Saluée comme un véritable changement de paradigme de politique économique, la proposition de relance budgétaire de la Commission européenne, le plan Next Generation EU, constitue une avancée historique dans la construction européenne.
Sur le plan économique, cet outil de relance budgétaire devrait in fine bénéficier principalement à la zone Euro : l’Italie, l’Espagne, la Grèce et le Portugal absorberaient à eux-seuls la moitié des transferts budgétaires du plan de relance européen. Il vient à point car, une décennie après la grande récession issue de la crise des subprimes et la crise des dettes souveraines, ces économies sont une nouvelle fois les plus touchées par une crise économique. On peut y voir là un premier dividende politique du Brexit, mais de part ce plan inédit, l’UE éloigne la menace d’une nouvelle crise des dettes souveraines au sein de la zone Euro.
A plus long terme, le résultat économique de Next Generation EU agira sur la résilience des économies du Sud lors de prochaines crises, et constituera le capital politique d’un potentiel outil fédéral durable de stabilisation macroéconomique.
Vers une zone monétaire optimale (enfin !)
La zone Euro n’est pas une zone monétaire dite optimale car elle n’était pas armée pour faire face aux chocs économiques asymétriques.
Dans le cas du COVID-19, on parle plutôt d’un choc initialement symétrique, i.e. qui affecte tout le monde, mais qui va finalement mener à des contractions différenciées selon les pays : -5.5 % en Autriche contre -9.7 % en Grèce d’après les dernières prévisions de la Commission pour 2020.
L’un des principaux facteurs invoqué est l’hétérogénéité des spécialisations économiques, i.e. services à faible valeur ajoutée en Europe du Sud et industrie en Europe hanséatique, qui fait que les économies réagissent différemment à un même choc. Cela est problématique lorsqu’il n’y a une seule politique monétaire pour 19 économies, cette-ci n’étant pas adaptée pour tout le monde.
Il existe cependant des solutions pour rendre le choc symétrique : une mobilité du travail importante permettrait de lisser les taux de chômage. Or, moins de 3 % de résidents de l’UE habitent dans un autre pays de l’UE : et pour cause, cela est très difficile dans une zone monétaire aux droits sociaux encore hétérogènes et aux cultures nationales si différentes.
Mais surtout, la zone euro ne dispose d’aucun système budgétaire de stabilisation conjoncturelle.Un tel outil est revenu au cœur du débat à la suite de la crise des dettes souveraines et a été discuté par le Rapport des quatre Présidents en 2012. Sa forme privilégiée a été un système d’assurance chômage paneuropéenne où les pays en situation de plein-emploi alimenteraient un fonds qui indemniserait les chômeurs des économies affaiblies. Ainsi, les principales études estiment que sur la période 2000-2017, 10 % de la fluctuation du revenu des ménages due au passage du statut de travailleur à chômeur aurait pu être absorbée par un socle commun d’assurance chômage en zone euro.
Depuis 2017, la France a notamment plaidé pour doter la zone euro d’un tel outil, mais cela n’a abouti que sur l’instrument budgétaire européen de convergence et de compétitivité (IBCC). Doté de seulement 2 milliards d’euros par an (seulement 0.01% du PIB de la zone euro), cet instrument était voué à soutenir les réformes structurelles engagées dans les économies d’Europe du Sud sur la période 2021-27.
Les armes héritées de la crise des dettes souveraines se sont vite révélées insuffisantes
Suite à la récession de 2008, aucune réaction budgétaire commune significative n’a eu lieu, exceptées des facilités de financement comme le mécanisme européen de stabilité (MES) qui ont permis à la Grèce, l’Irlande, le Portugal et l’Espagne de pouvoir s’endetter à des taux inférieurs que ceux pratiqués sur les marchés financiers. Le manque d’un outil budgétaire stabilisateur, commun, a été un facteur significatif dans le déclenchement de la crise des dettes souveraines.
Après cette crise, les économies du Sud de la zone euro ont été durablement affaiblies. Entre 2011 et 2019, le PIB grec a chuté de 6.4 % et l’économie italienne n’a crû que de 1,9 % alors que la zone euro progressait de 10,3 % en moyenne. Avec un potentiel de croissance sapé et un endettement élevé, le Sud était à la merci d’un nouveau choc économique.
L’ampleur de la récession générée par le COVID-19 a vite rendu impuissants les outils hérités de la crise des dettes souveraines comme en a témoigné la hausse des spreads durant les semaines ayant suivi les annonces de la BCE. La tendance n’a pu être contrecarrée que par la réaction budgétaire salvatrice de la France et l’Allemagne (annoncée le 20 mai) et accentuée par la proposition de Next Generation EU (proposée le 27 mai).
Les conditions de succès du plan Next Generation EU
L’objectif premier est du plan est d’amortir le choc économique, il faut donc des dépenses qui soutiennent à court terme sur l’activité économique. Les dépenses de transferts sont celles qui stabilisent le plus la conjoncture. Les 55 milliards de React EU cochent cette case, mais les 560 milliards de l’European Recovery and Resilience Facility, qui constituent le cœur des 750 milliards de Next Generation EU, semblent plutôt s’orienter vers des dépenses d’investissements à l’image des fonds européens déjà existants. Ces dépenses ont le désavantage de n’avoir un impact significatif qu’à moyen terme, pas avant deux ans, au mieux.
Les montants engagés sont significatifs, mais potentiellement insuffisants car les 560 milliards de l’ European Recovery and Resilience Facility contiennent 310 milliards de subventions, mais 250 milliards de prêts. Une limite est que ces derniers ont un impact macroéconomique moindre. Une seconde limite de Next Generation EU est que ses 500 milliards de subventions totales seraient ventilés sur 7 années : moins de 50% du total serait dépensé en 2023, ce qui limite la capacité stabilisatrice du plan face au choc actuel.
Enfin, un ciblage sur les économies les plus en difficulté doit être privilégié, ce qui semble être le cas. Le solde net entre transferts et contributions nationales est très largement positif dans les économies du Sud : la stimulation totale - qui sera répartie sur plusieurs années - représente 17,8 % du PIB en Grèce, 9,5 % au Portugal, 6,6 % en Espagne ou encore 3,2 % en Italie. À l’inverse, l’Allemagne devrait contribuer à hauteur de 3,9 % de son PIB, 3,8 % pour les Pays-Bas ou encore 2,2 % pour la France.
Et pour les futures crises ?
En cas de succès économique, l’UE, et particulièrement dans l’intérêt de la zone Euro, sera en mesure de mettre en place un plan similaire lors d’une prochaine récession, et éventuellement d’institutionnaliser un tel outil. En d’autres termes, la zone Euro pourrait être enfin dotée de l’outil budgétaire stabilisateur permettant de rendre la politique monétaire de la BCE plus optimale de manière durable.
Sur l’aspect préventif d’une prochaine récession, l’objectif de Next Generation EU est de stimuler le niveau de croissance des économies les plus fragiles à moyen-long terme afin de leur permettre de dégager des manœuvres budgétaires futures. Les dépenses du plan vont s’inscrire dans le Green Deal porté par la Commission, et dans l’Europe du numérique.
Ces dépenses ont une nature dite « productives » au sens de l’économiste R.J. Barro de l’Université de Harvard. Elles auront des externalités positives sur le capital humain et sur l’innovation, ce qui permettra d’augmenter la productivité et le potentiel de croissance des économies bénéficiaires. Nous pouvons donc espérer que le plan sera favorable à la relance d’une dynamique de convergence en Europe.
Un bémol est que, jusqu’à présent, les centaines de milliards d’investissements de la politique de cohésion de l’UE n’ont eu qu’un impact faible sur l’activité économique des régions du Sud de la zone Euro. Une des principales explications est que le tissu industriel de ces régions n’est pas assez développé, ce qui freine la capacité des fonds européens à y stimuler l’activité économique. Une autre limite est que ces régions reçoivent déjà beaucoup de subventions de l’UE : leur capacité d’absorption étant limitée, il se peut que le surplus d’investissements de Next Generation EU n’y soit pas alloué de manière optimale.
Dans ces conditions, la nature des dépenses du plan sera absolument déterminante dans son succès économique. Un facteur d’autant plus important qui pèsera dans les négociations du prochain Conseil européen du 19 juin dans l’objectif de convaincre les quatre frugaux : peut-être grâce au prisme écologique de cette relance ?