" Le progrès n’a plus le tracé d’une ligne droite : il ressemble plutôt à une cartographie mouvante" conclut Alexis CHABOT
" Le progrès n’a plus le tracé d’une ligne droite : il ressemble plutôt à une cartographie mouvante" conclut Alexis CHABOT
Alexis Chabot enseigne la Culture générale depuis une vingtaine d’années, à Sciences Po Paris et à Paris I, notamment dans la préparation des concours administratifs ou d’entrée aux IEP. Il explore les ressorts historiques et intellectuels du grand récit moderne du progrès. À l’heure où les instruments de celui-ci sont devenus suspects, et où ses finalités se brouillent, Chabot décrit comment la politique perd sa capacité à projeter un monde commun et comment cette défaillance narrative alimente des récits autoritaires fondés sur l’instant, la peur, la rupture. Cet état de fait fracture le socle de confiance sur lequel reposent les démocraties libérales et accentue le caractère systémique des crises actuelles. Contre la tentation réactionnaire, Chabot plaide pour une réforme des instruments du politique, sans pour autant renoncer à leur légitimité.

Pourquoi le récit du progrès, tel que hérité des Lumières et porté par une tradition française universaliste, semble-t-il aujourd’hui usé ou inopérant pour produire un horizon partagé ?
Le récit du progrès n’a pas disparu. Il continue d’exister dans certaines sphères, sans pour autant remplir la fonction centrale qu’il a tenue pendant deux siècles. Il ne s’impose plus comme une évidence partagée. Ce retrait du progrès comme cadre dominant est vécu par certains comme une forme de malaise, en particulier en France, qui a été au cœur de ce récit, de Descartes aux Lumières, de la Révolution au modèle républicain et social du XXe siècle. Il faut en quelque sorte en faire son deuil. Pour reprendre une formule de Marcel Gauchet, c’est le « malheur français » : une mélancolie politique née de la perte d’un rôle central dans l’histoire universelle.
Dès l’origine, le progrès moderne est un récit à deux volets, qui sont devenus trois hiatus. Le premier est celui des finalités : une amélioration continue de la condition humaine, fondée sur des principes jugés rationnels et émancipateurs. Le second est celui des moyens, c’est-à-dire le passage par des instruments identifiés comme universels, la science, la raison, le droit, l’Etat, pour réaliser cette amélioration. Ce socle a formé la grande promesse du progrès moderne.
Or, cette architecture s’est aujourd’hui fissurée. Non seulement les finalités ne font plus consensus, mais les instruments du progrès eux-mêmes sont devenus suspects, contestés, parfois accusés de produire l’effet inverse de celui qu’ils promettaient. Le progrès n’apparaît plus comme une solution, mais comme le problème. Ce « grand renversement » trouve une expression brutale dans la formule de Ronald Reagan : « L’État n’est pas la solution, l’État est le problème ». Le récit du progrès ne disparaît pas. Il se fragmente, il se banalise, il perd sa centralité, et avec lui vacille notre capacité à projeter un monde commun.
Quelles sont les conséquences de l’effacement du récit du progrès comme cadre commun sur le vivre-ensemble?
Ce qui s’effondre aujourd’hui, ce n’est pas seulement une idée ou un imaginaire : c’est une foi rationnelle, une croyance largement implicite mais structurante dans un avenir partagé. Le progrès, tel qu’il s’est développé depuis les Lumières, fonctionnait comme un horizon temporel mobilisateur. Il organisait les attentes, permettait la formulation de conflits dans un langage commun, offrait des perspectives d’émancipation. Il reliait les générations dans une logique d’accumulation et de dépassement.
Cette foi s'incarne dans des figures intellectuelles fortes. Hegel, par exemple, conçoit l’histoire universelle comme une marche progressive de l’Esprit vers la liberté, soit le devenir historique de l’humanité. Condorcet, quant à lui, développe dans son « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » les grandes étapes d’un progrès cumulatif de l’esprit humain, tant scientifique que moral et politique. Tous pensaient le progrès comme à la fois possible, nécessaire, et partageable. Or aujourd’hui, cet horizon se brouille. Non seulement les instruments du progrès sont contestés, mais la fin elle-même devient illisible. Le progrès devait nous mener quelque part. Mais où ? Et que se passe-t-il, une fois cet objectif atteint ?
Ce brouillage a des conséquences profondes. Il fragilise le « vivre-ensemble ». Dès lors que le récit commun se désagrège, les finalités collectives ne vont plus de soi. Qu’est-ce qu’une société juste ? Quel rôle attribuer à l’État ? Que signifient encore la liberté, l’égalité, la solidarité ? Ces notions, naguère partagées, deviennent floues, parfois contradictoires : ce que l’un appelle liberté, l’autre y voit dérégulation, ce que l’un appelle progrès, l’autre y voit régression.
Comme je l’ai rappelé, le deuxième grand hiatus, après celui des finalités, est celui des moyens. Si les instruments du progrès sont vécus comme inadaptés, voire dangereux, alors le lien social se fragmente. Certes nous n’assistons pas à une rupture spectaculaire, mais à des érosions lentes et souterraines. Je propose de parler à ce sujet de « polyfissures » : des dislocations diffuses, qui finissent par converger en une polycrise morale, politique, identitaire. Ce n’est pas un affrontement spectaculaire entre deux visions du monde, comme dans les révolutions, mais un effritement diffus du langage commun et des attentes partagées.
Comment comprendre l’émergence de récits politiques concurrents, dans un contexte où le progrès semblait incarner une visée universelle ?
Il y a une illusion dans l’idée que le progrès ait jamais été universel. Il s’est cru comme tel, et a été perçu comme tel, notamment en France, mais cette prétention remplissait la fonction d’une fiction, certes utile, mais d’une fiction quand même.
Aujourd’hui, d’autres récits se structurent et aspirent à occuper le centre : mouvements populistes, autoritaires, réactionnaires. Trump, Orban, le RN en France ne sont pas en panne de récit. Ils en proposent un, assez cohérent, fortement mobilisateur, qui retourne les anciens instruments du progrès contre lui. L’État devient un bouc émissaire. Les élites sont perçues comme déliées du Réel. La rationalité est présentée comme froide, inefficace, voire complice de tous nos maux.
C’est là qu’intervient un troisième hiatus, fondamental : celui de la temporalité. Là où le progrès s’inscrivait dans le temps long, ces récits proposent l’immédiateté, la rupture, la simplification. Ils répondent à une impatience sociale très forte. Ils prétendent réinscrire le champ politique dans le champ du Réel, en contournant les institutions. Cela séduit, parce que cela parle directement aux frustrations. Mais c’est aussi une illusion dangereuse, qui mine les fondements du compromis démocratique.

Que signifie la perte d’un horizon dans le récit du progrès ?
Le progrès n’a jamais été une simple amélioration technique ni un alignement d’innovations. Il fonctionnait comme une structure d’attente, une promesse de sens historique. Depuis les Lumières, et plus encore au XIXe siècle, il portait une téléologie, c’est-à-dire l’idée que l’histoire allait quelque part : vers plus de liberté, plus de raison, plus de justice. Chez Condorcet, cela prend la forme d’une marche ascendante de l’esprit humain, chez Hegel, d’un devenir de la liberté, chez Marx, de l’émancipation sociale, et plus récemment, chez Fukuyama, d’une « fin de l’Histoire » marquée par la réalisation conjointe de la démocratie libérale et de l’économie de marché.
Nous vivons aujourd’hui l’effacement progressif de cette ligne d’horizon. Non pas son effondrement brutal, mais une forme d’usure, de fissuration lente. On ne sait plus exactement vers quoi l’on va, ni si l’on y va encore ensemble. Le progrès a cessé d’être une promesse collective : il est devenu une croyance privée, éclatée, parfois contradictoire. Chacun, chaque groupe, chaque société semble désormais produire son propre horizon, ses propres critères de ce qui constitue une avancée et parfois même, un « progrès » qui consiste à revenir en arrière.
Pourquoi les instruments historiques du progrès sont-ils aujourd’hui perçus comme déconnectés ou inadaptés ?
C’est peut-être l’un des
paradoxes les plus frappants de notre modernité : les instruments mêmes qui étaient censés garantir le progrès sont aujourd’hui vécus comme des obstacles ou des sources de blocage. Historiquement, leur combinaison formait le cœur d’un modèle politique rationalisé : l’État assurait la contrainte légitime, le droit garantissait la justice, la science apportait le savoir, et la rationalité organisait la décision publique. Le progrès semblait découler naturellement de leur juste articulation.

Dans ce contexte, le politique a en quelque sorte intériorisé sa propre impuissance. Depuis les années 1980–90, à gauche comme à droite, on observe un infléchissement durable du discours vers une posture de gestion réaliste. Rocard, Bérégovoy, puis d’autres après eux, ont incarné cette social-démocratie « raisonnable » qui, face aux contraintes économiques, renonce à la conflictualité et se replie, de manière plus modeste, plus réaliste, sur l’ajustement.
Ce réalisme se veut responsable et pragmatique. Mais il marque aussi un basculement décisif : l’Etat gère le réel, il ne le transforme plus. Et c’est là, à mes yeux, le signe d’un renoncement au politique comme puissance d’invention. Car le progrès, même dans sa version la plus rationnelle, impliquait toujours une capacité à contester l’existant. Si le politique se contente d’enregistrer le réel, il cesse de faire récit. Il devient gestionnaire et non plus porteur d’un horizon.
Ce renoncement est d’autant plus frappant que, paradoxalement, ce sont parfois les forces les plus critiques à l’égard de l’héritage progressiste qui captent aujourd’hui la demande de politique. L’extrême droite, notamment, a compris et mobilisé une forme de nostalgie pour l’État et la décision politique. Elle les recycle dans un récit de retour à l’ordre. C’est là un des paradoxes les plus déstabilisants de notre époque, une inversion totale : ceux qui s’opposaient historiquement au progrès peuvent apparaître comme les seuls à incarner une volonté politique affirmée.

Pourquoi les institutions démocratiques sont-elles aujourd’hui perçues comme déconnectées, obsolètes ou inefficaces ?
Les institutions démocratiques, qui furent des piliers de la modernité progressiste, ne sont pas épargnées par cette crise de légitimité. Longtemps perçues comme des lieux d’arbitrage, de représentation, de débat, elles apparaissent désormais comme lentes, bloquées, auto-reproductrices. Ce renversement de perception est essentiel. Ce qui, autrefois, fondait leur autorité, c’est-à-dire leur durée, leur stabilité, leur capacité à organiser la conflictualité, est aujourd’hui perçu comme leur faiblesse.

Cette désaffection tient pour une large part au décalage croissant entre le temps du politique et celui des sociétés. Les institutions fonctionnent selon un rythme long : elles produisent de la norme, elles régulent les conflits, elles structurent les compromis. Le terme même d’ « Etat » nous le dit : l’Etat, c’est ce qui est stable, ce qui est en capacité de durer et de demeurer, au contraire de cette crise permanente qu’est une société moderne. Celle-ci vit, de plus, dans l’immédiateté : réseaux sociaux, réactivité, impatience. Il y a là une contradiction qui alimente un sentiment d’inefficacité chronique.
Les régimes autoritaires et populistes prétendent répondre à cette impatience. Ils valorisent la décision rapide, le lien direct entre gouvernants et gouvernés, l’absence d’intermédiaires, une forme de retour aux séductions de la démocratie directe. Ce discours répond donc à une attente : celle d’une action visible, tangible, immédiate, qui découle d’une prise en compte directe de ce « vécu » du peuple.
Mais c’est une illusion dangereuse. Car les institutions démocratiques, en dépit de leur lenteur apparente, permettent la confrontation des points de vue, garantissent les droits, protègent contre l’arbitraire. Leur crise actuelle tient aussi au fait qu’elles ne savent plus expliquer leur propre temporalité. Elles ne parviennent plus à faire entendre pourquoi cette lenteur est, au fond, une condition du progrès démocratique.
Quels chemins restent ouverts pour redonner du souffle au politique ?
Je crois qu’il faut être lucide : comme je l’ai évoqué, nous vivons une époque où la temporalité propre au politique entre en contradiction frontale avec celle du monde contemporain. Le rythme du politique est lent, institutionnalisé, médiatisé au sens noble. Or, nous sommes dans
un monde qui sursaute, qui réagit dans l’immédiat, qui s’exprime sans médiation.
Mais justement, c’est peut-être là qu’il faut apprendre à « tenir », comme j’aime dire.
Tenir dans la durée, dans la médiation, dans le conflit. Il ne s’agit pas de revenir à un modèle ancien, ni de tout réformer brutalement : il s’agit de redire pourquoi ces formes politiques existent. Pourquoi la lenteur institutionnelle, par exemple, est une vertu. Pourquoi la représentation n’est pas un abandon du peuple, mais une forme de confiance. Cela demande une pédagogie du politique.
Il me semble aussi que ce moment exige
une certaine sobriété. Les temps ne sont pas propices à une grande phase d’invention utopique. Mais il est possible de reformuler des principes simples : la démocratie est la confrontation organisée des points de vue. Elle ne promet pas l’efficacité à court terme, mais l’organisation d’un désaccord durable et légitime. Ce n’est pas un message facile à faire passer. Mais je crois que c’est le seul tenable aujourd’hui.
Peut-on réhabiliter les instruments du progrès ?
C’est tout l’enjeu. La critique des instruments n’est pas une nouveauté. Ce qui change aujourd’hui, c’est que cette critique a produit un effet de désaffiliation. Le droit, la science, la raison, le débat : tout cela est perçu comme rhétorique et incapable de dire le réel. Or, si ces outils sont disqualifiés, que nous reste-t-il ? La force brute ? La parole autoritaire ?
L’immédiateté ?
Je pense qu’il faut sortir de cette alternative entre la foi aveugle dans les instruments et leur rejet pur et simple. Il y a une troisième voie : celle d’
une reprise critique. Reprendre les outils de la modernité, non pour les sanctuariser, mais pour les requalifier. Cela suppose un travail patient : rouvrir les débats, reformuler les promesses, assumer les limites. En somme, il faut réhabiliter ces instruments sans pour autant les mythifier.
Est-il encore possible de croire au progrès ?
Le progrès moderne était porté par une
promesse de sens historique : vers plus de justice, de liberté, de raison. Mais cette ligne d’horizon s’est brouillée, ce qui ne signifie pas que l’ambition transformatrice doive disparaître.
Je ne crois pas à un retour du grand récit. Mais je ne crois pas non plus que nous puissions nous passer de toute représentation d’un avenir commun. Le progrès, dans son sens le plus simple, n’est autre que la
possibilité d’une amélioration. Cela suffit déjà à fonder une forme d’espérance, modeste, mais réelle.
Il me semble que l’on doit
abandonner l’illusion de l’accord universel. L’histoire du progrès a souvent été racontée comme une marche unifiée de l’humanité. Mais cette unité était en grande partie une fiction. Aujourd’hui, elle ne tient plus. Chaque groupe, chaque société a la prétention de redéfinir pour lui-même son propre horizon.
Est-ce une fatalité ? Je ne le crois pas. On peut penser le progrès comme une
pluralité de trajectoires, de visées, de temporalités. Non pas pour s’enfermer dans le relativisme, mais pour penser une forme de projet commun qui ne soit pas uniforme. Cela suppose une condition : que ces récits partiels puissent dialoguer. Qu’ils acceptent de coexister, de se confronter, de se reformuler. Ce n’est pas simple. Mais c’est sans doute la seule manière de retrouver une forme de monde commun. On peut se passer du mythe de l’unité. Mais pas de l’exigence de compréhension mutuelle. Le progrès n’a plus le tracé d’une ligne droite : il ressemble plutôt à une cartographie mouvante, à une ligne brisée, qui ne s’effacera pas pour autant.
Cet entretien s'inscrit dans le cadre de l'étude prospective sur la polycrise réalisée par l'Institut Open Diplomacy. Inscrit dans le chapitre dédié à la crise politique, il a été réalisé par Juliette MARCEAUX et Élise ROUSSEAU, Senior Fellows de l'Institut Open Diplomacy.