« It is a small step for man, but a giant leap for mankind ». Déjà plus de 50 ans que la première phrase prononcée par l’Homme à la surface de la Lune a retenti dans le casque pressurisé de Neil Armstrong, 384 400 km au-dessus de nos têtes. Alors que l’appétit spatial de l’humanité était quelque peu retombé, le regain d’intérêt est aujourd’hui palpable.
De nombreux acteurs historiques, de la National Aeronautics and Space Agency (NASA) à l’Agence spatiale européenne (ESA), sont aujourd’hui concurrencés par les acteurs du « New Space », comme les entreprises SpaceX d’Elon Musk ou Blue Origin de Jeff Bezos, les deux hommes les plus riches du monde. Les acteurs étatiques ne sont pas en reste, mais le panel de protagonistes dans cette nouvelle course à l’espace ne cesse de s’élargir : Chine, Pakistan, Israël ou Inde font désormais partie des nations avec lesquelles il faut compter. Qui dit nouvelle course, dit nouveaux enjeux… Retour sur la Lune, méga-constellations de satellites, recherche scientifique, base martienne : petit tour d’horizon des Christophe Colomb interstellaires du début du XXIe siècle.
Des programmes spatiaux ambitieux pour des acteurs qui ne le sont pas moins
Les acteurs historiques de l’exploration spatiale sont bien établis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, tout du moins du côté russe et du côté américain, rapidement rejoints par les Européens. Les trois agences Roscosmos, NASA et ESA n’ont cependant pas les mêmes ambitions ni les mêmes moyens.
Roscosmos et l’ESA, par leur financements respectifs de 5,5 milliards d’euros (2014) et 6,68 milliards d’euros (2020), ne peuvent prétendre à la même diversité d’opérations que la NASA et ses 22,626 milliards de dollars (2020), au budget encore augmenté par l’administration de Donald Trump.
Alors que les programmes européens se concentrent sur la recherche scientifique et l’exploration spatiale, le volet d’exploitation, soit la construction et l’envoi de lanceurs habités, était réservé aux seuls Russes depuis la catastrophe de la navette Columbia en février 2003. L’émergence récente des acteurs du New Space permet néanmoins aux Américains de revenir dans la course à l’exploitation.
Cette émergence remodèle les relations internationales dans le domaine spatial. Fortes de leurs lanceurs Soyouz (et dans une moindre mesure Rockot pour les petits satellites) et Ariane, les agences européenne et russe disposaient d’un net avantage concurrentiel depuis l’arrêt du programme de vol habité américain Constellation en 2010. Alors que les programmes de test européens de la fusée Vega végètent, la NASA dispose désormais d’un outil autonome pour rejoindre l’ISS, potentielle à la retraite en 2024, avec le lanceur de l’entreprise SpaceX, Falcon 9.
Aux côtés des acteurs privés, ce sont de nouvelles nations, qui ont acquis une stabilité économique ainsi qu’un poids géopolitique terrestre fort, qui pointent leur télescope vers le ciel, les yeux pleins d’étoiles. L’Inde, nouvel acteur sur le marché des lanceurs commerciaux depuis 1999, possède trois modèles de lanceurs. Elle met également en orbite des satellites depuis le début des années 2000, satellites qu’elle produit et conçoit de manière autonome. Le budget du programme spatial indien, 1,085 milliard d’euros en 2015-2016, n’est certes pas encore comparable à ses rivaux occidentaux, mais tend à augmenter.
La Chine, grand rival géopolitique des États-Unis au sol, à l’heure du protectionnisme affairé de l’administration de Donald Trump, se positionne également comme un sérieux rival, notamment avec son lanceur Longue Marche (Chang Zeng en chinois) qui vient faire de l’ombre à l’astre SpaceX. Depuis 2003, un nouveau mot a par ailleurs fait son entrée grâce à Yang Liwei dans le dictionnaire spatial : taïkonaute. L’accélération chinoise dans le domaine spatial est palpable : alors que 37 ans ont été nécessaires pour les 100 premiers lancements, il lui aura suffi de 4 années pour passer de son 201e à son 300e lancement. La dernière version de Longue Marche, dont le lancement est prévu fin 2020, sera par ailleurs un lanceur réutilisable, pour venir talonner l’innovation SpaceX.
Les puissances spatiales sont aujourd’hui au nombre de 11, rejointes en janvier 2013 par la Corée du Sud avec son premier vol orbital pas moins d’un mois après le premier de sa rivale, la Corée du Nord en décembre 2012. Alors que ce club très restreint commence à se diversifier, les objectifs deviennent aussi nombreux que les acteurs. L’Inde et Israël espèrent réussir d’ici quelques années leur premier atterrissage sur le sol lunaire, après leurs échecs respectifs en avril et mai 2019 avec le crash de leurs modules inhabités à la surface de notre astre voisin. Les acteurs historiques comme la NASA voient plus loin, renouant avec leurs ambitions de la Guerre froide : retourner poser le pied sur la Lune, pour cette fois y rester en établissant une base. Le programme Artemis, « sœur jumelle d’Apollo », principale actualité de l’agence américaine, doit ainsi permettre de retourner sur notre lune dès 2024. L’entreprise Nokia entend d'ailleurs installer le premier réseau 4G lunaire. Dernière étape avant le pied sur Mars, tant rêvé par Elon Musk ?
L’explosion du New Space : des acteurs privés salvateurs ou encombrants ?
L’espace n’est plus réservé aux seuls États. Longtemps impossible d’accès pour l’industrie en raison de la difficulté technique, du coût ou du monopole de l’administration publique, les frontières sont désormais brisées par le triptyque Musk-Bezos-Branson. Ces trois milliardaires sont aujourd’hui le fer de lance de l’industrie privée spatiale et aérospatiale, dont l’entrée semble conditionnée par la fortune préexistante.
SpaceX est probablement aussi connue que son fantasque dirigeant, génie technologique sud-africain habitué de la twittosphère, Elon Musk. La capsule Crew Dragon, version habitable du module Dragon développé par la firme californienne, est arrimée depuis le 16 novembre 2020 et pour six mois à la Station spatiale internationale, après avoir amené 3 astronautes avec le lanceur réutilisable Falcon 9. Forte de contrats signés avec la NASA, ainsi que des financements apportés par son fondateur, deuxième homme le plus riche du monde, SpaceX a réalisé le 30 mai 2020 le premier vol spatial privé de l’histoire.
D’autres entreprises, dans des secteurs directement liés comme l’exploration spatiale, ou connexes comme le tourisme spatial, font également parler d’elles. Blue Origin, qui appartient à l’homme le plus riche du monde, Jeff Bezos, s’est développée grâce à l’injection annuelle d’une substantielle part de la fortune de ce dernier, jusqu’à un milliard de dollars. L’objectif de cette entreprise, inscrit dans ses statuts, résume l’ambition du New Space, par opposition aux acteurs historiques : réduire le coût de l’accès à l’espace, que ce soit pour le lancement de satellites, l’accès aux ressources spatiales ou le tourisme spatial. Ce dernier est d’ailleurs le domaine d’expertise de la dernière entreprise du triptyque, Virgin Galactic, fleuron de l’empire de Richard Branson.
Un dernier exemple, toujours initié par un milliardaire, pourrait être StratoLaunch Systems, entreprise fondée en 2011 par le cofondateur de Microsoft Paul Allen, et qui se concentre sur les vols suborbitaux.
Fortes de leurs budgets confortables, de leur forte attractivité vis-à-vis des experts techniques et de la souplesse de leur structure privée, ces entreprises investissent un domaine considéré jusqu’ici comme réservé aux structures publiques. Cependant, le terme New Space ne doit pas faire oublier que l’espace en question reste le même, et qu’il n’est pas aussi infini que les Gravity et autres Interstellar peuvent le laisser penser. L’espace accessible est aujourd’hui pour la plupart des acteurs celui de basse altitude, entre l’ionosphère et l’exosphère, hormis les missions de haut niveau technologique comme celles de SpaceX qui permettent d’approvisionner l’ISS.
Un problème majeur se pose dès lors, celui de l’encombrement de l’espace proche par la multitude de satellites militaires, de télécommunications, de géolocalisation ou de recherche, publics comme privés, sans plan défini d’occupation. Les satellites de télécommunication sont les plus nombreux, bras armés des projets des milliardaires du New Space pour permettre une meilleure connexion au réseau, voire tout simplement un accès lorsque ce dernier n’existe pas.
Loin du projet de Google de disparition des zones blanches, sans aucun accès au réseau Internet, grâce à des ballons-sondes à basse altitude, le cap technologique est aujourd’hui net. La principale mesure plébiscitée par les géants du New Space est la méga-constellation de satellites, à l’image du projet Starlink de SpaceX ou l’entreprise OneWeb. La première compte aujourd’hui plus de 800 satellites, autant de potentiels points lumineux dans le ciel. Même si l’image d’étoiles additionnelles semble onirique et séduisante, la multiplication de ces satellites pourrait conduire à terme à la constitution de galaxies de plusieurs milliers d’objets en orbite autour de notre planète. Certains astrophysiciens s’inquiètent du risque que le ciel devienne si lumineux depuis notre planète bleue qu’il deviendrait impossible de réaliser des observations. Entre découverte des origines de l’Univers et déploiement de l’Internet haut-débit, le choix ne semble pas évident pour tous.
L’industrie spatiale à l’heure de la crise climatique et pandémique : une équation aux nombreuses inconnues
Face à ce développement frénétique, n’oublions pas que tout ce qui se passe là-haut vient d’ici, sans compter que tout ce qui monte redescendra un jour. A l’image de la Station MIR, désorbitée pour se démanteler dans l’atmosphère lors de la mise en service de l’ISS en 2001. Mais si un certain nombre de débris venait à atteindre la surface de notre planète, leur faible nombre permettrait aujourd’hui de diriger au préalable les infrastructures dont ils proviennent vers les déserts humains ou les océans, afin de limiter les risques. Alors que les objets en orbite autour de la Terre se multiplient, le risque de collision, encore faible, commence à croître, ce qui fait naître un risque de pollution spatiale, voire terrestre lors de leur retombée sur Terre, sans compter le risque pour les populations.
Plus que toutes ces complications inhérentes au développement du secteur spatial, deux crises peuvent mettre à mal son essor nouveau : la crise pandémique et la crise climatique.
Plus abrupte et plus récente, la crise sanitaire a fait chuter le secteur aéronautique, avec une réduction de plus de 86 % du trafic. Secteur plus anecdotique en volume et en investissement, l’exploration spatiale n’en est pas moins pénalisée : peu propice au télétravail dans les phases de construction et de lancement, de nombreux calendriers ont été chamboulés depuis début 2020. Les difficultés économiques ici-bas ne disparaissant pas aussi vite que la gravité lors de l’ascension, l’entreprise OneWeb s’est retrouvée en difficulté financière : le gouvernement britannique a engagé en juin 2020 le rachat du réseau pour un milliard de dollars. Plus largement, le coût d’envoi d’un kilogramme dans l’espace oscille entre 35 000 et 50 000 euros, selon notamment le choix du lanceur et de la destination, un prix qui peut apparaître déconnecté des difficultés économiques mondiales liées à la pandémie pour les acteurs publics comme privés. La résilience des nations se lit dès lors dans la continuité de leur programme spatial : le lancement par la Chine de son premier satellite expérimental 6G début novembre 2020 semble en décalage avec les débats encore parfois véhéments autour de la 5G.
Une autre crise, plus profonde et plus structurelle par son ampleur et sa durée, constitue un véritable défi pour l’industrie spatiale : la crise climatique. Malgré l’annonce récurrente par Elon Musk du lancement d’une colonisation martienne, la solution la plus simple semble résider dans la prise en main par l’homme de son impact climatique ici-bas. L’industrie spatiale à ce titre est loin d’être parfaite : des semi-conducteurs pour satellites dont la fabrication est particulièrement polluante au propergol de certains lanceurs, qui n’est pas le carburant le moins polluant, de nombreux efforts sont possibles. Et à ce titre, l’industrie spatiale peut, contrairement à de nombreuses autres, faire déployer ses innovations, par nature duales, sur la Terre.
L’impact direct de l’aérospatial n’est donc pas le seul facteur à prendre en compte : la recherche technologique nécessaire pour envoyer des hommes et des machines dans l’espace se traduit très souvent en avancées cruciales pour l’humanité. Au-delà du GPS, ou Galileo pour les plus europhiles, ces avancées permettent par exemple d’optimiser l’utilisation de ressources agricoles grâce à l’observation satellitaire. Le programme du CNES Melissa Foundation l’illustre bien : travailler sur la nutrition ou sur la gestion des déchets en milieu stellaire permet de construire des solutions concrètes aux problèmes environnementaux bien présents sur Terre.
L’exploration et l’industrie spatiales vivent une période de complète révolution. Multiplication des acteurs, étatiques comme privés, multiplication des outils, satellites et vols spatiaux touristiques, multiplication des barrières, climatique comme pandémique… Les enjeux géopolitiques, scientifiques et économiques sont à la hauteur du changement que nous vivons dans la galaxie de l’industrie spatiale : un pas de Titan.