Ce n'est pas un secret aujourd’hui que les pays baltes ainsi que ceux de la péninsule scandinave, dont la Suède de par sa position géostratégique clé dans la mer Baltique, considèrent la Russie comme une menace directe. Après les événements en Ukraine de 2014, la Baltique s’avère la région la plus exposée à une activité militaire russe accrue, pour Stockholm. Une situation de crise ou de conflit potentiel dans le voisinage de la Suède est considérée comme un scénario possible, étant donné les ressources militaires limitées des États baltes, la proximité relative de la Russie et la difficulté pour l'Occident de dépêcher rapidement des unités militaires. Face à cette crainte, les échanges bilatéraux avec l’OTAN et la Finlande augmentent, la Suède entreprend de se remilitariser. Dans quelle mesure cette menace russe potentielle a-t-elle modifié la stratégie de défense suédoise ? Et comment le pays fait-il face ?
La crise en Crimée, catalyseur d’un revirement suédois en matière de défense
Depuis la crise en Crimée en février 2014 et l’intervention russe, la vision suédoise de sa défense a remarquablement changé. Comme la plupart des pays européens, la Suède n'avait cessé de se désarmer après la fin de la Guerre froide, et ses dépenses militaires avaient chuté à 1 % du produit intérieur brut (PIB) en 2015. Les actions de la Russie contre l'Ukraine ont cependant réveillé les pays nordiques - avec la Pologne et les trois États baltes, la Suède a compté parmi les pays de l'Union européenne les plus engagés dans les sanctions contre la Russie à propos de l'Ukraine.
Cette crise a joué le rôle de catalyseur au sein d’un pays neutre, et d’une population traditionnellement attachée à ce statut. Et cette évolution a été paradoxalement renforcée par l’attitude de la Russie dans les années suivantes, de plus en plus agressive, n’hésitant pas à violer l’espace aérien et maritime suédois. Une tentative à la fois de démontrer et raffermir la puissance russe, mais également de faire pression et de tester les réactions à la fois suédoises, nordiques et de l’OTAN dans une région stratégique pour la Russie. Dans un autre domaine mais une même logique de « sharp power » , divers journaux suédois - dont EXPRESSEN, Aftonbladet, Dagens Nyheter - ont subi des cyber-attaques en mars 2016, d’origine russe.
Afin de donner un cadre stratégique et opérationnel à cette évolution sensible de son positionnement, la Suède s’est dotée sur le plan intérieur de documents stratégiques cadres. Dernier en date : le livre blanc « La puissance défensive - La politique de sécurité de la Suède et le développement de sa défense militaire 2021-2025 » publié en mai 2019, puis devenu projet de loi en octobre 2020. Le projet de Défense totale (2021-2025) doit ainsi permettre d'accroître les capacités de défense militaire et civile de la Suède, qui entend augmenter son budget de dépenses militaires de 40 % d’ici 2025. Création de cinq régiments et d'une escadre aérienne, investissements majeurs dans l'équipement, renforcement de la cyberdéfense (avec la création d’un centre national de cybersécurité), augmentation du stock de munitions et des capacités des services de renseignement extérieur et doublement de la formation de base : ce projet doit être voté en décembre 2020 au Riksdag suédois. Le service militaire obligatoire a quant à lui fait son retour en 2018, sans parler du rôle joué par l’industrie de défense suédoise.
De nouvelles coopérations de défense pour la Suède ?
Deuxième jambe de la stratégie suédoise, en plus du renforcement des capacités militaires nationales, le renforcement des partenariats internationaux, avec les voisins nordiques comme avec l’Union européenne et l’OTAN. Cette stratégie met en œuvre la « doctrine Hultqvist », nommée d'après le Ministre de la Défense Peter Hultqvist, qui consiste à approfondir la coopération nationale en matière de défense avec d’autres Etats et organisations internationales.
Conformément à la loi sur la défense de 2015, la Suède interagit avec la Finlande tant au niveau bilatéral qu'au sein des forums multilatéraux tels que la Coopération nordique de défense (NORDEFCO), l'UE et l'OTAN. Les enjeux : améliorer les capacités défensives des deux pays, mener des opérations conjointes et promouvoir les intérêts collectifs en matière de défense, y compris celui d’améliorer la sécurité au sein de la région de la mer Baltique.
La Suède travaille ainsi avec la Norvège, le Danemark, l’Islande et la Finlande dans le cadre de la NORDEFCO (Nordic Defense Cooperation) depuis sa création en 2009. Cette alliance constitue ainsi un cadre global de coopération politique et militaire, au sein duquel ces cinq pays nordiques cherchent à améliorer leurs capacités opérationnelles et à renforcer davantage la stabilité et la sécurité nationales et régionales.
En outre, la Suède s’implique également dans des initiatives de défense de l'UE, comme la coopération structurée permanente ou PESCO. La Suède, partenaire actif de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) depuis son adhésion à l'UE en 1995, est l'un des rares États membres à avoir participé jusqu'à présent à toutes les missions civiles et militaires dans le cadre de cette politique. En février 2016, Margot Wallström, Ministre des Affaires étrangères, soulignait pour la première fois que la Suède ne resterait pas neutre en cas d’attaque contre un autre État membre de l’UE ou un pays nordique. Cependant, pour la Suède, la défense européenne a toujours - et uniquement - porté sur des opérations de gestion de crise en dehors de l'UE, de préférence avec une orientation et des ressources civiles. Bien qu'elle ne soit pas membre de l'OTAN, la Suède a tenu une position sur la défense de l'UE proche de celle du Royaume-Uni, soulignant le lien transatlantique et la nécessité d'une coopération intergouvernementale.
À la suite du sommet de l'OTAN au Pays de Galles en 2014, la Suède a obtenu le statut de « partenaire aux possibilités accrues » dans le cadre de l'Initiative d'interopérabilité du partenariat (PII) de l'OTAN, qui facilite le partage d'informations, les consultations politiques et les exercices d'entraînement militaire entre l'Alliance et les partenaires aux possibilités accrues.
La Suède renforce ainsi ses relations avec l’OTAN, notamment à travers sa participation à des exercices de l’Alliance dans une logique d’interopérabilité. Les résultats sont encourageants : en septembre 2017 a eu lieu le plus grand exercice militaire suédois depuis la fin des années 1990, dans le cadre de l’exercice Aurora 17. Ce dernier a rassemblé plus de 19 000 soldats suédois et environ 2 000 soldats de pays de l'OTAN tels que les États-Unis, la France, le Danemark et la Lituanie. En novembre 2018, la Suède a participé avec près de 2 000 hommes à l'exercice Trident Juncture de l'OTAN, le plus grand exercice de l'OTAN depuis plusieurs décennies, avec plus de 50 000 participants de 31 pays. Le sujet : une simulation du recours à l'article 5, celui de la défense collective, en partie sur le territoire suédois. Selon le Ministre suédois de la Défense, Peter Hultqvist, en octobre 2018, cette participation suédoise a signalé que le pays est prêt à défendre, avec d'autres, sa souveraineté, son intégrité et les principes de la Charte des Nations unies.
En lien avec la doctrine Hultqvist, la Suède a aussi affermit ses liens militaires avec les Etats-Unis depuis 2015. En mai 2018, la Suède, la Finlande et les États-Unis ont signé une déclaration d'intention sur la coopération en matière d'interopérabilité, de formation et d'exercices, de recherche et développement et d'opérations multinationales.
La Suède, un atout stratégique pour l’OTAN
Si la Suède cherche à resserrer ses liens avec l’OTAN face à la menace russe, l’OTAN voit également un intérêt majeur à ce rapprochement, pour des raisons avant tout géographiques. La Suède s'étend en effet à travers la péninsule scandinave et domine une grande partie de la mer Baltique, élément clé pour la défense des pays baltes membres de l'OTAN, l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie. L’enjeu n’est pas tant l’appoint suédois à la force militaire collective de l'OTAN, que sa position stratégique pour le déploiement opérationnel des forces de l’OTAN en cas d’invasion russe des pays baltes. Depuis les eaux territoriales suédoises, la distance avec l’Estonie est de moitié inférieure à celle depuis le Danemark, ce qui réduirait d’autant l'exposition des forces à des missiles. L’utilisation d'installations militaires, d'aérodromes et de ports suédois permettrait donc de faciliter, grâce à la stratégie A2/AD, par laquelle une armée refuse à son adversaire l'accès à certaines zones stratégiques par l'emploi de diverses armes terrestres, aériennes et maritimes, de contourner des zones militaires russes basées à Kaliningrad.
Enfin la Suède contrôle Gotland, une île située au milieu de la mer Baltique, atout stratégique pour défendre les forces qui s’y déplacent. Bien qu'elle soit surtout considérée aujourd'hui comme une destination de vacances, elle est prisée depuis des siècles pour sa position stratégique. Pendant la Guerre froide, la Suède y a stationné une brigade blindée renforcée, des vaisseaux d'attaque rapides et un escadron de chasseurs pour la défendre. Bien que toutes ces forces aient depuis été désactivées ou dispersées, le comportement agressif de la Russie depuis 2014 a incité la Suède à rétablir une garnison militaire permanente à Gotland en 2016. Si la coopération entre la Suède et l’OTAN devait s'intensifier, et en cas de conflit ouvert avec la Russie, les forces aériennes de l'Alliance pourraient utiliser les aérodromes de l’île comme base pour fournir un soutien aérien aux opérations militaires dans les pays baltes. Le port principal, Visby, pourrait même servir de centre logistique pour les forces de l'OTAN au sein de la région.
L'OTAN et son élargissement potentiel à la Suède, une menace pour la Russie ?
La Suède ne partage pas de frontière terrestre avec la Russie, mais l’opposition de cette dernière à un rapprochement de la Suède vis-à-vis de l’OTAN est très forte, pour les mêmes raisons géographiques qui fondent l’intérêt de l’Alliance. Un tel rapprochement (sans parler d’une adhésion) pourrait limiter la capacité opérationnelle de la Russie dans la mer Baltique, alors que l'objectif principal de Moscou est bien d’y préserver son influence. Dès 2007, lors de la Conférence de Munich sur la Sécurité en 2007, Vladimir Poutine a déclaré l'extension de l'OTAN comme un facteur de réduction de l'influence russe, et donc une menace.
Face à l’OTAN, la Russie dispose d’un atout clé, Kaliningrad, enclave russe à l'ouest des pays baltes, à la frontière de la Lituanie et de la Pologne, face à la Suède. Enclavé au sein de l’UE, entre deux membres de l’OTAN et au cœur de la région de la Baltique, seul port européen de la Russie libre de glace toute l'année, il abrite le quartier général de la flotte pivot de la marine russe de la Baltique. Il abrite également deux bases aériennes de l'armée de l'air, et un grand nombre de missiles balistiques russes. Dans un contexte de tensions croissantes, la Russie y renforce donc sa présence militaire.
Considérations régionales mais également internationales : la Russie développe sa présence dans la mer Baltique également en raison de la faiblesse relative de l'Occident. Aux États-Unis, la Russie constate une diminution des capacités militaires (tempérée par Donald Trump) et surtout une moindre volonté politique de s'engager militairement à l'étranger - tout au moins de la part de l'administration de Donald Trump. En Europe, la crise économique, les divisions entre les États membres de l'UE, la faiblesse des budgets de la défense et la réticence des sociétés postmodernes à faire face aux conflits constituent des facteurs positifs aux yeux de Moscou.
Le positionnement géographique de la Suède fonde ainsi son intérêt stratégique tant pour l’OTAN que pour la Russie, qui ne souhaite pas la voir abandonner son statut de pays neutre, ou à tout le moins renforcer sa coopération en matière de défense avec l’OTAN ou l’UE. Bien que la Suède et la Russie ne partagent pas de frontière terrestre, la Suède, acteur régional clé, s’inquiète en effet du regain de tensions régionales et internationales, et de l’agressivité militaire et politique croissante de la Russie. A tel point qu’une adhésion de l’OTAN à la Suède, idée qui suscite un intérêt croissant tant au sein de l'opinion publique que des partis politiques, ne paraît plus totalement impensable.