Diplomate, ancien représentant permanent de la France auprès des Nations Unies à New York et à Genève, ancien chef de la délégation de l'Union européenne en Turquie de 2011 à 2013, ancien ambassadeur de France en Russie de 2013 à 2017 puis en Chine de 2017 à 2019, Jean-Maurice Ripert est diplômé de l’Ecole nationale d’administration - ENA.
Guillaume Tawil (Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy) - M. Ripert, vous avez été en poste à Moscou entre 2013 et 2017, puis à Pékin entre 2017 et 2019. Cette période coïncide d’une part avec un regain de tensions entre la Russie et l’Occident – sur fond d’annexion de la Crimée et de crise ukrainienne – et d’autre part avec le début d’une guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis. A quel point les tensions avec l’Occident ont-elles été déterminantes dans le rapprochement sino-russe actuel ?
Jean-Maurice Ripert - Je ne suis pas à l’aise avec le terme « Occident ». Si l’on parle d’état de droit et de droits humains, il s’agit de valeurs universelles. La bataille des mots est fondamentale : ne faisons pas nôtre le narratif russe ou chinois selon lequel ces valeurs seraient exclusivement « occidentales ». Moscou et Pékin convergent dans leur remise en cause de ces valeurs et de leur universalité, en développant un discours national et en réécrivant l’histoire - particulièrement la Russie. En revanche, si par « Occident » on désigne l’Otan, le problème est différent, le terme est acceptable puisqu’il s’agit bien d’une Alliance librement consentie entre puissances. L’opposition aux valeurs des droits humains, dénoncées comme « occidentales », est un point de convergence majeur entre Vladimir Poutine et Xi Jinping, plus qu’entre leurs deux pays. Pour ces deux leaders, le contre-modèle, c’est Mikhaïl Gorbatchev [dirigeant de l’URSS entre 1985 et 1991] : la Russie se serait affaiblie puis effondrée pour avoir laissé sa chance à la liberté. Tous deux ont donc construit ou renforcé des régimes autoritaires, où le contrôle de la société et du citoyen est quasi-total, la corruption endémique et les richesses captées par un clan minoritaire proche du pouvoir. Mais au fond, les deux leaders montrent qu’ils sont conscients du fait que si un espace de liberté est laissé à la population, elle s’en saisira contre le pouvoir en place. Les manifestations de rues en Russie et la crise de Hong Kong en attestent d’ailleurs.
Attention néanmoins à la nuance : là où la Chine estime que les droits humains au sens de la Déclaration universelle des Nations Unies de 1948 ne s’appliquent pas dans son cas et prône des « valeurs chinoises », la Russie prétend les respecter. Par ailleurs le contrôle de la société chinoise par le parti communiste est beaucoup plus poussé, notamment au Tibet et au Xinjiang, ou via le contrôle électronique de la population et le système de crédit social.
La Russie et la Chine sont souvent accusées de chercher à affaiblir les démocraties libérales à travers leur politique étrangère. Les deux pays font de plus en plus front commun au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, avec sept vétos communs depuis 2007. Peut-on parler d’un front autoritaire face aux démocraties libérales ?
Tout d’abord, ces deux pays n’ont signé aucune alliance entre eux. Pour citer Dmitri Trenine [directeur du Centre Carnegie de Moscou], leur partenariat est fondé sur un accord tacite : « jamais contre l’autre, mais pas forcément avec l’autre ». Par exemple, la Chine n’a pas soutenu la Russie en Crimée, ce qui aurait été contraire à sa doctrine hostile à toute intervention extérieure dans la politique intérieure d’un pays. Dans le dossier syrien, dans lequel elle n’a pas d’intérêt particulier, la Chine s’est montrée distante, montrant bien qu’elle n’était pas à l’aise avec l’intervention militaire russe. A l’inverse, la Russie voit d’un mauvais œil la politique chinoise en mer de Chine ou à Hong-Kong. Il n’est pas sûr non plus certain que Moscou soutienne la Chine en cas d’annexion de Taiwan, ou de conflit avec l’Inde, qui est un partenaire historique et un client majeur de la Russie dans le domaine de la défense.
Plus généralement, la Russie et la Chine n’ont pas la même vision de ce que doit être la multipolarité du monde, qu’ils prétendent appeler de leurs vœux, ce qui s’explique facilement par leurs poids respectifs sur la scène internationale. En réalité, chaque pays aimerait entretenir un dialogue privilégié avec les États-Unis, afin d’en revenir à un monde stabilisé par deux super puissances. Si un G2 devait se constituer peu à peu entre les États-Unis et la Chine, ce qui n’est pas le chemin choisi par Donald Trump, l’influence russe sur la scène internationale serait de facto réduite. La Russie a intérêt au maintien du système actuel, au sein duquel elle dispose d’une capacité de blocage réel alors que la Chine souhaite mettre en œuvre un nouveau multilatéralisme, dont elle serait le centre. Elle est de ce point de vue beaucoup plus ambitieuse que la Russie. La Russie veut pouvoir bloquer les Nations Unies quand cela l’arrange, certainement pas redéfinir un nouveau système où la place de la Chine serait encore plus importante qu’aujourd’hui.
Le président de la République a récemment affiché sa volonté de rapprochement avec la Russie, et de la « ré-arrimer à l’Europe ». L’Europe de l’Est redoute quant à elle les ambitions impérialistes russes, alors que l’Allemagne demeure divisée sur le sujet. Selon vous, quelle politique l’UE et la France doivent-elles adopter face à ce rapprochement sino-russe ?
Là encore, il faut faire attention aux mots que l’on utilise. Éviter une fracture entre la Russie et l’Europe est bien sûr souhaitable, mais ne nous trompons pas : c’est la Russie qui dérive peu à peu loin de l’Europe, pas l’inverse. Pour la « ré-arrimer » il faut d’abord s’assurer que c’est ce que les Russes souhaitent. La population le veut, je n’en doute absolument pas, mais Vladimir Poutine, j’en suis moins convaincu. Il sait que les valeurs européennes et le modèle démocratique européen restent attirants pour la population et s’efforce donc de l’en éloigner. Il joue contre son propre peuple. Cela étant, l’effondrement de l’Union soviétique a été ressenti par beaucoup de Russes comme un abandon de la part de l’Europe, sentiment sur lequel jouent les penseurs du concept d’« Eurasie » tels qu’Alexandre Douguine. Selon lui, le monde continental et le monde atlantique s’opposent : le premier, l’Eurasie, l’emportera sur un monde occidental décadent et courant à sa perte. En réalité, cette opposition n’a pas de sens : jusque dans l’Extrême-Orient russe, à Vladivostok, on se sent européen, pas asiatique.
L’initiative d’Emmanuel Macron est donc bonne dans son principe, nous avons besoin de la Russie ne serait-ce que pour assurer la sécurité sur le continent, mais il faut imposer avec fermeté les conditions dans lesquelles nous sommes prêts à renouer un dialogue que la Russie a rompu par des opérations militaires contraire au droit international et des violations massives des droits humains. Rappelons que la Russie ne dispose pas d’alternative économique réelle à l’Europe. Il est d’ailleurs révélateur que six ans après le début des sanctions économiques, les Européens demeurent les premiers investisseurs étrangers en Russie. L’Europe, l’Union européenne, première puissance économique et commerciale mondiale, doit donc prendre conscience de son poids réel face à la Russie. L’Europe doit se montrer forte dans la défense de ses intérêts et de ses valeurs, pour amener la Russie à négocier selon des termes qui nous soient acceptables. Aucune concession sur notre refus de l’annexion de la Crimée et la déstabilisation au Donbass ne serait ainsi pour moi acceptable, ni même efficace d’ailleurs. Pour être respectés par des régimes autoritaires, il faut d’abord se respecter soi-même.
En revanche, il est clair que la construction d’une Europe de la défense pose un problème à la Russie, qui préférerait revenir à la dépendance de cette défense européenne envers un dialogue et une coopération bilatérale entre elle et les Etats-Unis.
Le projet chinois des Nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative, BRI) initié en 2013, vise notamment à relier la Chine au marché européen. Les Etats membres de l’UE sont aujourd’hui divisés face à ce projet. Comment la Chine perçoit cette indécision européenne ?
La Belt and Road Initiative n’a d’initiative que le mot : ce sont des investissements chinois, financés par des banques chinoises, développées par des entreprises chinoises, en faveur des intérêts de la Chine. Bref, ce sont des investissements extérieurs classiques, sino-centrés. Ils créent néanmoins un sérieux problème d’endettement pour les pays qui accueillent ces investissements. La Chine refuse de faire partie de clubs de créanciers internationaux tels que le club de Paris, chaque pays est seul face à elle, ce qui dénote une conception du multilatéralisme assez étrange…. Elle entend mettre en place ses propres institutions, incluant un système chinois d’arbitrage des différends commerciaux. A travers le narratif du « bénéfice mutuel », Xi Jinping a pu persuader de nombreux pays de tomber dans le piège de la dette en à peine deux ans, tandis que de nombreux projets s’avèrent plus coûteux que prévu, bénéficient peu aux populations locales et demeurent parfois inachevés.
L’UE doit donc prendre conscience du fait que le multilatéralisme chinois ressemble plutôt à une roue de bicyclette : il peut y avoir plusieurs rayons mais il n’y a qu’un seul centre. Il faudrait plutôt parler de « multi-bilatéralisme ». C’est un danger pour le système des Nations Unies, qui pourrait à terme en sortir très affaibli. En Europe, Pékin s’adresse de la même façon directement aux États membres de l’UE sans passer par Bruxelles. En outre, la Chine s’appuie partout à travers le monde essentiellement sur les régimes les moins regardants sur les questions de droits humains et contribue à renforcer leur légitimité, cela vaut également pour certains pays d’Europe centrale et des Balkans. A titre d’exemple, elle finance une ligne de chemin de fer entre Budapest et Belgrade, projet à l’importance pratique très relative, mais qui lui permet d’appuyer le narratif nationaliste et relativiste en matière de droits de l’Homme des partis au pouvoir dans ces deux pays.
La Russie a initié en 2015 l’Union économique eurasiatique - UEE, qui regroupe d’anciennes républiques soviétiques. Comment la BRI est-elle perçue en Russie ? L’UEE et la BRI sont-elles concurrentes ou complémentaires ? L’Asie centrale peut-elle être amenée à « choisir » entre Pékin et Moscou ?
La Russie a parfaitement conscience du caractère sino-centré de la BRI. Si Vladimir Poutine s’est rendu au second forum de la BRI en avril 2019 à Pékin afin d’afficher une adhésion de façade, la Russie n’a signé aucun aucun accord financier à ce titre. Moscou se sait négligé par Pékin. Cette dernière n’est plus la Chine tiers-mondiste de la seconde partie du XXe siècle, mais une Chine puissante tentée par l’hégémonisme et qui n’hésite pas à user de la coercition pour promouvoir son agenda international. Pour revenir à la métaphore de la bicyclette, si la première roue en était la Chine, la deuxième roue pourrait être constituée de son point de vue par les États-Unis, qui serait chargés de maintenir la discipline dans le camp « occidental ».
En Asie centrale, il y a évidemment concurrence ! La Russie a tenté de resserrer les rangs par le biais de l’UEE et de la CEI, la Communauté des Etats Indépendants, mais l’attrait économique de la Chine est très fort dans la région. Dans le domaine des matières premières notamment il y a convergence d'intérêts : les républiques d’Asie centrale souhaitent diversifier leurs clients et la Chine diversifier ses fournisseurs, ce qui est vu d’un mauvais œil par la Russie. Au-delà des considérations économiques, l’enjeu sécuritaire est majeur pour Moscou. Les États d’Asie centrale sont des régimes majoritairement autoritaires, aux économies faibles et peu diversifiées, où le chômage est endémique, et la Russie est bien souvent la seule destination possible pour une jeunesse désœuvrée, qui y est souvent discriminée. Le contexte est d’ailleurs de ce fait très favorable au développement du djihadisme dans la région, avec aujourd’hui le défi du retour des anciens combattants de l’EI - Etat islamique dans leurs pays d’origine. Le passé russe en matière de terrorisme est très douloureux : le pays prend cette menace très au sérieux et déploie des moyens importants de lutte.
La Chine investit massivement en Sibérie, notamment dans des projets d’infrastructure et d’extraction de matières premières. En outre, elle a publié en 2018 dans un livre blanc sa stratégie arctique à l’aune de son ambition : être considérée comme un pays « quasi arctique ». Comment la Russie perçoit cet intérêt chinois pour la Sibérie et l’Arctique ?
L’intérêt chinois pour la Russie ne se limite pas à la Sibérie, avec des projets d’infrastructure jusqu’à Moscou, comme le doublement du transsibérien. Pour ce qui est de l’Arctique, la Chine se revendique avant tout comme une puissance planétaire, donc avec l’obligation d’assurer une présence navale planétaire. Elle est en outre coutumière de la politique du fait accompli, à l’instar de son action en mer de Chine méridionale. S’ajoutent la route commerciale du Nord-Est, enjeu majeur et appelé à croître au cours des prochaines années, mais également les ressources en hydrocarbures de la région. C’est donc pour des raisons économiques, commerciales, militaires mais aussi et sans doute surtout politiques qu’elle souhaite faire partie du Conseil de l’Arctique. La Russie se montre néanmoins vigilante en matière de souveraineté, et a installé des bases militaires tout du long de sa côte arctique.
Au-delà des intérêts économiques, il ne faut pas minimiser les prétentions scientifiques de la Chine en Arctique. Contrairement à la Russie qui s’en désintéresse hélas largement, la Chine prend les changements climatiques très au sérieux, l’impact intérieur de la pollution et de la perte de biodiversité étant majeur. Le pays est d’ailleurs l’organisateur de la COP15 Biodiversité à Kunming - prévue en octobre 2020, elle a été reportée à 2021 en raison de la crise de la Covid-19. Il est dans l’intérêt de la France en particulier de profiter de ce changement d’attitude de la Chine pour engager dans un véritable multilatéralisme et se montrer exigeante quant au respect des engagements de l’accord de Paris.
L’Inde et le Pakistan ont rejoint l’Organisation de Coopération de Shanghai en 2017, malgré leur rivalité exacerbée autour de la question cachemirie. Quelles sont les perspectives stratégiques de l’OCS et quel est son champ d’action ?
L’élargissement de l’OCS en a changé la nature. La Chine n’était pas particulièrement favorable à cette double adhésion, concernant l’Inde comme le Pakistan, qu’elle souhaite maintenir sous son influence. A la suite de cet élargissement, l’OCS n’est désormais plus une organisation uniquement à la main de la Chine. En conséquence, elle va probablement recentrer son action sur les questions économiques, plus consensuelles, que sur les enjeux stratégiques.