Destruction de sept des douze mausolées de saints soufis de Tombouctou, pillage du site antique de Doura Europos en Syrie, la « Pompéi du désert », trafic de biens culturels au Moyen-Orient, traditions orales et langues en péril dans le Pacifique… Les menaces pesant sur les sites de Palmyre et d’Alep ne constituent que la partie la plus visible des dangers pesant aujourd’hui sur le patrimoine culturel au niveau mondial. Si nul ne peut plus les ignorer, la grande diversité du patrimoine culturel peut rendre sa préservation difficile à concrétiser.
Dans le prolongement de la publication, en novembre 2015, du rapport remis au président de la République par Jean-Luc Martinez, directeur du Musée du Louvre[1], l’Institut Open Diplomacy s’est interrogé en janvier dernier sur les enjeux et les développements à venir des politiques de protection du patrimoine en danger et de coopération institutionnelle dans le domaine culturel.
Une priorité internationale ancienne, des menaces très actuelles
La définition et la prise en compte de la problématique de la protection du patrimoine culturel mondial s'est construite de manière progressive au plan international, au gré de l’adoption de plusieurs grandes conventions multilatérales, notamment dans le cadre de l'UNESCO, l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture, créée en 1945. La légitimité de celle qui est la principale organisation de coopération internationale dans le domaine de la protection du patrimoine[2], s’est d’abord fondée sur l’adoption de plusieurs textes fondateurs, notamment la convention de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé[3], et la convention de 1970 concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'importation, l'exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels[4], textes qui conservent une grande actualité au regard de menaces actuelles au Moyen-Orient. La convention de 1972 concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel[5] a quant à elle permis de clarifier la notion de patrimoine mondial. Cette légitimité juridique s’est ensuite affirmée par l’activité de l’UNESCO et des organisations qui lui sont associées, dès 1959 et le sauvetage des temples nubiens de la vallée du Nil. Avec aujourd'hui plus de 1 000 biens classés au titre de la protection du patrimoine mondial, l’UNESCO a progressivement étendu et diversifié son activité pour englober la problématique de la protection des biens et pratiques culturelles dans leur ensemble, et largement sensibiliser l’opinion publique à ces enjeux.
Aujourd'hui encore, ces conventions internationales sont activées et permettent d’attirer l’attention des gouvernements et des autres organisations internationales sur certains risques particulièrement importants. A titre d’illustration dans l’actualité très récente, la publication en décembre 2015 par le Conseil international des musées d’une liste rouge d’urgence des biens culturels libyens en péril[6], liste qui vient enrichir dans le cas de la Libye la politique de lutte contre les trafics illicites menée par cette institution. De la même manière, les négociations internationales continuent à enrichir les instruments de protection, tandis que les États parties aux conventions de l’UNESCO contribuent activement à assurer le suivi de la mise en œuvre de ces textes. Le ministère français des Affaires étrangères a par exemple récemment mené une mission de cartographie du patrimoine culturel immatériel de la zone Liban - Jordanie - Irak, afin de pouvoir identifier les pratiques culturelles en risque et d'anticiper les menaces pesant sur cette zone de conflit. L’activité des États et des organisations internationales contribue donc activement à développer la protection du patrimoine culturel mondial.
Un difficile équilibre entre préservation et perpétuation
En revanche, la protection du patrimoine peut se révéler en elle-même porteuse de risques. La culture n’est jamais avant tout un bien matériel qui doit être physiquement préservé des atteintes du temps et des hommes, comme le rappelle le nom même de l'institution de la Maison des cultures du monde, présidée par Chérif Khaznadar. La culture est toujours un fait social, une multitude de pratiques vivantes et humaines, qui agrégées au cours du temps, donnent finalement lieu à l’apparition d’une expression artistique « aboutie ». Ce n’est cependant pas parce qu’un art est arrivé à une forme d’achèvement qu’il doit être figé en l’état. Et de citer l’exemple d’une région de l’Inde où se pratiquait de manière ancestrale l’art de conteur-marionnettiste : afin de tenter de préserver une part du patrimoine culturel de l’Inde, le gouvernement avait décidé de placer les marionnettes dans un musée des pratiques traditionnelles, mettant par là-même en péril la survie de ces pratiques. La politique de protection de biens ou pratiques culturelles ne doit pas en oublier un aspect fondamental : fondées sur l’humain pour leur production, elles sont par nature évolutives ; les figer peut conduire paradoxalement à les mettre en danger.
Or les pratiques culturelles traditionnelles constituent aujourd'hui encore un facteur essentiel de construction des civilisations et d’identification des populations. Le ministère français des Affaires étrangères et du Développement international s'intéresse ainsi au phénomène récent de réappropriation, par les populations locales, de la notion de patrimoine, notamment grâce aux outils numériques qui favorisent une diffusion plus large – voire parfois une reconstitution d’éléments de patrimoine, de pratiques. Suivant cette perspective, la protection du patrimoine culturel pourrait se révéler profondément modifiée dans un avenir proche : en permettant une conservation et une préservation moins obstructive des pratiques, à travers la numérisation plutôt que la muséification, la protection et la transmission des pratiques culturelles peut être améliorée, reposer sur la participation des populations sans toutefois nécessairement nécessiter une transmission continue des pratiques.
Le patrimoine culturel pris pour cible : quelle protection du patrimoine culturel en situation de crise ?
Ces perspectives – rupture de la continuité des transmissions, destruction de patrimoine, réappropriation par les populations – prennent naturellement un sens particulièrement fort dans les situations de conflit, situations de rupture, d’isolement, de destructions. Dans les zones de guerre, si les premières victimes sont naturellement les populations qui doivent être la priorité de la mobilisation internationale, les sites archéologiques et biens culturels sont souvent directement menacés par les conflits. Les musées ont ainsi une mission essentielle à remplir dans le domaine de la préservation des sites au niveau local. A titre d’exemple, le musée du Louvre, qui dirige des fouilles dans une dizaine de pays à travers le monde, de l’Ouzbékistan au Soudan, a également la responsabilité de protéger les sites archéologiques explorés. En cas de conflit, la protection du patrimoine devient extrêmement complexe et prioritaire, celui-ci étant régulièrement la cible de destructions. Comme le rappelle le rapport remis par Jean-Luc Martinez précédemment évoqué, plusieurs formes de destructions menacent les sites – stratégique, idéologique, naturelle. En cas de conflit on se retrouve confronté à une combinaison de ces éléments, qui peut générer des menaces particulièrement importantes. Par exemple le site de Palmyre, menacé par Daesh, est à la fois situé à un croisement stratégique de voies de transit, et le symbole d’une civilisation préislamique, donc une cible idéologique.
Dans de telles circonstances et face à de telles menaces, plusieurs priorités doivent émerger, afin d’assurer la meilleure préservation possible du patrimoine menacé. En premier lieu, il importe de développer et renforcer la coopération internationale entre les institutions de préservation du patrimoine : l’hébergement temporaire par les musées occidentaux à grandes capacités d’accueil, de pièces de collection de certains pays sous le coup de menaces de guerre, doit être amélioré pour pouvoir éviter au maximum les destructions et pouvoir restituer ces pièces de patrimoine aux pays concernés à l’issue du conflit. Dans le même ordre d’idée, il convient également de renforcer le suivi de la circulation sur les marchés internationaux des œuvres d’art, pour lutter de manière plus efficace contre le trafic illicites. Dans ce domaine, les grands musées à travers le monde ont également un rôle important à jouer, notamment en apportant leur expertise sur les pièces concernées, et les législations nationales de contrôle douanier doivent également être renforcées.
En second lieu, il est essentiel, pour préparer l’avenir et la reconstruction des pays en conflit, de former les populations et de les sensibiliser à la protection du patrimoine. Dans ce domaine le musée du Louvre mène par exemples des actions de recherche pour inventorier et explorer le patrimoine culturel syrien, et préparer ainsi avec les populations, la reconstruction puis la réappropriation de ce patrimoine. La préparation de la reconstruction du site de Palmyre en est un exemple potentiel parmi d’autres.
Cet article a été rédigé à partir des réflexions auxquelles a pu donner lieu le DiploLab organisé le 30 janvier 2016 par l'Institut Open Diplomacy, dans le cadre du Forum Devenir Délégué, sur le thème « Quels enjeux aujourd’hui pour la préservation du patrimoine culturel en danger ? ». Ce DiploLab, modéré par Kalli Giannelos, Docteure en sciences sociales et membre du programme politiques sociales d'Open Diplomacy, a réuni :
- Lucile Bourdet, chargée de mission au sein du pôle sciences humaines et sociales, archéologie et patrimoine au ministère des Affaires étrangères et du Développement international ;
- David Fajolles, Secrétaire général de la Commission nationale française pour l'UNESCO ;
- Chérif Khaznadar, Président de la Maison des cultures du monde ;
- Maëlle Sergheraert, Responsable du pôle sciences humaines et sociales, archéologie et patrimoine au ministère des Affaires étrangères et du Développement international ;
- Alberto Vial, Conseiller diplomatique au Musée du Louvre.
[1] Rapport « Cinquante propositions françaises pour protéger le patrimoine de l’humanité », rapport au Président de la République sur la protection du patrimoine en situation de conflit armé, novembre 2015.
[2] L’acte constitutif de l’UNESCO est la convention adoptée à Londres le 16 novembre 1945, créant une Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture. Cette organisation a pour mission de "contribuer au maintien de la paix et de la sécurité en resserrant, par l'éducation, la science et la culture, la collaboration entre nations, afin d'assurer le respect universel de la justice, de la loi, des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion, que la Charte des Nations unies reconnaît à tous les peuples."
[3] Convention adoptée à La Haye en 1954, ainsi que ses deux protocoles : http://unesdoc.unesco.org/images/0018/001875/187580f.pdf.
[4] Convention adoptée à Paris le 14 novembre1970 : http://portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_ID=13039&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html.
[5] Convention adoptée à Paris le 16 novembre 1972 : http://whc.unesco.org/archive/convention-fr.pdf.
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