« Les menaces géopolitiques qui pèsent sur les négociations du budget de l’Union mettront les Européens à l’épreuve de la cohérence, de l’ambition et de la solidarité » souligne Sylvie MATELLY
« Les menaces géopolitiques qui pèsent sur les négociations du budget de l’Union mettront les Européens à l’épreuve de la cohérence, de l’ambition et de la solidarité » souligne Sylvie MATELLY
Sylvie Matelly, directrice de l’Institut Jacques Delors, avertit : la construction de l’autonomie stratégique européenne entre dans une phase critique. Alors que la menace russe perdure et que le lien transatlantique se délite, l’Union européenne se trouve sommée d’articuler urgence géopolitique, solidarité budgétaire et coordination industrielle. L’enjeu est systémique : il ne s’agit pas seulement de produire des munitions, mais d’éviter l’éclatement du marché de défense européen, la fragmentation des chaînes de valeur et l’inefficacité des investissements. Deux trajectoires s’opposent désormais — celle d’un réarmement désordonné, nationalisé, inefficace ; ou celle d’un saut fédérateur, structurant une base industrielle commune et une doctrine partagée. À condition d’en faire un levier de relance économique, d’innovation duale et de puissance collective, la défense peut devenir une clef de la refondation européenne.

À la veille d’une négociation complexe pour le budget de l’UE, dans un contexte stratégique dégradé, comment les Européens abordent-ils la situation ?
La situation est assez paradoxale si l’on se réfère à l'Eurobaromètre. D’un côté, les citoyens plébiscitent l’Union européenne (UE) comme échelon pertinent. De l’autre, les partis euro-sceptiques atteignent des niveaux records. Ce constat n’est pas parfaitement homogène dans l’UE - l’Espagne et les pays scandinaves échappent relativement à la vague eurosceptique - mais il décrit bien le paradoxe de l’opinion européenne.

La négociation du prochain budget de l’UE, c’est-à-dire le Cadre Financier Pluriannuel, s’annonce donc complexe. Elle va mettre à l’épreuve l’unité des États-membres et pourrait même toucher la crédibilité de l’UE. En fait, nous risquons de nous diriger vers un budget réduit de moitié à défaut de consensus.
Dans ce contexte politique et financier, la construction de l’autonomie stratégique de l’Europe - notamment au plan militaire - va impliquer un degré de coordination politique sans précédent. Cette épreuve va tester nos limites, dans le contexte géopolitique que nous connaissons : à l’Est, la menace russe, et à l’Ouest, le délitement de la relation transatlantique.
Les Européens sont-ils enfin en train de se donner les moyens financiers de
faire face à la crise géopolitique et au besoin d’autonomie stratégique ?
Nous assistons à
une véritable prise de conscience des populations au sujet de la menace géopolitique et sécuritaire. Ce sursaut s’observe dans le soutien important qui a été fourni à l’Ukraine. Les Européens ont fourni une aide militaire de 72 milliards d’Euros qui surpasse l’aide militaire américaine (64 milliards).

Les Européens ont donc été au rendez-vous. Toutefois, ils vont désormais avoir à compenser le désengagement américain dans un contexte où les Ukrainiens sont engagés dans une guerre d’attrition dans laquelle ils ont déjà consenti de très nombreux sacrifices.
À moyen terme, les Européens vont devoir investir massivement dans la défense, et notamment dans la base industrielle et technologique de défense, afin d’être autonomes en matière de production. Cela implique une augmentation des dépenses de défense (au moins à 5 % du PIB, comme convenu au Sommet de l’OTAN de La Haye).
Ce niveau de dépense équivaut à ce que nous avons déjà connu à des moments où nous avions besoin de nous réarmer et ne durerait que le temps de rattraper les dividendes de la paix. À long terme, les dépenses de défense reviendront à un rythme de croisière plus proche de 3 %.

Je constate que le budget « défense » du Cadre Financier Pluriannuel (CFP) est de l’ordre de 13 milliards d’Euros sur 100 milliards de budget total. Ce n’est pas à l’échelle mais cela servira à inciter les Européens à se coordonner et à mutualiser certains moyens. Par exemple, le Fonds Européen de Défense, d’un montant de 7 milliards a bénéficié à l’ensemble des États-membress.
Cela traduit-il un réel mouvement politique et économique pour une défense européenne ?
S’il existe bien un mouvement européen de réarmement, celui-ci risque en fait de conduire à une
re-nationalisation des systèmes de défense. En effet, les Etats- membres ayant une taille critique suffisante cherchent à ce que leurs Base industrielle et technologique de défense (BITD) nationale bénéficie en premier lieu de cette dynamique.
L’Allemagne en particulier pourrait chercher à se réarmer en dehors de toute coordination européenne, comme c’est le cas de la France. La stratégie allemande consiste à utiliser le levier de la relance des industries de défense pour donner un nouveau moteur à son économie. Si le contexte offre des opportunités de relance industrielle à travers le soutien à la BITD, il y a néanmoins un
risque réel de fragmentation et de duplication dans les investissements de défense.

Un autre obstacle relève des aspirations nationales des États-membres, parties prenantes des programmes industriels comme l'Eurofighter, à bénéficier de transferts de compétences. Cela renchérit le coût des projets et programmes communs : l’efficacité des investissements de défense en est obérée. Seule l’urgence du soutien à l’Ukraine, de produire et fournir des munitions à Kiev, a permis d’échapper à cette logique du 1 pour 1 entre Etats-membres. Avec le programme ASAP destiné à fournir des munitions à l’Ukraine, 65 % des achats relevaient de production européenne.
Il existe deux niveaux de coopération. Sur le plan industriel, d’une part, avec une stratégie européenne de production autonome de systèmes d’armements, d'équipements et de munitions. Sur le plan politico-militaire, d’autre part, avec le défi de la coordination des états-majors nationaux, dans la doctrine et dans la planification. Peut-on durablement réaliser l’un sans l’autre en Europe ? Difficile de l’imaginer mais force est de constater que le consensus est plus fort dans la coordination industrielle. La BITD européenne sera moins compliquée à faire émerger qu’un commandement européen de nos armées.
Dans quelle mesure les Européens peuvent-ils voir dans cette situation stratégique une opportunité pour leur industrie ?
Commençons par les
opportunités strictement économiques. Les investissements de défense entraînent tout un tissu industriel militaire et civil. Ce bénéfice est fort dans les pays qui ont une industrie duale, comme l’Allemagne ; il est moins favorable dans des pays comme l’Italie où certaines TPE ont pu être fragilisées par des développements strictement militaires, sans déboucher civils. Ce qu’il nous faut, c’est une structuration européenne des PME et ETI de la défense au lieu de se focaliser uniquement sur la construction de grands champions européens. Cela pourrait passer par la fusion de sous-traitants de la défense, ce qui ne fait pas l’unanimité parmi les grands donneurs d’ordre de la défense.
J’ajoute que les investissements militaires ont des effets d'entraînement et
des cobénéfices intéressants. Par exemple, elle peut catalyser la transition énergétique. Pensons aux exemples de transfert de technologies duales résultant d’une innovation dans les moteurs d’avions, la résistance des matériaux, ou l’autonomie énergétique des bases militaires. Ils trouveront autant d’usages dans le domaine civil.
Quelles innovations institutionnelles imaginer pour tirer encore un meilleur profit de cette
dynamique ? Créer des marchés de capacité pour sécuriser les producteurs ?
En réalité, ces mécanismes existent déjà car certains constructeurs sont soutenus par les États entre
deux générations de commandes. En revanche, des solutions sont à trouver en matière d’agilité des chaînes de production (qui consisterait à pouvoir fabriquer dans une même usine des voitures et des chars par exemple) et de diversification des activités des constructeurs (à l’instar de Thalès, présent sur le marché des services, en plus de celui des équipements).
Comment évaluez-vous l’évolution de la coordination européenne en matière de défense ?
Le conflit en Ukraine a entraîné une convergence entre États-membres sur l’analyse de la menace. Il y a quelques années, lorsque l’on interrogeait différents États-membres sur les menaces sécuritaires qu’ils estiment prioritaires, la Pologne répondait la Russie, la France le terrorisme, et l’Allemagne le changement climatique. Aujourd’hui la réponse à la menace russe est une priorité partagée par l’ensemble des Etats.
Les achats communs de munitions ont représenté un progrès dans la coordination et posé les premiers jalons d’une logique d’achats communs de matériels militaires. Cette avancée s’explique en partie par l’urgence et est difficilement répétible à d’autres matériels plus complexes, qui impliquent un degré supérieur de coordination. La nécessité d’investir dans la défense fait désormais consensus au Parlement européen également.
Cet entretien s'inscrit dans le cadre de l'étude prospective sur la polycrise réalisée par l'Institut Open Diplomacy. Inscrit dans le chapitre dédié à la crise écologique, il a été réalisé par Xavier TIMBEAU et Élisa FAMERY, Senior Fellows de l'Institut Open Diplomacy.