En février 2021, le sous-marin nucléaire d’attaque français L’Émeraude faisait immersion en mer de Chine méridionale. Le déploiement du navire français visait à démontrer la détermination de la France à exercer le principe de libre navigation dans les eaux internationales et à préserver ses intérêts dans la région.
Avec le basculement du centre économique mondial vers l’Asie, la mer de Chine méridionale devient un espace stratégique de plus en plus convoité. Dans le contexte de la très forte montée en puissance de la Chine, cette mer concentre des enjeux géostratégiques qui cristallisent des tensions géopolitiques grandissantes.
Une concentration d’enjeux économiques et politiques
La mer de Chine méridionale accumule des enjeux économiques considérables avec de nombreuses ressources naturelles estimées ou prouvées, principalement autour des archipels des Paracels et des Spratleys. En plus du phosphate, cette zone maritime renfermerait d’importantes ressources d’hydrocarbure. Les estimations font état de 25 000 milliards de mètres cubes de gaz naturel, soit 13,4 % des réserves mondiales. Cependant, ces ressources demeurent hypothétiques car l’instabilité politique régionale n’a pas permis de mener une véritable exploration approfondie des gisements.
Quant aux ressources halieutiques, il vient de cette mer 10 à 15 % de la production mondiale de poissons, qui nourrit en tout 300 millions de personnes de la région. La part représentée par la consommation chinoise de produits marins s’élève à un tiers de la pêche mondiale. En outre, la croissance économique et démographique des États de la région comme l’Indonésie, le Viêt Nam ou la Chine justement engendre une pression dangereuse sur les stocks halieutiques. La hausse de la demande crée une surpêche, à l’origine d’une augmentation des tensions économiques et politiques. En plus de faire peser un risque environnemental sur la biodiversité de cet espace maritime, une compétition accrue entre les pêcheurs des pays voisins s’est installée.
La mer de Chine méridionale est traversée par la route maritime reliant les ports chinois, japonais, ou encore sud-coréens à l’Europe en passant par le Moyen-Orient. Près de la moitié du commerce international et 80 % des importations de pétrole du Japon, de Taïwan et de la Corée du Sud, alliés historiques des États-Unis, transitent par cette mer. De la même manière, 90 % du commerce extérieur chinois passe par le détroit de Malacca. La forte concentration des flux commerciaux renforce la dimension hautement stratégique de cet espace maritime, fermé d’un point de vue géographique. En plus d’assurer la sécurité du commerce international, le contrôle de la zone confère également un levier stratégique. En effet, le pays serait capable d’interdire l’accès des navires de commerce et d’empêcher l’approvisionnement de marchandises ou d’énergie voire isoler certains Etats. En cas de contrôle de cet espace maritime, la Chine pourrait, par exemple, ralentir voire détourner certains porte-conteneurs à destination de Taïwan pour ajouter une pression économique, déstabiliser le pays et réduire sa résilience en cas de conflit.
En plus de garantir la sécurité des échanges et de renforcer l’influence économique, les nombreux archipels de la mer de Chine méridionale constituent un positionnement militaire stratégique pour le déploiement de missiles sol-air ou antinavires et surtout de sous-marins, qui peuvent facilement échapper à une détection grâce aux eaux profondes avoisinant les îles Spratleys. Dans un contexte de montée des discours nationalistes dans la région, l’expansionnisme maritime représente une affirmation politique forte sur l’échiquier régional voire international.
Des revendications territoriales, sources de tensions régionales croissantes
Ces enjeux stratégiques expliquent les revendications des Paracels par le Viêt Nam, la Chine et Taïwan, tandis que les îles Spratley sont disputées entre la Chine, le Viêt Nam, les Philippines, la Malaisie, Taïwan et Brunei. Le contrôle chinois de cette mer permettrait d’étendre sa zone maritime pour protéger ses frontières côtières, alors que des bases militaires américaines se situent au Japon, en Corée du Sud mais également sur l’île de Guam ou aux Philippines.
Selon la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de Montego Bay (CNUDM) de 1982, un État côtier exerce sa souveraineté nationale sur les eaux territoriales dans un rayon de 12 miles, tandis qu’il dispose d’une Zone Économique Exclusive (ZEE) sur une largeur de 200 miles. La ZEE confère des droits souverains pour l’exploration et l’exploitation mais également la gestion et la conservation des ressources. Les revendications de nombreux îlots se multiplient afin d’assurer le contrôle de la mer de Chine méridionale. En 2009, la Chine réclamait 80 % de la zone maritime en se basant sur des droits historiques et les expéditions chinoises de Zheng He du XVème siècle, mais aussi sur une carte surnommée la « ligne en neuf traits » auprès de l’ONU.
En 2021, la Chine dispose d’une flotte militaire de 350 navires de guerre contre 293 pour l’US Navy. Avec l’augmentation de ses moyens militaires, la politique extérieure chinoise est de plus en plus perçue comme expansionniste par ses voisins et plus largement par la communauté internationale. Ces revendications ont entraîné une hausse des tensions et l’éclatement de plusieurs conflits entre les puissances de la région. En 1988, 74 soldats vietnamiens meurent lors d’un affrontement avec la Chine pour le contrôle du récif de Johnson du Sud des îles Spratleys. Les incidents avec les pêcheurs sont de plus en plus fréquents en Mer de Chine Méridionale. En 2014, un bateau de pêche vietnamien coule après avoir heurté un navire chinois, tandis qu’en août 2020, un pêcheur vietnamien est abattu par des garde-côtes malaisiens.
Pour bénéficier d’une ZEE, une île doit « se prêter à l’habitation humaine et à une vie économique propre » selon la CNUDM. Dans le cas contraire, les territoires émergées sont qualifiés de « rochers » qui n’ont pas droit à une ZEE. Dans cette logique, dès 1988, Pékin a étendu certains rochers et îlots par poldérisation - conquête de terres sur la mer par endiguement ou assèchement - afin de les qualifier juridiquement d’îles et ainsi obtenir la ZEE associée.
De nombreux archipels ont été fortifiés par des bases militaires, des phares et des aérodromes, principalement par la Chine, afin d’assurer une occupation effective, qui est une des caractéristiques d’un État en droit international. Bien que l'ASEAN soit généralement discrète, l’Union sud-est-asiatique a déclaré en 2015 que la poldérisation chinoise en mer de Chine méridionale menaçait de la paix, la sécurité et la stabilité. En 2013, le gouvernement philippin avait appelé la Cour permanente d’arbitrage à juger illégale la souveraineté revendiquée par Pékin sur le récif de Scarborough. En 2016, La Haye a jugé que Pékin occupait des territoires sans base juridique, considérant les droits historiques chinois et la « ligne en neuf traits » contraires à la CNUDM. La Chine a réfuté cette décision et possède, par une politique du fait accompli, de nombreux archipels avec un contrôle militaire effectif.
De plus, Pékin a une interprétation stricte du droit de la mer et considère que les ZEE sont aussi des zones de protection : par conséquent, les navires militaires étrangers ne peuvent pas circuler dans les ZEE chinoises. Cette interprétation remet en question le droit de passage prévu par la CNUDM et porte atteinte à la liberté de navigation. Grâce aux îles contrôlées et aux ZEE revendiquées, la Chine tente de faire de la mer de Chine méridionale un lac chinois sur lequel elle exercerait sa pleine souveraineté avec un dénis d’accès aux marines militaires étrangères. Les prétentions chinoises reflètent ainsi une volonté de puissance et remettent en cause le leadership américain dans la région.
La liberté de navigation exercée par les États-Unis comme rempart à l’expansionnisme chinois
Face aux revendications chinoises, des pays riverains tels que le Viêt Nam, la Malaisie ou les Philippines, ou encore les États-Unis souhaitent préserver le caractère international des eaux de mer de Chine méridionale afin de maintenir la liberté du commerce et de restreindre l’expansionnisme chinois.
Au nom du droit de la mer, l’opération « Liberté de navigation » menée par les États-Unis consiste à faire patrouiller des navires de guerre dans les eaux revendiquées par la Chine, alors que les États-Unis ne sont pas signataires de la CNUDM. Le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité, nommé aussi la Quad, constitué des États-Unis, l’Inde, l’Australie et le Japon, mène une réflexion stratégique relative à la montée en puissance chinoise dans l’espace Indo-Pacifique. Rivaux régionaux de la Chine, ils promeuvent aussi la liberté de navigation en mer de Chine méridionale, tout comme la France avec le passage de L’Émeraude. Les États-Unis visent ainsi à maintenir leur influence maritime et celles de leurs alliés asiatiques dans la zone face à la Chine.
La Chine qualifie le comportement de la marine américaine de provocation et de « violation de la souveraineté chinoise, qui compromet la paix, la sécurité et l'ordre » selon son porte-parole Geng Shuang en 2019. Elle a ainsi débuté des exercices militaires dans la zone en avril 2021 alors que les garde-côtes chinois sont armés depuis février 2021.
La concentration de forces armées dans un espace restreint au caractère géostratégique majeur augmente la probabilité d’un accident ou d’un affrontement entre pêcheurs et garde-côtes ou entre navires de guerre d’acteurs régionaux ou internationaux.
Sur fond de rivalité sino-américaine, les enjeux économiques et politiques, couplés aux revendications territoriales en mer de Chine méridionale exacerbent les tensions et représentent un risque concret d’escalade militaire.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Jocerand Duthoit, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, s'intéresse aux relations entre l'Union européenne et la Chine et à la géopolitique de la mer.