre les forces en présence, leur trajectoire, leur enracinement, permet non seulement d’éviter les erreurs d’interprétation, mais aussi d’orienter les choix stratégiques avec davantage de lucidité.
Nos institutions sont-elles favorables à une telle perspective historique pour diagnostiquer la transformation à l’œuvre en Russie et agir en conséquences ?
Face à l’enjeu que représente la Russie aujourd’hui, les institutions françaises et européennes montrent des limites structurelles dans leur capacité d’adaptation. La complexité des menaces contemporaines exige un renforcement clair des fonctions régaliennes, à la fois au niveau national et à l’échelle de l’Union européenne.
Il est nécessaire de déplacer le centre de gravité des institutions européennes vers le régalien. L’Union européenne gagnerait à développer des services réellement opérationnels qui fonctionnent, plutôt que de s’enliser dans une « logique de régulation excessive et tatillonne », qui nuit à l’agilité des États membres face aux menaces extérieures.
Cela implique aussi un recentrage stratégique : l’Europe ne peut pas tout faire, ni tout réglementer. Elle doit identifier ses domaines de compétence prioritaires dits « réservés », s’y concentrer, et laisser davantage de liberté d’action sur des sujets moins critiques. Cela requiert des gouvernants compétents, spécialisés, et formés à penser dans la durée.
Dans cette optique, la formation à l’histoire devient essentielle. Il ne s’agit pas d’érudition, mais d’une capacité à dégager les priorités, à replacer les événements dans une trajectoire longue, et à structurer la décision autour de ce qui compte. C’est probablement l’une des tâches les plus urgentes à mener pour les gouvernants européens s’ils souhaitent faire face à un adversaire dont la stratégie repose sur le temps long, la ruse et l’asymétrie.ie.
La guerre a profondément transformé la scène politique russe. Le régime poutinien ne repose pas sur une pluralité partisane, pluralité n’ayant jamais existé, mais sur une homogénéisation du pouvoir : tous les partis sont désormais des « clones » du Kremlin, effaçant toute forme d’opposition réelle.
Selon-vous, les termes de notre débat public sont-ils bien posés pour prendre le tournant stratégique dont vous parlez s’agissant de la Russie ?
Le débat public, en France comme en Europe, commence à s’orienter vers les enjeux réellement stratégiques, notamment en ce qui concerne la menace russe et la transformation de l’environnement géopolitique suite au conflit en Ukraine. Des progrès sont visibles : les sujets longtemps relégués à la marge trouvent désormais une place plus centrale dans les médias, les débats parlementaires ou les travaux d’experts.

Cependant, le chemin reste long. La compréhension des menaces demeure souvent partielle. Il est crucial non seulement d’élever la qualité du débat, mais aussi d’alerter les opinions publiques, en les rendant conscientes de la gravité et de la complexité des enjeux en jeu. Cela suppose un effort collectif de pédagogie stratégique, de lucidité historique et de clarté politique. Sans un appui éclairé des citoyens, les institutions auront plus de mal à conduire les réformes nécessaires ou à maintenir une posture cohérente face aux menaces hybrides.
Comment cette menace stratégique russe, qui va vers un système toujours plus soviétique, pourrait-elle amener l’Europe à un projet de refondation ?
La confrontation actuelle avec la Russie ne se comprend pas sans revenir aux logiques historiques anciennes qui structurent les identités et les récits géopolitiques. Ce conflit, au-delà de son expression militaire ou diplomatique, touche aux
fondements mêmes du projet européen.
L’Europe ne peut plus se penser uniquement en termes géographiques. À ses origines, elle était divisée, morcelée, mais unifiée par un socle de principes, au premier rang desquels figurait la liberté politique. Aujourd’hui, c’est cette idée, et non simplement un territoire, qui est menacé par les « grands prédateurs », qu’il s’agisse de régimes autoritaires ou de systèmes techno-politiques d’influence. Refonder l’Europe, c’est donc revenir à cette source : celle d’une communauté politique fondée sur la liberté, la souveraineté des peuples et la responsabilité démocratique. La priorité absolue doit être le maintien d’institutions libres, résilientes face aux tentatives de subversion, qu’elles viennent de l’extérieur ou de l’intérieur.
Dans cette refondation, il faudra aussi affronter les nouveaux vecteurs de manipulation, au premier rang desquels les réseaux sociaux. Ces plateformes, devenues des instruments d’interférence massifs, jouent un rôle central dans la désorientation des opinions publiques, la polarisation et l’érosion de la vérité. Former les citoyens à dominer ces outils au lieu d’en être les proies devient une exigence civique majeure.
L’héritage ancien appelle donc à une vigilance moderne. Face à la Russie comme face à d’autres menaces systémiques, l’Europe doit renouer avec son principe fondateur de liberté, et en faire le cœur d’une nouvelle architecture stratégique.
Cet entretien s'inscrit dans le cadre de l'étude prospective sur la polycrise réalisée par l'Institut Open Diplomacy. Inscrit dans le chapitre dédié à la crise géopolitique, il a été réalisé par le Vice-amiral Patrick CHEVALLEREAU et le Dr. Michel WAKIM, Senior Fellows de l'Institut Open Diplomacy.