Alors que le changement climatique affecte de manière disproportionnée les communautés marginalisées, pauvres et vulnérables, les Banques Multilatérales de Développement (BMD) ont un rôle clé à jouer dans la construction d’un agenda social complet, soutenant une transition inclusive vers une économie zéro carbone.
D’après l’Union Européenne, les BMD sont des institutions supranationales fondées par des États souverains qui en sont les actionnaires ; leurs mandats reflètent les politiques d’aide au développement et de coopération établies par ces États, apportant les fonds. On peut citer par exemple la Banque européenne d’investissement ou la Banque africaine de développement par exemple. Depuis quelques années, les BMD affichent des objectifs pour le climat ambitieux et semblent orienter leurs investissements en prenant en compte les aspects environnementaux, s’ajoutant aux priorités traditionnelles de développement social.
Cependant, on peut observer une tension entre développement social et transition environnementale. Par exemple, le gouvernement indien a lancé une initiative pour installer plus de 1000 GW d'énergie renouvelable d'ici 2030 et a déjà installé plus de 160 GW en 2022. Cette initiative contribuera à réduire les émissions de gaz à effet de serre du pays et aidera à stimuler la croissance économique. Néanmoins, la population indienne correspond à 18 % de la population mondiale, mais ses émissions représentent moins de 7 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Réduire les émissions de gaz à effet de serre ne suffira pas à répondre aux Objectifs de Développement Durable pour le pays : la malnutrition y est massive et la production agricole diminue en raison du changement climatique. L’adaptation au changement climatique semble plus urgente que la réduction des émissions des gaz à effet de serre.
Ainsi, la question de la transition juste dans les pays bénéficiaires de l’Aide Publique au Développement (APD) se pose. Comment les banques de développement peuvent-elles prendre en compte les enjeux sociaux pour assurer une transition écologiquement juste ?
Un cadre réglementaire pour les projets des Banques Multilatérales de Développement
Des cadres existent pour éviter, réduire et compenser les impacts environnementaux et sociaux des projets et programmes de développement qui peuvent être de natures très diverses : un barrage hydroélectrique, la création d’aires protégées, ou la construction d’un réseau d’assainissement. Depuis 2018, l’Union Européenne impose aux BMD de renseigner les conséquences de leurs activités en matière Environnementale et Sociale et concernant le respect des droits de l’homme, la bonne Gouvernance et la lutte contre la corruption (ESG). D’autres obligations complémentaires viennent s’ajouter dans le cadre du plan d’action relatif à la Finance Verte de la Commission Européenne.
À ces obligations s’ajoutent des normes volontaires comme les Principes de l’Equateur, qui ont vocation à servir de référence et de cadre de gestion des risques environnementaux et sociaux liés aux projets d’infrastructures soutenus par les institutions financières. 138 institutions financières dans 38 pays appliquent ces Principes de l’Equateur. Le groupe Banque Mondiale a également produit des standards en matière ESG, les Normes E&S, appliqués par des banques de développement telles que l’Agence Française de Développement (AFD). Si ces normes tendent à encadrer les impacts des projets de développement, elles ne semblent pas suffisantes pour orienter les investissements et assurer des synergies entre trajectoires socio-économiques et environnementales.
La prise en compte des sujets environnementaux par les Banques Multilatérales de Développement est croissante mais insuffisante
Malgré les engagements formulés par les BMD, fin 2022, les flux annuels de financement climatique vers les pays vulnérables et les moins développés stagnent à peine au-dessus de 80 milliards USD, alors que la promesse faite en 2009 était d'atteindre au moins 100 milliards de dollars par an à partir de 2020 et au-delà. Le dernier rapport du GIEC estime que les besoins en matière de financement de la lutte contre le changement climatique sont 3 à 6 fois plus importants que ce qui est actuellement mis en œuvre. Par exemple, on estime les besoins en financement pour protéger la biodiversité entre 722 et 967 milliards de dollars par an d’ici 2030. Or, seuls 124 à 143 milliards USD y sont effectivement consacrés chaque année, soit 6 fois moins.
Pour permettre une meilleure prise en compte des ODD dans le choix des développeurs, les mécanismes de fléchage des fonds peuvent être adaptés. Par exemple, lors de la COP 27 à Sharm-El-Cheikh, les gouvernements ont pris la décision de mettre en place un fonds spécifique pour aider les pays en développement à faire face aux pertes et préjudices (Loss and Damages Fund). Ils ont également convenu de créer un « comité de transition » chargé de formuler des recommandations sur la manière de rendre opérationnels les nouveaux mécanismes de financement et le fonds lors de la COP28 de l'année prochaine.
Les engagements “climat” et “environnement” des BMD promeuvent dans une certaine mesure les investissements du secteur privé en faveur des ODD
Dans le cadre des appels à projet menés par les BMD ou les gouvernements pour les projets de développements, les entités publiques ou privées doivent intégrer un volet relatif aux objectifs de développement durable (ODD). Au-delà de critères techniques ou financiers, la sélection des développeurs des projets prend en compte des critères ESG. Les développeurs doivent s'assurer que leurs projets sont durables à long terme, et ainsi intégrer les ODD dans la planification et la conception des projets, en évaluant l'impact potentiel de leurs projets et en proposant des solutions qui contribuent à atteindre ces objectifs. Les engagements des développeurs de projet (la maîtrise d’ouvrage) importent pour beaucoup dans la qualité de leurs réponses.
Les BMD jouent de cette façon un rôle de garant face aux risques financiers des investissements pour la réduction et l’adaptation identifiés par le secteur privé. En effet, si l’appréciation des risques ne prend pas en compte les effets positifs sur la résilience au changement climatique, l'investissement apparaît très risqué. Le secteur privé tend à se tourner vers un projet mieux évalué selon la grille utilisée. Afin de maximiser les synergies des secteurs publics et privés, il apparaît central de se questionner sur le développement de la mesure et de l'évaluation des risques et opportunités en matière ESG liés aux investissements.
Par ailleurs, les BMD disposent de leviers tels que les Partenariats Publics Privés (PPPs) pour augmenter le volume de financements mixtes. A l’heure actuelle, 30% seulement des financements dits “climat” sont dirigés vers les SMEs, et aujourd’hui, 0,4% des capitaux pour le climat sont issus du secteur privé. Ainsi l’inclusion du secteur privé pourrait étendre l’impact des BMD. L’AFD appelle dans ce contexte à un changement de scénario.
Les banques de développement ont donc un rôle important à jouer dans le financement du développement durable, mais leur fragmentation peut entraver l'émergence d'une ligne politique commune sur les ODD. Fin 2022 en effet, 81 fonds climatiques actifs qui sont décomptés sont des fonds multilatéraux, pour moitié hébergés par les BDM ou des agences onusiennes.
Réduire les émissions ou adapter au changement climatique : les BMD à la croisée de ces initiatives
Les banques multilatérales de développement ont des mandats variables et se concentrent souvent sur divers secteurs, ce qui peut entraîner des doublons, des initiatives incohérentes et une utilisation inefficace des ressources. Plutôt que de créer de nouveaux fonds qui viendraient s’ajouter à l’étonnante atomisation actuelle, il semble urgent de réduire massivement le nombre considérable de fonds climatiques existants et de réformer les fonds qui subsistent, de manière à renforcer leur transparence, leur efficacité, leurs effets de synergie et leur impact.
Pour surmonter ces défis et renforcer la coordination, les banques de développement peuvent se doter de lignes directrices communes. Par exemple, la Banque Africaine de Développement (BAD) et la Banque mondiale ont créé une initiative conjointe pour financer l'énergie en Afrique, qui vise à coordonner les initiatives de financement et à améliorer la coordination entre les acteurs du développement. Cependant, ces accords sont bilatéraux et la question de la gouvernance globale se pose quand les mandats et objectifs sont antinomiques (priorité de financement aux énergies renouvelables vs développement de centrales à charbon par exemple).
Les discussions au Sommet Finance in Common (Abidjan - October 2022) ont permis de mettre en exergue la nouvelle approche prônée par la Banque européenne d'investissement (BEI) et la Banque africaine de développement (BAD). Cette approche adaptée au contexte repose sur la définition de besoins d'investissement découlant de la trajectoire de transformation définie par le pays d’intervention pour atteindre les ODD et l'objectif zéro émission nette à long terme.
Le rôle des banques de développement du Sud est crucial, tant elles ont un rôle à jouer dans la transition vers un développement durable et résilient. En particulier, les BMD du Sud peuvent apporter leur connaissance des réalités locales. Par exemple, les bus à couloirs dédiés en Afrique du Sud financés par la banque mondiale n’ont pas eu les niveaux de fréquentation espérés. Ainsi, la Banque de développement Sud Africaine a préféré soutenir le secteur des transports informels en construisant des gares centrales adaptées au secteur informel plutôt que la construction d’un réseau de bus formel.
Ainsi, pour coordonner les financements pour le développement durable, les banques de développement doivent travailler ensemble pour élaborer des stratégies coordonnées et cohérentes, évaluer les besoins de financement dans les pays en développement, et impliquer toutes les parties prenantes dans le processus.
Cette coordination semble complémentaire d’un changement de paradigme dans les mécanismes d’attributions des financements. En effet, les pays en développement déplorent que ces flux soutiennent principalement les réductions d'émissions dans les pays relativement émetteurs, et qu'un quart seulement soutient les pays qui s'adaptent aux effets du changement climatique. Près de la moitié des fonds couvrent des enjeux à la fois d’adaptation au changement climatique et d’atténuation.
Adaptation et réduction des effets du changements climatique sont des objectifs complémentaires
Cette difficulté traduit plusieurs tendances.
Les appels d’offres demandent aux développeurs publics et privés de produire des résultats à court terme afin de satisfaire leurs obligations de financement par les BMD. Cela peut conduire à une focalisation sur les coûts immédiats plutôt que sur les coûts à long terme, et peut rendre difficile la prise en compte des coûts liés aux impacts futurs du changement climatique.
Dans ce contexte, les projets de réduction de l’impact du changement climatique apparaissent comme satisfaisant les critères et les engagements en matière d’ODD plus simplement, car estimer les investissements nécessaires pour réduire l’impact ou adapter un projet au changement climatique peut être une tâche difficile, car les coûts peuvent être variables et dépendent des spécificités de chaque projet.
Cependant, il est important de noter que la prise en compte des risques liés au changement climatique peut également avoir des avantages à long terme pour les projets, tels que la réduction des coûts liés aux perturbations futures causées par le changement climatique. Les phases de planification et évaluation des projets ex ante doivent intégrer les coûts à long terme, et les développeurs doivent travailler à trouver un équilibre entre les impératifs financiers à court terme et les besoins en matière de développement durable.
Par exemple, le gouvernement indien a lancé une initiative pour installer plus de 1000 GW d'énergie renouvelable d'ici 2030 et a déjà installé plus de 160 GW en 2022. Cette initiative contribuera à réduire les émissions de gaz à effet de serre du pays et aidera à stimuler la croissance économique. La population indienne est de 18 % de la population mondiale, mais ses émissions représentent moins de 7 % des émissions mondiales. Réduire les émissions de gaz à effet de serre ne suffira pas à répondre aux différents engagements en matière d’ODD : le pays est classé 151e sur 160 pays dans l'indice de la faim. La malnutrition y est massive et la production agricole diminue en raison du changement climatique. L’adaptation semble plus urgente que la réduction des émissions à effet de serre dans ce cas.
Alors que la question de la main d'œuvre supportant la transition écologique se pose, la question du nouveau contrat social associé également. Dans le cadre de la transition des modes de travail, l’OCDE fait appel à un nouveau contrat social, et elle n’est pas la seule. La Banque Mondiale, dans sa feuille de route de fin 2022, identifie plusieurs missions prioritaires et cadres d’intervention :
- L’approche nationale adaptée, avec un fort accent mis sur la souveraineté des fonds de l’APD et l’identification des défis propres à chaque pays comme fil conducteur des investissements
- Le diagnostic systématique du tissu entrepreneurial et du secteur privé du pays d’intervention
Parmi les demandes que cette feuille de route cherche à satisfaire se trouvent les suivantes : plus d’emplois, mieux rémunérés (salaire décent), protection sociale pour tous (Global Social Protection Fund), développement de plans pour plus d’emplois verts. En particulier pour assurer ce nouveau contrat social mondialisé, une cohérence politique à renforcer ; il existe un consensus sur ce qui est nécessaire. L’aspect social ne peut être développé que si le concept évolue et que les codes sont reformulés. Le “nouveau contrat social” ne doit plus être novateur mais devenir la norme.
La transition écologique et le développement ne sont pas nécessairement des verticales opposées, mais peuvent plutôt être complémentaires si on les aborde de manière intégrée. Il est possible de concevoir des projets qui soutiennent à la fois la transition écologique et le développement, mais il est important de réaliser une analyse complète des impacts environnementaux et sociaux et de chercher à minimiser autant que possible les impacts négatifs.
À l’occasion de la COP27, Mia Mottley, Première ministre de la Barbade, a proposé la mise en oeuvre d’un plan d’action visant la refonte complète des institutions financières internationales, soit du FMI, de la Banque mondiale, mais aussi le système des banques multilatérales de développement afin que ces institutions puissent augmenter leurs capacités d'investissement dans les pays qui en ont le plus besoin, et en particulier pour la nécessaire action climatique. Ce plan est connu sous le nom de l’Agenda de Bridgetown. Il fournit des pistes pour repenser l’action des BMD.
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