Dans un monde sans promesse, les Européens n’ont qu’une alternative : restaurer un horizon politique pour toutes les générations ou perdre leur trésor démocratique
Dans un monde sans promesse, les Européens n’ont qu’une alternative : restaurer un horizon politique pour toutes les générations ou perdre leur trésor démocratique
Vue d'ensemble de la partie « Comprendre la crise politique » de l'étude « Comprendre la polycrise »

Moins spectaculaire qu’une guerre ou qu’un effondrement économique, la crise politique contemporaine mine nos démocraties de l’intérieur. Elle désactive, silencieusement mais profondément, leur capacité à faire récit, à mobiliser le collectif, à inscrire toutes les générations de citoyens dans un avenir partagé.
Elle ne se résume pas à une crise de la représentation ou de la participation. Elle touche au cœur même de ce qui fait une société politique : le rapport au temps, la confiance dans les institutions, la transmission entre générations, la place accordée à la jeunesse, la conflictualité légitime et le sens du bien commun.
C’est une crise de la projection démocratique, qui fait vaciller la promesse républicaine et affaiblit la capacité collective à affronter les défis du siècle.
À travers six grands entretiens menés par l’Institut Open Diplomacy avec des intellectuels, chercheurs et praticiens de la chose publique, cette étude cartographie les principales lignes de faille qui structurent cette crise.
- Une démocratie orpheline de son horizon historique : le récit du progrès, qui a longtemps servi de boussole au politique, ne fédère plus. Ce qui était jadis moteur d’émancipation apparaît désormais comme un fardeau ou une illusion. Faute de croyance partagée dans un avenir meilleur, l’action publique se désenchante. Le politique ne parvient plus à formuler de finalités communes, ni à faire levier sur le temps long.
- Un vide narratif où s’éteint l’imaginaire démocratique : sans récit commun, l’État perd sa capacité à inspirer, à mobiliser et à organiser la diversité des aspirations sociales. Ce vide narratif n’est pas pour autant un silence, tant il est saturé de récits concurrents, simplificateurs ou anxiogènes, qui captent l’attention mais fragmentent le sens.
- Une génération sommée d’agir, mais privée d’un avenir habitable : la jeunesse, à qui l’on demande de sauver le climat, de réinventer la démocratie ou de réparer les injustices passées, se voit paradoxalement privée des moyens d’action. Assignée à une promesse qu’elle n’a pas choisie, elle subit une crise de projection profonde, nourrie par le sentiment d’une régression inéluctable. Sous le mythe d’une jeunesse mobilisée se cachent de profondes inégalités d’accès au pouvoir et à la reconnaissance.
- Un pacte intergénérationnel obsolète face au basculement démographique : le vieillissement rapide de la population et la baisse structurelle de la natalité bousculent l’équilibre démocratique. Les intérêts électoraux du présent l’emportent sur la justice envers les générations futures. Nos institutions n’ont pas été pensées pour gouverner un pays où les jeunes sont minoritaires et l’avenir démographiquement incertain.
- Une démocratie prise au piège de la guerre de l’attention : l’espace public est envahi par des flux informationnels chaotiques, gouvernés par des algorithmes qui privilégient la viralité à la véracité. La conflictualité est manipulée, les priorités collectives détournées, la confiance effondrée. Les institutions sont piégées : lorsqu’elles se taisent, elles abandonnent le terrain ; lorsqu’elles parlent, elles deviennent suspectes.
- Une démocratie traversée par une reconsolidation autoritaire des hiérarchies sociales : derrière l’instabilité actuelle se renforce une dynamique politique fondée sur l’exclusion, passant par la réhabilitation des normes virilistes, la criminalisation des pensées critiques ou encore la stigmatisation des minorités. Ce durcissement idéologique remet en cause les avancées féministes, antiracistes et sociales au nom d’un ordre prétendument menacé, en naturalisant les rapports de pouvoir qui fracturent la société.
En dressant cette cartographie de failles, cette étude ne cherche pas à égrener des symptômes, mais à mettre au jour les soubassements d’une crise politique profonde, qui touche autant les institutions que les représentations, les pratiques que les imaginaires.
Les lignes de fracture identifiées ne sont pas parallèles : elles s’entrelacent, se renforcent, se répercutent. Ensemble, elles dessinent les contours d’un moment démocratique incertain, dans lequel les repères s’effacent plus vite qu’ils ne se renouvellent.
Face à cela, la démocratie ne peut se contenter d’une réponse gestionnaire ou défensive. Elle doit retrouver la capacité d’ouvrir un horizon, de dire pour qui, pour quoi et comment elle agit.
Cette étude vise à outiller cette ambition : en identifiant les impensés, en nommant les tensions, en reconnectant le politique à ce qui le fonde, c’est-à-dire la projection, le commun, le conflit légitime, et la promesse d’émancipation.
Un horizon démocratique à réinventer
Si la démocratie vacille aujourd’hui, ce n’est pas uniquement en raison de ses mécanismes institutionnels. Elle chancelle plus profondément dans sa capacité à produire du sens. Le progrès ne fait plus promesse. Le langage public ne mobilise plus. Le temps long semble devenu inabordable. Or, sans projection partagée, sans narration lisible, sans temporalité habitable, la démocratie devient une mécanique vide, déconnectée de ses ressorts vitaux.
Cette première partie explore les fondements symboliques et temporels de la crise démocratique. Elle interroge l’effondrement du récit du progrès comme horizon mobilisateur, la panne du langage politique dans sa capacité à relier et orienter, et la rupture entre les rythmes démocratiques et les temporalités du réel. Autant de symptômes d’une démocratie qui ne sait plus se projeter.
Reconstruire un rapport collectif au progrès suppose de reconnaître que le récit historique d’un avenir linéaire et ascendant ne fédère plus. La démocratie moderne et les idéologies qu’elle a fait naître, s’est longtemps appuyée sur un postulat central : l’histoire progresse et l’action politique est le moteur de ce progrès. Le progrès, tant technique, économique, éducatif que sanitaire, était le fil conducteur d’un avenir désirable. Il justifiait les efforts, légitimait les réformes, fédérait les espoirs.
Aujourd’hui, cependant, ce récit est brisé. Les crises écologiques, les inégalités persistantes, les désastres politiques ou identitaires ont nourri une forme de fatigue du progrès. L’idée même d’un avenir meilleur paraît illusoire. Les générations actuelles sont parmi les premières à anticiper une régression sur le plan matériel, social et politique par rapport à celles qui les ont précédées. Le progrès suscite le scepticisme et la colère. Il est parfois perçu comme le masque d’une domination, une fuite techniciste ou encore un piège productiviste.
Ce renversement du sens n’est pas seulement discursif. Il affecte la dynamique politique elle-même : sans horizon commun, l’action publique se dépolitise. Faute de croire à l’efficacité de l’engagement collectif, chacun se replie dans le présent ou dans des solutions privées. Le politique devient défensif, gestionnaire, parfois même paralysé.
Pour autant, faire le deuil du récit linéaire du progrès ne signifie pas renoncer à toute idée de transformation. Il s’agit plutôt d’en construire une version modeste, plurielle et habitable. Un progrès qui serait un mouvement d’émancipation situé, à l’échelle des territoires, des groupes, des générations, des individus. Cela suppose de remettre en politique les finalités du progrès, de les débattre, de les pluraliser et de reconnecter progrès et justice sociale, pour défendre coûte que coûte que le progrès redéfini et discuté demeure un horizon démocratique souhaitable.
Refonder un langage et un récit politique signifiant est devenu une condition de survie démocratique. Un régime démocratique ne tient pas seulement par des institutions solides. Il tient parce qu’il raconte une histoire qui lie ceux qui y vivent et la font vivre. Il transforme des intérêts divergents en destin commun. Ce récit fait aujourd’hui défaut. La parole publique est devenue si performative et incantatoire qu’elle ne mobilise plus, ne touche plus, se déconnecte de l’action et ne crée plus d’adhésion.
Ce vide narratif alimente une crise de confiance plus profonde encore : celle qui sépare le langage politique de l’expérience vécue. Les citoyens ne demandent pas qu’on leur dise ce qu’ils doivent croire. Ils veulent qu’on leur donne les moyens de comprendre et de choisir leur propre condition. Or la langue politique contemporaine échoue souvent à dire le monde tel qu’il est vécu, avec ses contradictions, ses vulnérabilités, ses conflits, et passe à côté de ce qui fait société.
Le défi est de fabriquer un nouveau récit démocratique adapté à notre siècle. Il faut penser un récit qui reconnaisse la complexité du réel, qui assume les conflits, mais qui redonne une place au possible. Il ne s’agit pas d’imposer un grand récit totalisant venu d’en haut, mais de créer des conditions pour une élaboration collective du sens. Cela suppose de revaloriser les espaces de co-construction symbolique, de démocratiser la fabrique du langage public, et de reconnecter les élus à des formes de récit nourries par la culture, l’éducation et l’expérience vécue.
Réapprendre à habiter le temps démocratique implique de rompre avec le court-termisme institutionnalisé. La démocratie a besoin de temps : pour délibérer, pour convaincre, pour transformer. Mais tout l’environnement contemporain pousse à l’accélération, à la réactivité, à l’urgence permanente. Les décisions doivent produire des effets immédiats, les réformes doivent rassurer avant de changer.
Ce désalignement entre le temps des institutions et celui de la société crée une tension mortifère. On attend des résultats instantanés pour des problèmes de long terme. Face à cette contradiction, le risque est double pour les institutions : d’un côté, l’inefficacité, de l’autre, la perte de légitimité.
Il devient essentiel de reconquérir une temporalité politique habitable : un temps où l’on peut transmettre, différer, investir sans retour immédiat. Cela suppose de recréer une culture politique du temps long, des outils d’évaluation différée et une gouvernance qui engage sa responsabilité plutôt que sa promesse instantanée. Mais cela demande aussi de faire une place aux générations futures, non comme figures morales ou totémiques, mais comme sujets politiques. Habiter le temps démocratique, c’est remettre en jeu le long terme comme espace de justice et réhabiliter la durée comme condition de l’action.
Une démocratie disloquée par la fracture générationnell
e
La démocratie représentative s’est longtemps appuyée sur une fiction implicite : celle d’un équilibre entre les âges, où chaque génération pouvait espérer transmettre mieux qu’elle n’avait reçu. Or cette fiction s’effondre. Le contrat démocratique ne parvient plus à intégrer les jeunes autrement que comme symbole ou variable d’ajustement. Dans le même temps, le vieillissement de la population modifie profondément les dynamiques de représentation, les priorités budgétaires et les temporalités de l’action publique.
Cette partie interroge la manière dont le déséquilibre démographique, conjugué à l’assignation paradoxale faite à la jeunesse, désorganise en profondeur la projection démocratique.
Repenser la démocratie à l’aune de la transition démographique impose de regarder en face une réalité aussi massive que silencieuse : le vieillissement rapide de la population, combiné à une chute structurelle de la natalité, transforme radicalement les conditions du lien démocratique dans un modèle social entièrement porté par le renouvellement démographique.
Le poids croissant des générations âgées dans les urnes, la tension budgétaire accrue sur les systèmes de retraite ou de santé, la difficulté à penser au-delà du mandat électoral : c’est la projection intergénérationnelle qui s’effondre.
Ce basculement produit un double effet : les générations âgées, de plus en plus nombreuses et politiquement actives, orientent les priorités politiques, tandis que les jeunes, minoritaires et souvent abstentionnistes, peinent à faire valoir leurs intérêts.
Cette dynamique produit une sorte de verrouillage temporel : les arbitrages politiques se font à l’échelle du présent, voire du passé, plutôt que dans la perspective du long terme. Le politique se retrouve pris dans une spirale où les décisions visent à préserver l’acquis plus qu’à préparer l’avenir. Cela génère une inéquité générationnelle structurelle, où les plus jeunes supportent le coût des choix passés sans en avoir déterminé les orientations.
Pour rompre ce déséquilibre, il est urgent de refonder un contrat démocratique intergénérationnel, qui intègre les générations futures comme sujet politique. Pour ce faire, la démocratie doit par exemple se doter de mécanismes explicites de représentation du temps long. Cela peut passer par la création d’institutions dédiées à la prise en compte des intérêts des générations futures, par une planification plus ambitieuse et transparente ou par une forme d’indexation intergénérationnelle des politiques publiques. Repenser la démocratie à l’aune de la transition démographique, c’est accepter que l’équilibre démocratique ne peut survivre sans justice entre les âges.
Refaire de la jeunesse et ses intérêts un moteur de l’action publique suppose de dépasser l’ambiguïté actuelle qui entoure sa place dans la société. La jeunesse est partout invoquée : comme porteuse d’espoir, comme figure du changement, comme levier des transitions écologique, numérique et démocratique. Mais dans le même temps, elle est marginalisée dans les lieux de pouvoir, fragilisée économiquement et dévalorisée culturellement. Elle est appelée à agir mais rarement outillée pour le faire.
Ce paradoxe nourrit une triple fracture. Une fracture de la confiance d’abord : les jeunes doutent de la parole politique, de la promesse républicaine et de la capacité des institutions à changer quoi que ce soit. Une fracture de la représentation ensuite : leurs intérêts sont peu défendus, voire caricaturés. Et une fracture morale enfin : face aux attentes démesurées qu’on projette sur eux, beaucoup de jeunes oscillent entre retrait, colère ou radicalité.
Pour inverser cette dynamique, il faut changer de paradigme : ne plus penser la jeunesse comme destinataire des politiques publiques, mais comme actrice des choix structurants sur le plan politique, économique, et fiscal, et in fine culturel et moral.
Cela implique de lui donner des leviers réels : des dispositifs renforcés de représentation, un fléchage des investissements vers l’éducation, l’insertion, le logement, et surtout un droit à l’expérimentation politique et sociale, dans un cadre sécurisé et reconnu, notamment local.
Cela suppose aussi de reconnaître la diversité des jeunesses, souvent masquée par une vision homogène et idéalisée. Il n’existe pas une jeunesse unique : les parcours, les conditions sociales, les rapports au politique varient profondément selon les territoires, les milieux, les appartenances. Cette hétérogénéité, bien réelle, rend d’autant plus nécessaire une attention fine aux inégalités qui traversent les jeunes générations.
Pour autant, la jeunesse constitue, en tant que groupe désormais minoritaire, une catégorie de la population devant faire valoir ses intérêts en tant que telle. Refaire de la jeunesse un moteur, c’est créer les conditions pour qu’elle ne subisse plus l’avenir, mais soit pleinement associée à sa définition, en pleine conscience des enjeux.
Redéfinir un pacte intergénérationnel face au basculement démographique est devenu indispensable pour restaurer une continuité démocratique entre les âges. La démocratie contemporaine ne sait plus organiser le passage du témoin entre les générations. Ce qui devait être un cycle transmission-renouvellement-projection devient une impasse. Le pacte intergénérationnel reposait sur une promesse implicite de réciprocité : chacun contribuerait, à son tour, à la continuité collective. Mais ce pacte est fragilisé par les inégalités d’accès aux ressources, au logement, à l’éducation, à l’autonomie. Il est miné par un modèle économique qui épuise les jeunes actifs et précarise l’avenir des enfants à naître.
Face à cette situation, il devient nécessaire de redéfinir ce que nous devons aux générations futures. Cela ne peut pas se faire uniquement sur le plan moral. Il s’agit de construire des institutions, des règles, des priorités qui intègrent la durabilité dans la logique même de la décision publique. Non pas un sacrifice imposé au nom d’un futur abstrait, cette exigence vise à réconcilier les temps du politique avec ceux de la vie humaine : ceux de la croissance, de la fragilité, de la dépendance, de la transmission.
Un lien social fragmenté, un espace public frag
ilisé
La démocratie repose sur une double condition : la possibilité d’un conflit organisé et l’existence d’un socle de symboles partagés. Or ces deux piliers sont aujourd’hui fragilisés. L’espace public se disloque sous l’effet de la saturation informationnelle, des replis identitaires et d’une conflictualité exacerbée. Le lien social, qui devrait servir de terrain à la discussion politique, est remplacé par des logiques de séparation, de suspicion ou d’anxiété.
Cette partie explore les dynamiques contemporaines qui désorganisent le commun : repli individualiste, polarisation émotionnelle et détournement de l’attention. Elle s’interroge sur les conditions de reconstruction d’un lien démocratique habitable.
Rompre avec la “civilisation du cocon” pour retisser du commun suppose de reconnaître un glissement profond de nos sociétés. Face à l’instabilité du monde, le confort est devenu une valeur refuge. De plus en plus, les individus tendent à s’isoler dans une bulle sécurisée, qu’elle soit géographique, numérique ou émotionnelle. Ce mouvement n’est pas uniquement le produit d’une peur : il est aussi nourri par les logiques de marché, par une offre sur mesure façonnée par les plateformes et par l’épuisement social provoqué par la précarité ou la surcharge émotionnelle.
Cette logique du repli affaiblit le désir de collectif et accentue les fractures sociales. Elle rend plus difficile la confrontation d’expériences diverses, l’élaboration de compromis et la reconnaissance mutuelle. Cependant, le confort produit un vide politique, où l’anxiété prospère. Ce que l’on protège devient plus important que ce que l’on construit. Dans cette configuration, la démocratie ne peut plus s’expérimenter comme une aventure partagée.
Rompre avec cette dynamique suppose de restaurer la valeur du commun comme expérience vivante, pas comme abstraction idéologique. Cela passe par la revalorisation des lieux publics, des projets collectifs et des moments de confrontation pacifiée. Le commun se fabrique, il ne se décrète pas. Il doit être expérimenté pour redevenir désirable.
Réguler la conflictualité pour ne pas la subir revient à réaffirmer une évidence oubliée : la démocratie n’est pas l’absence de conflit, elle est au contraire le lieu où le conflit devient fécond. En effet, la démocratie ne repose pas sur la disparition des conflits, mais sur leur reconnaissance, leur mise en forme et leur ritualisation. Or, ce travail politique de transformation du désaccord en confrontation légitime est aujourd’hui en crise. Les canaux de traitement du désaccord sont affaiblis, saturés ou disqualifiés : partis politiques déclassés, syndicats marginalisés, espaces médiatiques fragmentés.
En l’absence de ces dispositifs de médiation, la conflictualité s’exprime sur des modes plus directs, plus émotionnels et plus volatiles. La frustration et la colère ne reconnaissent plus d’adversaires, mais des ennemis. La polarisation devient la norme au détriment de l’hygiène du collectif, à commencer le respect qui doit présider aux échanges démocratiques. L’opposition n’est plus ritualisée, elle devient explosive.
Cette dynamique est amplifiée par les dispositifs numériques, qui favorisent la réactivité, la surenchère et la segmentation des publics. La conflictualité devient alors un bruit de fond permanent, jamais traité politiquement.
La réponse ne peut être la pacification artificielle ou la moralisation du débat. Elle doit passer par une reconnaissance active du désaccord comme dynamique démocratique légitime. Cela suppose d’ouvrir à nouveau des canaux de traitement du conflit : revitaliser les corps intermédiaires, multiplier les espaces de délibération et inventer des formats de confrontation plus horizontaux, y compris dans les territoires. Cela implique aussi de reconnaître la part de conflictualité irréductible dans une société pluraliste non comme une menace, mais comme la condition même d’une démocratie vivante. Le rôle des institutions n’est pas d’absorber la colère, mais de lui donner forme politique.
Faire face à la guerre de l’attention et aux conflits informationnels est devenu un impératif démocratique. L’espace public est saturé de flux chaotiques, gouvernés par des algorithmes qui privilégient la viralité à la véracité. Ce brouillage informationnel ne désoriente pas seulement les citoyens, il désarme aussi les institutions.
Les conflits ne sont plus organisés autour de visions du monde, mais autour d’émotions brutes amplifiées par des logiques d’attention. L’effet cumulatif est redoutable : perte de confiance, impossibilité de hiérarchiser les priorités, effondrement de la crédibilité des acteurs publics. En effet, face à la désinformation, les institutions font face à une impasse : lorsqu’elles parlent, elles deviennent suspectes, lorsqu’elles se taisent, elles laissent le champ libre aux récits concurrents.
Faire face à cette situation implique une stratégie démocratique ambitieuse. Cela suppose de réguler les plateformes, d’imposer des normes de transparence algorithmique, mais aussi de refonder l’éducation à l’information comme un bien commun. C’est un enjeu de souveraineté démocratique. Il s’agit de garantir que l’espace public reste un lieu de discussion intelligible et non une arène de bruit stratégique.
Réarmer la démocratie à hauteur de ses promesse
s
La crise démocratique actuelle repose en grande partie sur l’écart grandissant entre les principes affirmés et les moyens d’action mis en œuvre. Les institutions peinent à répondre aux attentes citoyennes de justice, de participation et d’efficacité, dans un contexte de complexité croissante. Cette perte de prise alimente le doute, puis la défiance, envers les instruments classiques du politique : État, droit, représentation, planification.
Dans le même temps, la vitalité démocratique s’exprime ailleurs. Des formes de mobilisation et d’invention démocratique se développent en dehors des circuits traditionnels. Pratiques associatives, expérimentations locales, revendications issues des marges sociales et culturelles viennent interroger les contours établis de ce qui est considéré comme légitime ou politique. Ces dynamiques expriment moins un rejet du politique qu’un besoin de le redéfinir.
La difficulté est alors de penser ensemble la nécessité de réarmer les institutions, et celle de reconnaître les dynamiques qui les débordent. Cette dernière partie interroge cette double exigence : consolider les instruments du politique, sans nier les fractures de légitimité ni les rapports de domination qui traversent l’espace démocratique.
Réaffirmer la pertinence des instruments du politique passe par le dépassement de l’idée, trop souvent répétée, que l’État serait devenu incapable d’agir. Le droit, la représentation parlementaire, la planification, les politiques publiques restent des leviers décisifs de transformation collective. Mais leur fonctionnement actuel ne permet plus de répondre à l’ampleur des crises systémiques contemporaines, ni à la demande de lisibilité, de réversibilité ou de pilotage partagé.
Cette perte de capacité est autant symbolique que technique. Elle reflète la disjonction entre les rythmes de la décision publique et ceux des enjeux à traiter : climat, transition énergétique, fractures territoriales, inégalités structurelles. Elle tient aussi à un imaginaire politique qui réduit l’action à sa gestion, confond pilotage et communication et réduit la procédure à une obligation formelle.
Réaffirmer la légitimité de ces instruments, c’est réinscrire l’action publique dans une architecture qui articule efficacité, justice et responsabilité. Cela suppose de reconnecter les procédures aux finalités, de renforcer la transparence des arbitrages, d’ouvrir les institutions aux compétences citoyennes et de leur redonner le pouvoir d’anticiper plutôt que de compenser.
Renouer avec une vitalité démocratique populaire et exigeante implique de reconnaître que la démocratie ne se résume pas à ses formes institutionnelles. En l’absence de grand récit venu d’en haut, la démocratie qui se fabrique “par le bas” a commencé à prendre le relais. Dans de nombreux espaces, tels que les quartiers, les collectifs, les associations ou encore les coopératives, s’inventent au quotidien des manières de faire politique, de décider à plusieurs et de formuler des priorités collectives.
Ces formes montrent que la démocratie n’est pas qu’un droit de vote mais aussi une capacité d’agir sur le monde qui nous entoure. Toutefois, leur reconnaissance reste incertaine : elles sont tantôt célébrées comme des “innovations démocratiques”, tantôt reléguées à l’informalité ou à l’illégitimité. Leur fragilité institutionnelle limite leur portée, et l’absence de cadre commun les rend difficilement cumulables.
Reconnaître cette vitalité suppose d’en renforcer les conditions d’existence. Cela implique de sécuriser les moyens d’action, de valoriser les apprentissages politiques qu’elles produisent et de garantir une exigence de rigueur et de redevabilité.
Pour que ces nouvelles expressions de la démocratie ne soient pas de gadgets pour agitateurs, des faire-valoir pour les partis ou des coquilles fourre-tout, elles doivent être soumises à une exigence sans compromis de rigueur dans leurs processus et leurs fondements. La démocratie ne s’invente pas sans méthode. Elle ne se renouvelle pas sans ouverture à l’imprévu ou à l’informel.
Repolitiser les dominations de genre, de race et de classe comme des failles démocratiques engage à déplacer le regard sur les limites structurelles de la promesse démocratique. La démocratie se veut inclusive et égalitaire, mais elle reste traversée par des mécanismes d’invisibilisation, de hiérarchisation et de disqualification. Certaines expériences sociales — celles des femmes, des personnes racisées, des classes populaires — sont maintenues à la marge de la délibération, voire exclues de l’accès à la légitimité politique.
Cette exclusion s’enracine dans les codes implicites qui définissent ce qui est considéré comme une parole légitime, une présence acceptable, une citoyenneté reconnue. Elle se traduit par des dispositifs d’écoute inégalitaires, des formats de débat peu inclusifs, des critères de représentativité qui reconduisent les hiérarchies existantes. Elle s’exerce aussi à travers les politiques de sécurité, les récits collectifs dominants, ou encore les normes de comportement attendues dans l’espace public.
Repolitiser ces rapports de domination, c’est affirmer que l’inclusion ne peut pas être seulement déclarative. Elle nécessite un travail profond de transformation des institutions, des représentations et des pratiques. C’est aussi reconnaître que la démocratie n’est pas un espace neutre, mais un terrain conflictuel, où les conditions mêmes de la participation sont toujours disputées.
Ce travail de synthèse ne prétend pas résoudre les tensions qu’il explore. Il vise à en clarifier les lignes de fracture, à en nommer les ressorts profonds, et à ouvrir des pistes pour repolitiser ce qui semble devenu technique, abstrait ou illisible. À travers ces failles, c’est bien la capacité du politique à organiser un avenir commun qui se joue. Redonner sens, légitimité et puissance à la démocratie ne passera ni par la nostalgie des grands récits, ni par la fuite dans la gestion du présent. Cela requerra un effort collectif pour renouer avec le conflit fécond, la projection partagée et l’exigence d’égalité réelle.

L’Institut Open Diplomacy, fondé en 2010 par Thomas Friang, est un think tank reconnu pour ses travaux d’intérêt général. En 2025, face à l’accumulation de crises géopolitiques, écologiques, économiques et politiques qui s’aggravent mutuellement, il s’est donné pour mission de « comprendre et combattre la polycrise ».
Pour mener à bien cette mission, l’Institut a constitué un groupe de prospective. Les 10 co-auteurs du rapport ont engagé la réflexion en consultant plus de 30 experts de haut niveau afin d’analyser ces quatre grandes systémiques et leurs rétroactions, pour comprendre la bascule historique qu’opère la polycrise.
Cette étude, intégralement accessible via ces pages, est présentée au Sénat le 31 octobre 2025. Elle marque ainsi le 15e anniversaire de l’Institut Open Diplomacy et pose les bases du prochain sommet du Y7. Organisé sous présidence française du G7, il aura pour thème « combattre la polycrise ».
