« Les contribuables américains ne paieront plus les 400 à 500 millions de dollars par an à l'OMS, alors que la Chine ne fait qu’un chèque de 40 millions de dollars, même moins » : le 14 avril, le Président Donald Trump, a annoncé le gel de la contribution américaine à l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), en pleine crise mondiale du COVID-19. Le motif ? Il met en cause la gestion par l’agence onusienne de la crise, son « manque de réactivité et de visibilité », sous la pression de Pékin. Paradoxe en pleine pandémie.
Ce gel est la énième manifestation de la défiance des Etats-Unis envers les institutions et les fondements de l’ordre mondial post-1945, essentiellement libéral. Pourtant, Washington a forgé ces institutions à sa main.
Cet événement illustre également l’échec, tout du moins partiel, de la Chine à imposer son influence et son modèle de gestion de crise à l’échelle internationale. A contrario, des Etats comme la France et le Canada en appellent à une revitalisation du multilatéralisme, plateforme essentielle de coopération face à la crise sanitaire, économique et sociale actuelle. La crise du COVID-19 est-elle le dernier avatar d’un délitement actuel du multilatéralisme ?
Diagnostiquer le multilatéralisme à l’agonie
La méthode multilatérale favorise les rapports de chaque Etat avec l'ensemble des partenaires : il permet ainsi de créer un espace indépendant des Etats, au sein duquel dialoguer et coopérer. Outil parmi d’autres des relations internationales, il a été formalisé au sortir de la Seconde Guerre mondiale par de nombreux traités et organisations. Il offre un cadre aux relations entre Etats, qu’ils soient ou non alliés, sans pour autant mécaniquement gommer les rapports de force ou divergences de vue.
Dans ce contexte, analysons le geste américain : la contribution américaine à l’OMS représentait 2 % du budget de l’organisation, sans compter la contribution spécifique à certains projets. Le gel aggrave l’état de trésorerie de l’agence, tendue en période de crise, et par ricochet sa capacité à traiter les crises sanitaires. La décision de Donald Trump est sans doute avant tout à visée intérieure, parlant à ses électeurs. Il cherche un coupable extérieur en vue des élections de novembre prochain. Mais elle alimente l’incertitude des partenaires et acteurs internationaux face à l’imprévisibilité, mise en scène, des Etats-Unis.
Mécaniquement, cette décision peut contribuer à réduire l’influence des Etats-Unis au sein du système des Nations unies et sur la scène internationale alors que depuis quelques années des puissances comme la Chine et des intervenants privés augmentent leur contribution. Cette décision, surtout, remet toujours plus en cause le système multilatéral dans son fonctionnement comme dans ses principes.
L’attitude américaine n’est en effet pas entièrement nouvelle. Les Etats-Unis ont de manière classique, depuis un siècle, alterné entre isolationnisme et interventionnisme sur la scène internationale. S'ils ont puissamment contribué à bâtir à partir de 1945 un système multilatéral, ils n'ont jamais accepté que ce dernier puisse les entraver et n'ont donc pas manqué de s'en affranchir quand il s'agissait de défendre leurs intérêts
Le gel de la contribution américaine à l’OMS s’ajoute à la défiance, devenue hostilité résolue, de l’administration de D. Trump envers le système multilatéral. En 2011, les Etats-Unis avaient gelé leur contribution à l’UNESCO, avant de la quitter en 2017, arguant d’un parti pris anti-Israël de l’agence. En 2018, les Etats-Unis ont quitté le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Ils ont bloqué le fonctionnement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), effectif depuis fin 2019, en laissant vacant le siège américain au sein de l’organisme de règlement des différends.
On pourrait en donner des exemples plus anciens mais la décision de Donald Trump prend une signification particulière après la réunion, le 25 mars, des ministres des Affaires étrangères du G7 présidé par les Etats-Unis. En l’absence de déclaration commune, les participants du G7, notamment européens, avaient exprimé fin mars leur soutien à l’OMS ; cette forme de désaveu des Etats-Unis témoignait de leur isolement sur la scène internationale.
Ce gel démontre un peu plus encore que ce ne sont pas seulement la Chine ou la Russie qui s'en prennent au multilatéralisme, mais le pays qui fut au coeur de sa construction. Or la nouvelle défiance américaine n’est pas tant liée à telle ou telle organisation et ses faiblesses, réelles ou supposées, mais est systémique. Si les Etats-Unis se sont parfois mis en marge des institutions multilatérales, le pays a le plus souvent respecté les règles qu’il avait contribué à forger.
La décision américaine envers l’OMS rappelle en creux combien le multilatéralisme n’est pas qu’un outil, mais un ensemble de valeurs, un « bien commun » de l’humanité. L’administration de D. Trump ne serait pas isolationniste de manière traditionnelle, mais unilatéraliste et favorable à un changement de régime international.
Réinventer le multilatéralisme
Au contraire du 11 septembre 2001, ou de la crise des subprimes, plutôt occidentales, la crise sanitaire et économique du COVID-19 a d’emblée été totalement mondiale. Le facteur clé : les interconnexions, démultipliées, ont facilité la diffusion rapide du virus à travers la planète.
Face aux difficultés d’approvisionnements en équipements de protection, en masques, blouses, médicaments, face aux enjeux de la recherche d’un vaccin, la crise actuelle appelle une coordination internationale resserrée, en matière politique, économique, scientifique.
La tentation de faire table rase du système multilatéral actuel existe aussi mais ce serait donc se bercer d’illusions. Nous ne pouvons pas nous passer d’instances de dialogue et de coopération, au risque de l’anarchie et de l’abandon de toute règle de droit et de toute capacité de compromis. L’Histoire rappelle combien l’absence de filet de sécurité à l’échelle internationale peut s’avérer dramatique. Le bilatéralisme, en vogue en matière commerciale notamment, ne constitue pas non plus la réponse idéale à des enjeux par nature mondiaux.
Néanmoins les institutions multilatérales actuelles ne sont pas sans failles, mises en lumière et accrues par la crise. Le débat existe de longue date sur l’efficacité des agences internationales. Elles seraient bureaucratiques, leurs règles de fonctionnement complexes obèreraient leur efficacité et mobiliseraient une part trop grande de leur budget. Elles sont également souvent sous-financées par rapport aux besoins, conduisant organiser des réunions de donateurs pour des tours de table spécifiques à tel projet ou telle crise pour boucler les budgets. Le système de 1945 a néanmoins prouvé sa plasticité. L’introduction des G8 puis G7, et du G20, a apporté une impulsion nouvelle.
Dans une approche constructiviste enfin, ne réifions pas les Etats, qui ne sont pas ou plus les seuls acteurs des relations internationales. Les Etats fédérés américains disposent d’une réelle capacité d’action, à l’image de la Californie, sixième économie mondiale, dans la lutte contre le changement climatique. Les entreprises, les organisations de la société civile et les opinions publiques disposent aussi d’une influence notable dans les pays sensibles au respect de l’Etat de droit. Un exemple : la pression citoyenne a en grande partie favorisé le succès de la COP21 à Paris, en 2015.
Trouver le leader moderne du multilatéralisme
La crise actuelle témoigne d’une nouvelle animosité des Etats-Unis envers la Chine, malgré la trêve conclue en janvier 2020 sur fond d’accord commercial. Elle confirme également la perte de leadership des Etats-Unis, avec un Président volontairement isolé. Annonce en 2017 du retrait de l’Accord de Paris, volte-face et retrait de la signature américaine à la déclaration commune du G7 en 2018… : les manifestations de cet isolement ne sont pas nouvelles. Sans compter l’impact sur la crédibilité du Président de ses déclarations sur l’injection de désinfectant dans les poumons comme mesure de prévention. Enfin l’agenda domestique, focalisé sur les questions intérieures et la campagne électorale, n’incite pas à l’affirmation d’un leadership multilatéral même si la projection de puissance reste d'actualité dès que les intérêts américains sont menacés.
La Chine n’est pas dans une meilleure posture, sur fond de critiques récurrentes contre son modèle politique et économique autoritaire, son attitude envers ses voisins, ou quant au respect des droits humains. La crise du COVID-19 a permis au Parti communiste d’accroître son contrôle social et politique sur la population. La « diplomatie des masques » a mis en lumière l’agressivité de la politique étrangère chinoise, ainsi que sa capacité à réécrire l’histoire à son profit plutôt que la prétendue générosité de Pékin.
La Russie quant à elle n’est plus une puissance d’ordre mondiale, mise au ban du G8 depuis l’annexion de la Crimée en 2014, réintégrée seulement en 2019 au sein du Conseil de l’Europe. Au plan intérieur, les difficultés sont légion, avec une économie dépendante des matières premières et un pouvoir autoritaire mais faible face au COVID-19 et confronté à un mécontentement croissant de la population.
La Grande-Bretagne connaît de son côté de graves difficultés sanitaires, économiques dans la crise du COVID-19, alors que la période de transition pour sa sortie de l’UE a été enclenchée fin 2019, et que les négociations sur les futures relations sont ralenties.
Dans une approche réaliste, ce ne sont en fait pas les grandes puissances qui ont le plus intérêt à la revitalisation des institutions multilatérales, car leur poids international les protège relativement. En revanche, les puissances moyennes y ont intérêt : elles dépendent en grande partie des institutions multilatérales pour faire entendre leur voix et leurs intérêts. En l’absence d’un autre leadership international affirmé, ces puissances sont d’autant plus en mesure d’agir qu’elles disposent d’une capacité d’influence préalable, d’un agenda domestique non entièrement accaparé par des enjeux électoraux. En raison de leur intégration forte et historique dans les relations internationales, de leur capacité à parler à tous les Etats et de la force de leur réseau diplomatique, des valeurs qu’elles incarnent, d’un siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations unies ou de la possession de l’arme nucléaire, ou d’une lecture exceptionnaliste de l’Histoire. Ce sont par ailleurs souvent des nations qui ont connu sur leur propre sol les conséquences de l’impossible coopération internationale.
Revitaliser la méthode multilatérale
En avril 2019, la France et l’Allemagne ont lancé l’« Alliance pour le multilatéralisme », « alliance informelle de pays convaincus qu’un ordre multilatéral fondé sur le respect du droit international est la seule garantie fiable pour la stabilité internationale et la paix et que les défis auxquels nous faisons face ne peuvent être résolus que grâce à la coopération ».
Au sein du G7, la France et le Canada notamment entendent porter la voix de la coopération comme outil de réponse aux crises actuelles, et nouer des alliances en ce sens. Car la crise du COVID-19, sanitaire, économique, sans doute sociale, ne doit pas faire oublier l’urgence de la crise climatique et environnementale. D’autant que la COP 26 sur le climat de novembre est reportée à 2021 : les États devaient y réviser à la hausse leurs engagements de réductions d’émissions de gaz à effet de serre. Et que la COP15 biodiversité en octobre est également reportée : elle devait permettre de préciser un cadre stratégique mondial avec des objectifs concrets pour les dix prochaines années.
Ce sont sans doute les fédérations, ou organisations régionales respectueuses de l’Etat de droit qui sont les mieux armées pour revitaliser le multilatéralisme : elles reposent au quotidien sur le principe du dialogue et du compromis ; leurs valeurs sont les mêmes que celles au coeur du système multilatéral. L’Union européenne, comme échelle de souveraineté et d’action pertinente à l’échelle internationale, comme modèle d’organisation politique, constitue ainsi un acteur clé. D’autant qu’elle est sans doute la plus belle réussite de la pax americana de 1945. Et qu’elle est membre observateur des organisations internationales, du G7 (présidé par Washington cette année), du G20 (présidé par les Etats-Unis l’an prochain).
L’Union européenne cherche d’ailleurs à se doter d’une véritable capacité à agir. Au-delà du marché commun, de la construction économique, des nécessités semblent s'imposer : affirmer son poids géopolitique, faire entendre sa voix, imposer ses normes pour réguler la mondialisation. L’UE s’y est déjà essayée avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD) privées, entré en vigueur en mai 2018. C’est d’ailleurs le sens de l’adjectif « géopolitique » choisi par sa Présidente Ursula von der Leyen pour désigner la nouvelle Commission européenne depuis décembre 2019. Il ne s’agit pas tant de réinventer le multilatéralisme, que d’imposer des rapports de force nouveaux, la réciprocité, le dialogue comme outil de régulation des rapports entre Etats et comme valeur fondamentale. A défaut d’être toujours entendue, l’UE est attendue.
Ainsi, le gel par les Etats-Unis de leur contribution à l’OMS éclaire d’une lumière crue les failles du système multilatéral international, son manque d’efficacité ainsi que l’absence d’un leadership clair et incontesté.
Il éclaire a contrario les tentatives, nombreuses et diverses, pour saborder le système né en 1945, au profit d’un nouvel ordre mondial conservateur fondé sur un minilatéralisme, d’un nouvel ordre mondial dérégulé, d’une fragmentation des relations internationales et de la constitution de nouvelles sphères d’influence, voire d'un nouvel ordre mondiale fondé sur le pur et simple rapport de forces. Au-delà des raisons et objectifs, cette attitude agressive est partagée par de nombreux Etats.
Mais s’abandonner à ces coups de boutoir serait illusoire et dangereux. Revitaliser le multilatéralisme, replacer en son coeur les valeurs communes d’humanisme, les droits fondamentaux, suppose d’oser affirmer de nouveaux rapports de force, sans naïveté. « We the people [...], in order to form a more perfect union » : ce sont les premiers mots du préambule de la Constitution des Etats-Unis. « Unis dans la diversité » répond l’Union européenne.