« Europe de la défense », « autonomie stratégique », « base industrielle et technologique de défense européenne »… Si ces mots clés résonnent de plus en plus fréquemment dans le débat public à Paris, Berlin et Bruxelles, ils ne suscitent qu’un intérêt limité dans d’autres capitales européennes. Comment se positionnent nos partenaires baltes et nordiques face aux dernières avancées de l’Union européenne en matière de défense ?
Etats baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), Pays-Bas et Suède montrent en effet des divergences stratégiques vis-à-vis d’une coopération franco-allemande souvent perçue comme motrice. Pour des raisons diverses, ces États du Nord et du Nord-Est de l’UE sont moins enthousiastes à l’idée d’un engagement européen sur les problématiques de défense.
Des engagés récalcitrants
Les pays baltes considèrent en effet l’Otan et la garantie américaine comme essentielles à leur existence, surtout depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. La notion d’Europe de la défense y est perçue comme un risque pour la pérennité de la relation transatlantique, et comme susceptible d’interférer avec leurs intérêts vitaux. Le lien transatlantique en matière de défense a également longtemps été saillant chez certains Etats fondateurs de l’UE. La longue histoire d’engagement des forces néerlandaises en témoigne, sous l’égide de l’Otan plutôt que dans des coopérations européennes : en Afghanistan, dans les Balkans, en République démocratique du Congo, au Soudan ou en Géorgie.
Proche du Royaume-Uni, la Suède a longtemps considéré l’UE comme un projet de paix et de libre-échange. Non-aligné, non-membre de l’Otan, le royaume se montre frileux face aux alliances et structures militaires institutionnalisées. Partisan de la notion de souveraineté nationale, la défense territoriale figure au cœur de ses préoccupations stratégiques. La coopération européenne de défense ne suscitait jusqu’à présent qu’un très faible intérêt dans le débat public et les sphères d’influence de l’Etat nordique. Au contraire de ses voisins finlandais qui y voient une alternative attractive à l’Otan.
Le pari de l’approche modulaire
Tout aussi attachés à la garantie sécuritaire américaine, les Pays-Bas privilégient la modularité stratégique. Dotées d’une expérience aiguë de coopération multilatérale, les forces néerlandaises savent faire preuve d’agilité. En matière d’intervention, de stabilisation ou de défense territoriale, elles s’intègrent ainsi de manière ad hoc à des formations plus larges, aux côtés voire au sein de forces étrangères. Ces coopérations sont sources de gains d’efficacité, mais également d’une dépendance stratégique non négligeable. Les Pays-Bas ont par exemple intégré deux de leurs trois brigades au sein de la Bundeswehr, et ont quasi-fusionné leur force navale avec celle de leurs voisins belges. Tout comme les pays baltes et la Suède, les Pays-Bas participent à la UK Joint Expeditionary Force - JEF. Ils développent également un commandement de forces spéciales avec la Belgique et le Danemark.
Sur le plan capacitaire, les Pays-Bas coopèrent de manière régulière notamment avec le Benelux pour l’achat de matériel militaire. Ce pragmatisme se fonde sur une forte interopérabilité des forces, et une stratégie d’importations diversifiée. Il permet d’afficher la solidarité avec tous les partenaires, à affiner selon les circonstances politico-stratégiques.
Les pays baltes adoptent une approche similaire. Ils collaborent étroitement entre eux dans le cadre de la Baltic Defence Co-operation, tout en étant au cœur de la Enhanced Forward Presence otanienne, et en assumant des partenariats avec des Etats tiers, comme la brigade lituanienne-polonaise-ukrainienne. De son côté, la Suède privilégie la coopération régionale avec ses voisins nordiques. Elle souhaite d’ailleurs l’étendre davantage aux pays baltes, tout en maintenant des liens étroits avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni.
Les Pays-Bas, la Suède et les Etats baltes ont réagi de manière très favorable au lancement, fin 2017, de la coopération structurée permanente - PESCO au sein de l’UE. Ce qui confirme leur intérêt pour des coopérations bilatérales et multilatérales, souvent régionales, avec des projets concrets à très haute valeur ajoutée, plutôt que pour des structures formalisées au niveau supranational. Pour ces Etats, toute avancée en matière de coopération de défense à l’échelle de l’UE doit prendre en compte et valoriser les coopérations existantes, plutôt que de les fondre dans des structures pan-européennes.
Pas de préférence européenne
Fortement dépendants sur les plans opérationnel et capacitaire de leurs partenaires nordiques et anglo-saxons, ces Etats membres s’inquiètent de l’exclusion des Etats tiers de ces avancées européennes. Permettre la participation de ces Etats tiers au sein des projets menés dans le cadre de la PESCO et du Fonds européen de défense - FED constitue pour eux une priorité. C’est particulièrement le cas après le Brexit et face au risque d’une détérioration des relations avec l’allié transatlantique.
Cette question des Etats tiers se conjugue par ailleurs à une autre inquiétude de ces Etats membres. C’est celle de l’émergence d’un projet politique aux allures protectionnistes porté par le couple franco-allemand. Ce dernier souhaite promouvoir l’UE au rang de premier acteur de la défense européenne. L’« autonomie stratégique » bénéficierait avant tout aux intérêts de ses défenseurs : les Etats petits et moyens seraient entraînés malgré eux dans cette logique.
Etats baltes, Pays-Bas et Suède opposent à cette vision leur pragmatisme. Ils souhaitent donner la priorité à des coopérations ad hoc à forte valeur ajoutée, y compris avec leurs partenaires non-européens. Ils combattent fermement toute duplication des structures et toute complexification bureaucratique face à la multiplicité et la multiplication des projets. Ils œuvrent dans le sens d’une répartition organisationnelle claire et efficace. Tandis que l’OTAN resterait au cœur de la problématique de défense européenne, l’UE se recentrerait sur les problématiques de sécurité « douce » (soft security) : lutte contre les menaces hybrides, résilience cyber, protection civile, sécurité énergétique, mobilité militaire, etc.
Dès lors, ces Etats appellent à renforcer la cohérence entre les projets de la PESCO, du FED, des Coordinated Annual Review on Defence - CARD et Capability Development Plan - CDP. Comme ils plaident pour une meilleure synchronisation avec les projets otaniens, en particulier entre le NATO Defence Planning Process et le CDP.
Des intérêts industriels divergents en matière de capacités de défense
Stockholm et La Haye font partie des Etats « frugaux » prônant la sobriété budgétaire et opposés à un budget trop important consacré au FED. En revanche les pays baltes portent un intérêt croissant aux programmes de soutien au développement capacitaire de l’UE en matière de défense. Ils espèrent ainsi tirer profit du FED pour développer leur base industrielle, principalement composée de PME privées et très spécialisées. En parallèle, leur forte dépendance capacitaire vis-à-vis des Etats-Unis depuis la fin de la Guerre froide les incite à faire de la participation des Etats tiers aux programmes européens un véritable cheval de bataille.
La Suède a historiquement développé une doctrine qui privilégie l’autonomie stratégique nationale. Elle dispose ainsi d’une base industrielle importante qui assure sa quasi-autosuffisance, agrémentée d’une politique conséquente d’exportations. Les privatisations des années 1990 ont entraîné la large participation aux capitaux de la part d’entreprises notamment britanniques et américaines. La Suède s’inquiète dès lors des dispositions de l’article 10 du règlement établissant le FED sur la participation des Etats tiers : il pourrait signifier la perte pour l’industrie nationale de retombées financières significatives. Stockholm prône de revoir à la baisse les crédits du FED en 2021-2027. Ce sont en effet 13 milliards d’euros en 7 ans qui ont été proposés en 2018 par la Commission européenne. Au-delà du montant final, en négociations, l’approbation chaque année de la contribution nationale annuelle au budget européen, dont au FED, sera un enjeu sensible dans un pays héritier d’une longue histoire de neutralité.
De leur côté, les Pays-Bas ont longtemps mené une double politique d’armement. Ils cherchaient ainsi à répondre aux besoins de leurs partenaires européens (dans le domaine terrestre) et anglo-saxons (aérien). Et ils disposaient d’une production propre dans les secteurs naval, des véhicules lourds et des systèmes anti-aériens. Accueillant un grand nombre de filiales étrangères sur son sol, La Haye s’inquiète cependant d’une éventuelle non-participation des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la Norvège au FED.
Ainsi, la politique industrielle de ces Etats confirme leur souci constant d’assurer un équilibre entre la garantie de leurs intérêts de défense, et la nécessité d’une collaboration stratégique avec des partenaires diversifiés. Ce qui rend épineuse la question de la participation des pays tiers. Ces Etats membres craignent également de se retrouver désavantagés face à un couple franco-allemand doté d’une industrie plus européanisée et soutenue par les pouvoirs publics, notamment dans l’obtention de crédits européens.
Vers un rapprochement stratégique ?
Les avancées portées par l’UE posent le cadre d’un rapprochement stratégique entre Etats membres. Il devra passer par le meilleur usage possible des outils disponibles (FED, PESCO, CDP, CARD) tout en les affinant pour tenir compte des préoccupations des Etats membres les plus récalcitrants. La traduction de ces programmes en résultats tangibles démontrera que la coopération européenne permet de répondre à l’enjeu de compétitivité, si prenant pour ces Etats. Un meilleur accompagnement des entreprises par les pouvoirs publics dans cette démarche d’européanisation sera par ailleurs nécessaire face au sentiment de compétition inéquitable entre acteurs européens.
Sur le plan opérationnel, il s’agira pour l’UE d’œuvrer au développement d’une culture de confiance entre le moteur franco-allemand d’une part, et les États nordiques et baltes de l’autre. Les succès opérationnels du Framework Nations Concept otanien, de l’Initiative européenne d’intervention ou la participation récente des forces armées françaises et allemandes aux exercices Aurora et Dynamic Mongoose de l’Otan s’inscrivent dans cet esprit d’assistance mutuelle. Il est en effet nécessaire à la convergence des cultures stratégiques. Acteur clé du rapprochement des doctrines, l’Allemagne sera amenée à jouer un rôle pivot au vu de la relation de confiance et de la coopération étroite qu’elle entretient avec les pays nordiques et baltes d’un côté, et la France de l’autre.
Etats baltes, Pays-Bas et Suède considèrent ainsi avec prudence l'idée d'une défense européenne, pour des raisons à la fois historiques, politiques, économiques et industrielles. Ils devront néanmoins repenser leurs choix stratégiques au sein d’une Union européenne qui entend s’affirmer davantage en matière de défense et où le couple franco-allemand reste incontournable. Deux évolutions peuvent constituer des signaux fiables d’une prise de conscience en ce sens. Le discours est ainsi plus européen qu’auparavant à La Haye, notamment sur le plan capacitaire. Et la Suède a déposé une candidature pour le poste de Directeur général de l’Etat-major de l’Union européenne - EUMS.