Les propos controversés d’Emmanuel Macron en défense de l’« autonomie stratégique » de l’Union européenne (UE) sur la question taïwanaise illustrent bien les difficultés que rencontre l’UE à maintenir un positionnement clair et cohérent en Asie face à l’affirmation progressive de la Chine. La posture de neutralité encouragée par le Président français a été largement critiquée comme risquant d’encourager une intervention chinoise, à l’heure où Pékin déclenche d’importantes manœuvres militaires autour de Taïwan. Pourtant, au-delà du cas particulièrement sensible de l’île taïwanaise, la notion d’autonomie stratégique rappelle qu’une vision simplement bipolaire de l’Asie, centrée autour du conflit sino-américain, court le risque de négliger la pluralité des enjeux asiatiques.
De l’Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN) à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) en passant par l’Association sud-asiatique pour la coopération régionale (ASACR), les diverses organisations régionales actuelles suggèrent que l’Asie, loin de former une unité cohérente, est une réalité géographique et géopolitique complexe aux enjeux multiples. Dans quelle mesure doit-on parler d’une Asie plurielle et avec quelles conséquences pour l’Europe et la France ?
La difficile tentative d’unification de l’Asie
La notion d’Asie émerge en Europe sous l’impulsion des Grandes découvertes et de l’essor des échanges marchands globaux au XVIe siècle. Mais ce n’est qu’au temps des Lumières que la vision de l’Asie comme continent aux limites précises se répand. Cette perception se consolide au XIXe siècle alors que la géographie se développe en tant que discipline. Perçu comme une unité cohérente, l’Asie est alors synonyme d’immobilisme, de despotisme, et parfois de barbarie et d'arriération. Acteurs locaux notamment chinois, indien et vietnamiens se sont réappropriés la notion d’Asie au XXe siècle à la suite de la victoire du Japon contre la Russie en 1905 avec l’idée qu’il existe bien une civilisation asiatique caractérisée par un haut degré de spiritualité.
Toute tentative d’unification de l’Asie sous des caractéristiques communes est pourtant d’emblée problématique. La délimitation même du continent est loin d’être évidente et ses frontières avec l’Europe d’un côté et l’Océanie de l’autre font débat. Certaines organisations telles que les Nations Unies considèrent les pays du « Moyen-Orient » ainsi que la Turquie, la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, membres du conseil de l’Europe, comme faisant partie de l’Asie occidentale. En concentrant l’analyse sur les pays généralement admis en Asie, soit les pays d’Asie Centrale, du Sud, de l’Est et du Sud-Est, on observe une première fragmentation à la fois géographique et géopolitique du continent. L’Asie du Sud-Est s’est institutionnalisée sous l’impulsion de la stratégie américaine de « containment » de la menace communiste en Asie et devient l’ASEAN en 1975. La notion d’ « Asie du Sud » émerge quant à elle des universités américaines dans les années 1960. Les acteurs locaux se réapproprient le terme avec la formation de la ASACR en 1985. Plus récemment, l’OCS créée en 2001 reflète les enjeux géopolitiques qui animent l’Asie centrale : institué par la Chine, la Russie le Kazakhstan, le Kirghizistan, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan, l’organisation est rejointe par l’Inde et le Pakistan en 2016, puis l’Iran en 2021.
Une Asie plurielle
Des divergences économiques et culturelles …
Au-delà des divisions régionales, les divergences se manifestent à l’échelle des pays du continent asiatique, sur un plan géographique, démographique, économique, culturel et politique.
L’Asie du Sud-Est, par exemple, rassemble à la fois Singapour et la Chine qui s’étendent respectivement sur 728 et 9 600 013 kilomètres carrés. Toujours dans la région, le Brunei comptait moins d’un demi-million d’habitants en 2021 alors que la population de l’Indonésie s’élevait à plus de 273 millions la même année. Bien que l’Asie du Sud-Est soit souvent analysée dans son ensemble pour son taux de fécondité bas, des divergences demeurent également à ce niveau. Le taux de fécondité du Timor orential reste élevé (3,5 naissances par femmes) et celui de l’Indonésie est pour le moment à un niveau intermédiaire (2,3), alors que celui de la Chine est bien en dessous du taux de remplacement égal à 2,1 (1,7). Sur le plan économique, le PIB du Timor oriental était de 3,6 millions de dollars en 2021 alors que celui de la Chine atteignait presque 18 trillions de dollars.
Sur le plan religieux, on retrouve en Asie les trois religions monothéistes, les religions dharmiques nées dans le sous-continent indien, à savoir l'hindouisme, le bouddhisme, le jaïnisme et le sikhisme, et les philosophies orientales que sont le confucianisme, le taoïsme, le bouddhisme zen ou encore le shintoïsme. A cela s’ajoute l’hétérogénéité des régimes politiques, de la République parlementaire indienne à la dictature militaire au Myanmar, en passant par la République présidentielle du Tadjikistan et le régime à parti unique vietnamien.
… qui nourrissent des ambitions disparates
Ces divergences nourrissent les ambitions différentes voire divergentes des pays d’Asie. Par le passé, un projet « panasiatique » s’est matérialisé en Asie avec l’impérialisme japonais (1941 - 1942). Il a ensuite fédéré les élites politiques asiatiques contre l’impérialisme dans la période d’après-guerre. Aujourd’hui, la pluralité des ambitions asiatiques est flagrante et remet en question l’idée d’un continent uni.
D’un côté, la Chine ne cache pas ses ambitions de puissance. Elle s’appuie principalement sur ses capacités économiques pour occuper une place centrale sur la scène internationale et atteindre une position de « leader global en matière de puissance et d'influence internationales » à horizon 2050. La Chine investit massivement à l’étranger : en 2021, les investissements directs à l'étranger (IDE) de la Chine se sont élevés à 145 milliards de dollars, ce qui lui permet de se hisser au premier rang des pays investisseurs.
Si la Chine a pour ambition de concurrencer voire supplanter les puissances occidentales sur la scène mondiale, d’autres pays asiatiques cherchent à affirmer leurs intérêts nationaux par le non-alignement. Par exemple, l’Inde entretient des rapports d’échange et de coopération avec la Chine, tout en nourrissant des ambitions de puissance en compétition avec le géant chinois. L’Inde cherche notamment à renforcer sa présence dans l’Indopacifique, espace maritime également convoité par la Chine. Dans cette perspective, l’Inde a récemment relancé le format Quad, plateforme stratégique rassemblant les Etats-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde. Le positionnement indien par rapport à la Chine est en effet largement influencé par le conflit frontalier dans l’Himalaya, un conflit réactivé depuis 2020.
La Corée du Sud a également pour ambition d’incarner une troisième voie. Sans remettre en cause son alliance avec les Etats-Unis, la Corée souhaite préserver les rapports commerciaux étroits qu’elle entretient avec la Chine. Pour pallier un déficit de reconnaissance au niveau international, le pays s’engage également dans une politique de R&D ambitieuse et développe son industrie militaire. La Corée du Sud se présente de plus en plus comme un pilier sécuritaire en Asie du Nord-Est, et promeut son modèle de développement en Asie du Sud-Est, en Asie Centrale et en Afrique tout en nouant des alliances stratégiques avec les puissances occidentales.
Une recomposition de l’ordre international : regard sur les ambitions asiatiques
Des ambitions politiques asiatiques portées sur la scène internationale …
Les ambitions politiques des pays asiatiques apparaissent de plus en plus clairement sur la scène internationale via les instances internationales ou régionales.
En effet, le dynamisme du continent asiatique ne se limite pas aux sphères économiques ou commerciales. Les exemples qui montrent l'influence grandissante de l’Asie sur le plan géopolitique et stratégique tendent à se multiplier ces dernières années. Les acteurs asiatiques marquent tout d’abord leur intérêt pour les postes à responsabilité dans les instances internationales tel que l’ONU ou l’OMC. En multipliant la création d’organisations politiques et financières régionales comme l’ASEAN, l’OCS ou encore la BAII (Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures), les pays asiatiques cherchent également à dupliquer le système international dominé par les Etats-Unis. La BAII créée par la Chine en 2014 cherche en effet à concurrencer le FMI, la Banque mondiale et la Banque asiatique de développement.
De fait, les pays asiatiques proposent un nouvel équilibre des puissances. L'ordre institutionnel international, né sur les bases posées par le traité de Westphalie (1648), est régi selon les normes et règles fixées par les puissances occidentales. Or cet ordre ne semble plus en refléter la réalité géopolitique aux yeux des puissances émergentes. Forts de ce constat, les pays asiatiques remettent en cause l’hégémonie des puissances américaines et européennes et proposent alors une nouvelle grille de lecture des relations internationales. La Chine a récemment proposé sa propre vision de l'ordre international et du règlement des conflits en lançant une initiative diplomatique majeure depuis le début du conflit russo-ukrainien : la présentation d’un « plan de paix ». En se posant comme médiateur du conflit qui oppose la Russie et l'Ukraine, la Chine a aussi voulu rappeler son rang de grande puissance. Néanmoins, la guerre actuelle en Ukraine ne remet pas en question le partenariat stratégique sino-russe noué depuis 2014 : les deux pays continuent de collaborer sur le plan politique et énergétique, en témoigne le projet de nouveau gazoduc « Power of Siberia 2 » annoncé fin 2022. Le renforcement du partenariat entre la Russie et la Chine accélère sensiblement la bipolarisation du monde tout en consolidant les ambitions chinoises.
… affaiblies néanmoins par l’affirmation progressive de la Chine
Toutefois, l’affirmation progressive de la Chine dans les relations internationales nourrit les tensions au sein du continent asiatique et affaiblit les instances régionales.
La Chine inquiète notamment les pays d’Asie du Sud Est, marqués par les tensions entre la Chine et Taïwan ou encore le conflit en mer de Chine. Convoitée par les puissances environnantes qui souhaitent étendre le contrôle de la zone maritime, notamment la Chine, Taïwan, le Vietnam, la Malaisie et les Philippines, et riche en hydrocarbures, la mer de Chine est un espace stratégique central. Si elle constitue un carrefour culturel entre les peuples d’Asie du Sud-Est, elle est également une route économique majeure puisqu’elle concentre ⅓ du trafic mondial.
De fait, l’Asie du Sud-Est cherche à tirer profit de la maritimisation de l’économie pour étendre son influence à l’échelle internationale : à titre d’exemple, 9 des 10 plus grands ports mondiaux sont asiatiques. Par conséquent, la Mer de Chine devient un espace de tensions permanent entre la Chine, le Vietnam et les Philippines mais également les Etats-Unis et le Japon.
Par ailleurs, les pays asiatiques ne partagent pas tous les mêmes ambitions politiques, ce qui a pour effet de cristalliser les tensions. S’agissant de l’ASEAN, l’organisation a bel et bien créé un espace de dialogue et de confiance au sein de la région indo-pacifique, surtout entre des pays qui se sont longtemps considérés comme des adversaires. Néanmoins, un rapport de force existe entre ses membres, notamment entre ceux plutôt proches de Pékin comme le Cambodge, le Laos ou encore la Birmanie, et ceux en conflit avec le géant chinois tels que le Vietnam, les Philippines, la Malaisie et le Brunei. Des tensions existent également dans d’autres organisations régionales : l’ASACR est fragilisée en raison de désaccords internes entre l’Inde et le Pakistan, deux pays qui s’affrontent pour le contrôle du Cachemire, une région riche en ressources agricoles et en eau. L’affirmation progressive de la Chine dans la région et son soutien stratégique au Pakistan, notamment au travers du corridor économique Chine-Pakistan mais aussi en Afghanistan, nourrissent les tensions avec l’Inde. Ces différends ont pour effet d’affaiblir les ambitions asiatiques dans la région.
Faire face à la pluralité du continent asiatique : positionnement géopolitique de la France
Alors que les ambitions chinoises, en partenariat avec la Russie, ont remis en cause l’hégémonie américaine et renforcé la bipolarisation du monde, la pluralité des ambitions asiatiques ouvre une possibilité pour l'Europe et la France de se positionner en leader d’une troisième voie. Les positionnements européen et français concernant l’Indopacifique font déjà état de ce positionnement stratégique de non-alignement. La France se place en effet en nation stabilisatrice de la région, contre la stratégie Indopacifique américaine et en partenariat avec le Japon, l'Australie et l’Inde.
Néanmoins, la diversité des ambitions asiatiques a également pour effet de rendre l’équilibre de la stratégie de troisième voie difficile à tenir. L’ANKUS, la relance par l'Inde du format Quad, le souhait japonais de rapprochement de l'OTAN, et la non-condamnation de l'agression de l'Ukraine par l’Inde ont fragilisé la stratégie française. Tout en défendant ce positionnement entre les Etat-Unis et le Chine, un récent rapport d’information du Sénat propose donc de renforcer la stratégie française en réaffirmant une position ferme face à la Chine et en rationalisant les opérations dans la région, notamment par la sous-division stratégique de cet espace.
Dans ce contexte, l’Asie centrale reste un angle mort de la diplomatie occidentale. Les pays de cette région craignent une mise sous tutelle russe et cherchent une troisième voie qui pourrait être incarnée par l’Europe et la France.
A l'heure où les conflits et tensions entre Etats s'intensifient, le poids grandissant des pays asiatiques dans le monde redéfinit donc les rapports de force géopolitiques. Ils s'intègrent de plus en plus dans le champ des relations internationales en multipliant les échanges commerciaux et les partenariats stratégiques avec les pays occidentaux. Néanmoins rappelons que l'Asie se définit avant tout par son caractère pluriel. Pour réaffirmer son positionnement géopolitique dans la région, l’UE doit donc composer avec des ambitions divergentes qui justifient la politique de la troisième voie mais aussi avec une stratégie expansionniste chinoise de plus en plus affirmée. Ursula von der Leyen a récemment tenté de maintenir cet équilibre en définissant un processus de « réduction des risques » face à la Chine tout en préservant les liens économiques, sociétaux, politiques et scientifiques. Le subtile décalage vers une position de neutralité introduit par Emmanuel Macron il y a quelques jours court le risque d’affaiblir les positions des autres acteurs de la région, tels que le Japon et la Corée, qui travaillent au maintien du statu quo dans l’Indopacifique, au profit des ambitions chinoises.
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