« Sans clarté institutionnelle, l’autonomie stratégique - et donc la souveraineté des Européens - restera un mirage » avertit Philippe PERCHOC
« Sans clarté institutionnelle, l’autonomie stratégique - et donc la souveraineté des Européens - restera un mirage » avertit Philippe PERCHOC
L’autonomie stratégique européenne n’est pas uneposture – c’est une condition d’existence dans un monde de plus en plus hostile. Pour Philippe Perchoc, directeur de l’antenne IRSEM Europe à Bruxelles, la fragmentation du continent n’est ni culturelle ni politique : elle est institutionnelle. La guerre en Ukraine et le précédent de l’endettement commun ont ouvert une brèche historique : celle d’une souveraineté partagée assumée, fondée sur l’investissement collectif dans la défense, l’énergie, l’innovation. Mais cette dynamique reste fragile. Elle butte sur l’opacité des compétences, l’émiettement des marchés stratégiques et la défiance démocratique. Face à la brutalisation du monde, seule une Europe organisée, lisible et stratégiquement crédible pourra faire bloc. L’alternative : devenir le terrain d’opérations des puissances rivales.

Comment peut être définie la notion « d’autonomie stratégique de l’Europe » et à quels paramètres renvoit-elle ?
L’autonomie stratégique européenne doit être pensée au-delà de l’Union Européenne institutionnelle. C’est une notion qui renvoie aux pays européens en tant que tels, définis par leur géographie, leur voisinage et leur histoire. Ce sont les États qui défendent l’Europe en tant qu’Européens et non comme simples exécutants d’une structure administrative. La question clé explicitant cette notion serait la suivante : “comment permettre à l’Europe de décider pour elle-même dans un monde aux dynamiques multiples ?”
Le continent européen, situé entre l’Afrique, l’Asie et l’Atlantique, est confronté à des défis géopolitiques différents de ceux des autres continents. Cette configuration oblige à assumer la pluralité des dépendances, des défis et des enjeux tout en affirmant une capacité de décision souveraine sur les questions stratégiques. L’autonomie se définit ici comme la capacité à fixer ses propres normes, à ne pas se faire dicter ses règles par l’extérieur. Il existe une forme de mythe contemporain de l’Etat nation, et de mythologie européenne exacerbée après le Brexit, notamment et dans un contexte où le continent européen est celui qui regroupe le plus d’États au kilomètre carré. Quand bien même aucun État européen, même grand, n’est aujourd’hui pleinement souverain au sens strict, aucun européen n’a été aussi souverain qu’aujourd’hui. A ce titre, certains États, quelle que soit leur taille, parviennent à avoir de l’influence à l’échelle globale, tenant avant tout à leur capacité à coopérer et à mutualiser leur souveraineté, leur donnant du poids dans un monde globalisé. La souveraineté partagée renforce donc la souveraineté réelle sur la scène internationale.

Il n’y a ainsi pas de contradiction entre État-nation et construction européenne. Cette dernière, comme l’a formulé Jacques Delors, repose sur une « fédération d’États-nations », permettant à chaque État de rester pleinement lui-même tout en participant à une structure plus forte.
Comment penser à une autonomie stratégique européenne dans une Europe qui voit ses clivages internes s’intensifier ?
Une vision erronée pousse à surestimer les différences entre les Européens. A titre d’exemple, la diversité des politiques énergétiques ou sanitaires n’est pas un obstacle insurmontable, mais plutôt un défi d’organisation collective. De fait, même aux États-Unis, la politique énergétique varie entre la Californie et le Texas. Il s’agit donc de faire de la diversité un levier d’intégration fonctionnelle et donc de se demander comment organiser la diversité pour qu’elle soit au bénéfice de tous ?
Malgré ces différences entre Etats européens, notamment en matière de normes et de réglementations, des exemples comme la Politique Agricole Commune (PAC) montrent que l’Europe peut se fédéraliser sur des sujets pourtant sensibles. L'alimentation, domaine “stratégique” et “narcissique”, a pourtant fait l’objet d’une intégration poussée. Il n’y a donc aucune raison que d'autres secteurs stratégiques (énergie, numérique, défense) n’empruntent pas la même voie. Aussi, sur le moyen et long terme, ces différences n’empêcheront pas l’Union Européenne de se faire ; elles ne doivent pas retirer et oblitérer ce qui nous est commun et qui s’inscrit parfois dans des dynamiques ayant plusieurs siècles.
Dans un monde où l’Europe s’est longtemps pensée à l’avant-garde, cette dernière doit être vue comme « une exception » à protéger pour défendre ce qui constitue une sorte de colonne vertébrale, car il y a moins de différence entre Européens qu’avec l’Amérique ou l’Asie.
Jean Monnet disait en son temps que l’Europe se ferait par les crises, pensez-vous que cela aiderait à l’autonomie stratégique ou aurait l’effet inverse, illustré par le Brexit que vous mentionnez ?
Deux événements récents marquent un tournant dans l’intégration européenne depuis ces 80 dernières années:
● la pandémie de la COVID-19, qui a révélé l’interdépendance structurelle des systèmes de santé et des chaînes d’approvisionnement
● la guerre en Ukraine, qui a montré les limites de la dépendance énergétique et stratégique.
Ces chocs ont accéléré une dynamique nouvelle, celle de l’endettement commun. Le fait que l’UE ait accepté de s’endetter collectivement est porteur d’un précédent durable faisant de la crise sanitaire de la COVID-19 un réel tournant. Cette dette contractée ne sera donc pas une mesure exceptionnelle mais marque plutôt le début d’un mécanisme régulier visant à assurer la survie de l’Europe et qui tendra à passer par le financement en commun de grands projets structurants (infrastructures, défense, transition énergétique, etc.). Cela demandera à l’ensemble des européens de se poser ensemble pour définir les grandes priorités et hiérarchiser les besoins.

L’Europe doit poursuivre cette dynamique que les crises impulsent pour désormais se penser comme une copropriété intégrée, notamment sur les volets économiques (monnaie commune) et industriels, et définir collectivement les projets communs et la manière pour y arriver. Cela implique de déterminer les priorités et hiérarchies d’investissement et d’imaginer des modèles d’organisation suivant une logique paneuropéenne de marché, notamment dans des domaines comme la défense. Cet élément est important pour pouvoir mettre fin à la fragmentation des marchés financiers (27 marchés différents aujourd’hui) et assurer la survie d’une Europe forte. Le rapport de Enrico Letta est clair sur ce point : cette fragmentation fait de l’Europe une “colonie financière” des États-Unis. Il en résulte un enjeu crucial, celui de l’intégration réglementaire pour attirer les investissements extérieurs et contribuer ainsi au développement autonome de l’économie européenne.
En synthèse, l’appel à une autonomie stratégique européenne ne passera que par la coopération renforcée des Etats et non par le repli. Le défi n’est pas d’unifier uniformément, mais de coordonner intelligemment, de faire converger des souverainetés diverses vers un intérêt commun. Préserver ce qui fait l’exception européenne, ses préférences sociales, ses modèles économiques, ses valeurs, suppose un effort collectif de long terme, fondé sur le réalisme, la solidarité stratégique et un projet commun.
Quels sont les principaux paramètres à prendre en compte pour faire corps entre européens ?
Un des éléments fondamentaux à prendre en compte est l’existence d’un clivage socio-économique interne en Europe. La montée d’un sentiment d’abandon dans de nombreuses zones rurales et périurbaines d’Europe est clé. Ce sentiment s’enracine dans plusieurs tendances de fond :
● clivage ville-campagne : il traverse de nombreux pays européens et repose sur le sentiment d'un accès aux services publics essentiels (santé, éducation, mobilité, sécurité) qui ne cesse de diminuer en dehors des centres urbains. Ce sentiment peut être vu également aux Etats-Unis et est une tendance globale (trumpisme) ;
● déclassement et mobilité sociale réduite : la capacité pour les générations futures de gravir la pyramide sociale est perçue de plus comme incertaine, alimentant un ressentiment social durable.
● mobilité géographique restreinte : en lien avec les infrastructures dégradées, l’accès à l’emploi ou à l’éducation est freiné dans certains territoires.
Ce « ressenti négatif », s’il est ignoré, ouvre la voie à un repli identitaire croissant, à des votes de rupture, et à une désaffection vis-à-vis du projet européen dans un contexte où l’ensemble des indicateurs actuels témoignent d’une dégradation. Ce risque de repli identitaire pourrait aussi s’accroître avec le changement fondamental que représentera l’intelligence artificielle et ses usages à l'intérieur d’une société fracturée socialement et géographiquement. Il est donc urgent de regagner la confiance des citoyens à l’échelle nationale tout en démontrant que l’Union Européenne s’empare de ces fractures avec détermination et cohérence à travers des Etats qui assurent ce portage. La réponse européenne pourra également passer par une régulation pour proposer un cadre politique et social intégré, visant à démontrer que l’innovation peut bénéficier à tous et éviter qu'elle soit perçue comme une menace.
Le deuxième paramètre à prendre en compte est la capacité de l’Europe de pouvoir faire émerger des grands projets collectifs. Il est nécessaire de pouvoir bâtir une réponse politique qui consiste à montrer que l’Europe peut être force de proposition et de leadership. Il ne suffit plus d’agir ”en réaction ” aux crises mais à initier, porter, proposer un projet collectif mobilisateur. Ce projet peut s’appuyer sur des domaines d’investissement fédérateurs, qui touchent au cœur des préférences collectives européennes : infrastructures et transports durables ; transition énergétique et souveraineté industrielle ; défense européenne ; sécurité alimentaire ; protection sociale et recherche. Ces thématiques, bien qu’hétérogènes, trouveront leur cohérence dans une vision partagée de la notion de bien commun européen, agissant sur des thématiques à la fois fédératrices, mais aussi potentiellement concernées par des crises futures (géopolitique / défense, écologique / énergétique / alimentaire, sanitaire etc.).
Le troisième paramètre repose sur la crédibilité stratégique de l’Europe et des Européens.

La construction d’une autonomie stratégique ne peut passer que par une crédibilité géopolitique de l’Europe. Si les dirigeants parlent aujourd’hui plus librement d’élargissement qu’il y a dix ans, il n’est pas certain que ces discours soient perçus comme suffisamment concrets par les citoyens. Le décalage entre la parole politique et la réalité perçue reste fort. L’échec des slogans passés, comme celui de 2010 promettant de faire de l’Europe “ l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde”, montre l’absence de véritable projet commun mobilisateur et de mise en application après leur annonce. Tandis que le fantasme d’une “Europe forteresse” revient régulièrement, tous ces éléments nécessiteront d’expliquer clairement aux citoyens ce que signifie une Europe stratégique, qui impliquera à la fois plus de sécurité (police, défense), mais aussi plus de protection sociale, de recherche, et d’innovation etc. La pédagogie politique sera essentielle pour faire accepter cette vision multidimensionnelle de l’autonomie stratégique.

Ainsi, les paramètres à prendre en compte et à suivre de prêt pour comprendre l’enjeu de l’autonomie stratégique européenne ne reposent pas uniquement sur des éléments géopolitiques ou technologiques. Ils sont d’abord et avant tout sociaux, territoriaux, démocratiques et symboliques. C’est en prenant en compte les lignes de fracture qui existent aujourd’hui dans ces domaines que pourra se bâtir une Europe autonome, cohérente et soutenue par ses citoyens. L’enjeu n’est pas simplement de ”tenir bon”, mais de reformuler un projet politique qui parle réellement à la société et qui anticipe plutôt que de subir.
Dans ce monde qui vit un véritable changement d’époque sous l’effet de la polycrise, comment l’Europe est-elle susceptible de faire évoluer son autonomie stratégique à 10 ans ?
À horizon 2030-2035, deux futurs plausibles se dessinent pour l’autonomie stratégique européenne.
Un premier scénario de stagnation et de fragmentation. Si les européens vivaient en vase clos, il n’y aurait pas de difficulté avec l’idée qu' une intégration européenne puisse se faire par « respiration », à l’image de l’histoire américaine. Toutefois, dans un contexte de « reflux » géopolitique, un phénomène de repli pourrait créer une brèche exploitable par des puissances extérieures pour alimenter les divisions internes aux démocraties européennes. L’Europe deviendrait alors le théâtre d’opérations d’influence, où les débats démocratiques seraient volontairement envenimés et affaiblis, avec le risque d’un déraillement électoral (désinformation, populisme, défiance), illustrant bien les vulnérabilités associées au concept de guerre hybride.
Un deuxième scénario porte sur le renforcement de l’Europe et de sa résilience. Face aux chocs exogènes (géopolitiques, migratoires, technologiques), les européens prendraient pleinement conscience de leur interdépendance. Dans ce cadre, ces crises les pousseraient à accélérer les investissements communs, à renforcer les politiques de souveraineté partagée, et à anticiper les transitions à venir (IA, climat, démographie). La clé de ce scénario positif serait l’élaboration d’une résilience sociétale. Redonner aux citoyens « l’envie d’avoir envie » (à la Johnny Hallyday), c’est-à-dire le désir d’un avenir commun, d’un projet collectif ancré dans la réalité, même dans un contexte de vieillissement de la population qui rendrait plus difficile l’exercice.
Quels sont les facteurs systémiques qui pourraient influencer l’orientation vers l’un ou l’autre des scénarios ?
L’autonomie stratégique n’est pas un concept parmi d’autres car cette notion vient cristalliser plusieurs dimensions d’une même crise systémique qui touche l’Europe contemporaine.
La notion de vulnérabilité des démocraties cités précédemment est un facteur majeur qui peut être instrumentalisé. Alors que le désaccord, le débat contradictoire sont les caractéristiques normales d’une démocratie, ils peuvent être exploités par des acteurs extérieurs malveillants. La démocratie devient alors une cible stratégique, le cœur même du champ de bataille géopolitique contemporain.
Les flux migratoires massifs, comme chocs systémiques à la temporalité complexe, qu’ils soient causés par les conflits ou les effets du changement climatique (ex. Corne de l’Afrique), représentent des défis humains, logistiques et politiques. Ils se déploient sur des cycles de 12 à 18 mois, créant des tensions durables.

Ces chocs externes, qu’ils soient volontaires (déstabilisation étatique vu ci-dessus, guerre commerciale) ou involontaires (migration, perturbations des chaînes d’approvisionnement, manipulation des règles douanières) peuvent avoir de graves conséquences sur la capacité à faire face aux crises ensemble. A titre d’exemple, la place des technologies disruptives telle que l’IA ont un rôle involontaire de déstabilisation. Mal encadrée, celle-ci risque de détruire des emplois sans visibilité sur “qui prend le travail”, alimentant ainsi la peur de l’avenir, alors que l’ennemi reste invisible ou non désigné.
En dehors des Etats et des institutions, quels acteurs, souvent oubliés, doivent être pris en compte ?
L’autonomie stratégique européenne ne pourra pas se construire uniquement à partir des canaux institutionnels classiques. De nouveaux acteurs, longtemps périphériques au processus politique européen, sont appelés à jouer un rôle croissant dans la recomposition stratégique du continent. Trois types de profils pourraient être concernés.
Les chefs d’entreprise, en tant qu’influenceurs stratégiques. Nous entrons dans une ère où les dirigeants économiques, patrons de grands groupes, fondateurs d’entreprises technologiques, acteurs de la distribution, vont jouer un rôle fondamental dans les débats de société. Ce phénomène s’observe déjà : le cas emblématique du patron de Leclerc, dont les prises de position publiques (notamment sur les prix, la consommation, la souveraineté alimentaire) peuvent influencer le débat national.
À l’origine de la construction européenne, les industriels et dirigeants économiques avaient déjà contribué de manière décisive à l’établissement du marché commun. Cette influence historique tend à réapparaître dans un contexte nouveau. Leurs opinions sur des sujets stratégiques comme le rôle de l’IA dans l’économie et le travail, la solidarité intergénérationnelle, les besoins en main d’oeuvre issue de l’immigration, ou encore les pratiques de consommation alimentaire auront un impact croissant sur l’orientation des politiques publiques. Le niveau de confiance que leur accorde une partie importante de la population renforce leur rôle potentiel. Toutefois, leurs visions sont diverses et parfois contradictoires, la pluralité de leurs engagements montre l’importance de les responsabiliser et de les positionner au cœur de la société. Certains de ces dirigeants investissent massivement dans des réseaux idéologiques ou politiques conservateurs, à l’échelle nationale ou européenne. Ces nouveaux acteurs auront donc un rôle structurant dans les recompositions politiques à venir à prendre en compte.
Les acteurs religieux pourraient faire un retour inattendu dans l’espace public. L’Europe était l’une des régions les moins religieuses au monde, mais cette spécificité pourrait s’infléchir dans les années à venir. Dans un contexte d’insécurité existentielle, de déclin démographique et de quête de sens, les discours religieux pourraient retrouver de la légitimité. Ces acteurs, bien que peu présents dans les débats politiques européens récents, pourraient revenir comme force morale ou comme médiateurs sociaux, surtout dans des contextes de polarisation ou de perte de repères collectifs. Il faut donc anticiper leur rôle comme porteurs d’un récit de cohésion ou, à l’inverse, comme vecteurs possibles de clivages si les lignes confessionnelles deviennent plus visibles.

D’anciens responsables militaires pourraient être associés à la tendance d’une politisation de « l’autorité stratégique ». Ce troisième profil émerge avec force lorsqu’on observe d’anciens hauts gradés militaires qui investissent le champ politique ou médiatique. Leur présence dans le débat public augmente, souvent sous l’angle de la défense, de la sécurité, voire de la souveraineté énergétique ou numérique. Ils sont perçus comme des figures de stabilité, de clarté stratégique et d’autorité dans des contextes incertains, et apportent une légitimité nouvelle aux débats sur l’autonomie stratégique.
Ces trois types d'acteurs devront ainsi être pris en compte pour penser le sursaut moral et la construction d’une vision commune au service d’une Europe cohérente.
Il a été vu en quoi les crises peuvent contribuer à façonner un sursaut européens. A l’inverse, en quoi une autonomie stratégique contribuerait à faire face aux grandes crises de demain ?
L’enjeu de l’autonomie stratégique européenne n’est pas isolé : il entrelace et reflète profondément l’ensemble des crises systémiques que traverse le continent. En tant que grille de lecture transversale, il en constitue à la fois un révélateur et un possible levier de résolution. Ces liens sont visibles à plusieurs niveaux :
En réponse à la crise écologique, l’autonomie stratégique passe nécessairement par une souveraineté énergétique, elle-même indissociable de la transition écologique. Réduire les dépendances aux énergies fossiles extérieures, développer des technologies propres, sécuriser les chaînes d’approvisionnement de métaux rares relèvent nécessairement d’un projet politique commun qui croise impératifs climatiques et d’autonomisation stratégique. Toutefois, pour ce faire, Il faut pouvoir mobiliser les citoyens autour de cette mutation, qui ne passera que par une nouvelle culture démocratique de l’engagement.
En réponse à la crise démocratique, il faut réinventer la participation citoyenne. Face à la crise de la démocratie représentative, la France est aujourd’hui un leader mondial en matière de conventions citoyennes. Ce modèle peut devenir un outil puissant de reconstruction du lien entre citoyens et décisions stratégiques. Ces dispositifs permettent de rendre visibles les arbitrages complexes (écologie, énergie, défense) et de faire participer les citoyens à la définition des priorités. Ils ne remplacent pas les institutions représentatives, mais les complètent utilement, en donnant voix aux préférences sociales diffuses.
Dans ce monde où les opinions sont multiples et conflictuelles (polyphoniques), il est nécessaire de renforcer la place des Parlements, à condition de leur donner les moyens nécessaires. À titre d’exemple, aux États-Unis, les parlementaires peuvent compter sur des équipes de 50 collaborateurs (experts, assistants, juristes), leur permettant d’assurer un travail de contrôle et d’élaboration à la hauteur des enjeux stratégiques. En Europe, redonner au pouvoir législatif ces ressources humaines et techniques, c’est lui permettre de redevenir une force motrice, plutôt que de rester passif.
Pour renforcer la démocratie dans une logique stratégique, il faut non seulement plus de participation directe, mais aussi des institutions outillées pour décider.
Face à ce défi démocratique que vit actuellement l’Europe, pensez-vous que les institutions et les élites actuelles sont en mesure d’y répondre ?
La France a acquis une expertise remarquable dans l’expérimentation des conventions citoyennes. Ces formats, qui associent des citoyens tirés au sort à des délibérations informées, représentent une voie complémentaire à la démocratie représentative, surtout pour les enjeux systémiques (écologie, souveraineté, IA…). Ils viennent répondre à une demande croissante de participation directe, notamment au niveau local. Les référendums locaux ou nationaux, bien encadrés et informés, pourraient ainsi devenir un outil utile, à condition que les citoyens aient accès à des informations contradictoires, structurées et compréhensibles.
Un des blocages majeurs réside dans le paradoxe des institutions européennes marqué par un décalage entre ce que l’Union européenne accomplit, notamment en matière de distribution budgétaire, et la perception qu’en ont les citoyens. A titre d’exemple, la PAC (Politique Agricole Commune) et la politique de cohésion régionale représentent les principaux postes budgétaires de l’UE. Pourtant, beaucoup ont le sentiment d’une Europe qui “ne fait rien” ou qui “paie des citoyens à ne rien faire”, alimentant la défiance entre citoyens et institutions.
Les attentes actuelles se déplacent vers des domaines comme : la compétitivité économique, la lutte contre le chômage, la transition environnementale ou encore la défense européenne. Ceux-ci illustrent la nécessité d’un débat institutionnel structurant, à la fois sur le périmètre des compétences et sur la clarté des responsabilités entre les différents niveaux de gouvernance.
Au-delà des institutions, il est important de redéfinir les niveaux de compétence et de légitimité de tous. Une recomposition institutionnelle et organisationnelle est nécessaire à toutes les échelles (locale, nationale, européenne) en vue de répondre aux questions suivantes : Quels pouvoirs doivent être dévolus aux communes, aux régions, aux États ou à l’Union ? Comment assurer la lisibilité et l’efficacité de la répartition des responsabilités, pour éviter les doublons, les incohérences et les sentiments de dépossession ?
A ce titre, il est crucial que les conseillers municipaux, élus les plus proches des citoyens, disposent d’une compréhension claire de leur rôle dans l’architecture stratégique globale et puissent posséder des marges de manœuvres réelles leur permettant de participer activement à la construction de la résilience locale, énergétique ou sociale. L’efficacité de la réponse institutionnelle repose donc sur une clarification des compétences, une responsabilisation des échelons, et un renforcement des capacités démocratiques à chaque niveau.
En synthèse, les institutions françaises et européennes ne sont pas fondamentalement inadaptées, mais elles nécessitent des ajustements profonds et une clarification pour répondre aux exigences de l’autonomie stratégique. Cela passe par une démocratie enrichie et ouverte à la participation directe, à un rééquilibrage budgétaire en cohérence avec les priorités perçues par les citoyens et par une refonte des répartitions de compétences, pour rendre les décisions plus transparentes, plus légitimes et plus efficaces.
C’est à partir de ces éléments qu’une culture politique nouvelle pourra émerger afin de répondre aux enjeux cruciaux qui viendront s’imposer dans le débat public. Le cadre de celui-ci devra être protégé pour que se développent les ingrédients d’un sursaut européen.
En conclusion, en quoi le passé peut-il nous fournir des pistes de solutions et, en synthèse, quel serait le maître mot à retenir ?
L’enjeu de l’autonomie stratégique hérite de logiques politiques anciennes, marquées par l’ambiguïté des compétences entre États membres et Union européenne. Un exemple frappant est le débat houleux autour du référendum de 2005 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe. Ce traité, bien que rejeté en France et aux Pays-Bas, visait précisément à clarifier la répartition des compétences entre les différents niveaux de gouvernance, ce qui aurait été « une avancée institutionnelle majeure ». Son successeur, le traité de Lisbonne (2009), tout en reprenant une partie des dispositions, a été perçu comme un recul en termes de lisibilité démocratique et de cohérence institutionnelle. Ce moment manqué pèse encore aujourd’hui sur la capacité de l’Union à structurer une réponse stratégique claire.
L’appel à une refondation politique pour plus de clarté, de légitimité et d'efficacité est important dans un contexte où le paysage est brouillé. Ainsi, pour bâtir une autonomie stratégique crédible, il sera nécessaire de refonder l’organisation même du politique en Europe, impliquant :
● une clarification des compétences entre niveaux local, national, européen ;
● une définition explicite des responsabilités par domaine stratégique (défense, énergie, numérique, industrie, social) ;
● un effort de pédagogie démocratique, pour reconnecter les citoyens à la logique des décisions.
À mesure que l’Europe affronte des défis massifs, écologiques, technologiques, militaires, migratoires etc, la confusion actuelle dans les responsabilités politiques devient un handicap structurel. Les citoyens eux-mêmes ne savent plus qui est responsable de quoi, à quel niveau les décisions sont prises et à qui en attribuer le mérite ou la faute. Cette opacité alimente la défiance, le désengagement civique, et empêche de construire une légitimité collective pour les politiques à venir.
En conclusion, si l’on devait formuler une intuition forte sur l’évolution de la question de l’autonomie stratégique européenne, ce serait que l’enjeu fondamental des prochaines années n’est pas tant technique ou géopolitique qu’institutionnel. Le pari stratégique reposerait donc en une grande réorganisation et clarification des compétences. Celle-ci devrait pouvoir s’imposer à moyen terme comme la condition de la réussite ou de l’échec de toute ambition stratégique européenne.
Cet entretien s'inscrit dans le cadre de l'étude prospective sur la polycrise réalisée par l'Institut Open Diplomacy. Inscrit dans lechapitre dédié à la crise géopolitique, il a été réalisé par le Vice-amiral Patrick CHEVALLEREAU et le Dr. Michel WAKIM, Senior Fellows de l'Institut Open Diplomacy.