2019 : nous célébrons les trente ans de la chute du mur de Berlin. À cette occasion, plusieurs réflexions sont organisées à Paris pour saisir les conséquences géopolitiques de cet événement historique. S’impose alors un impératif réaliste. Son corollaire est l’impératif européen.
Table-ronde de l'Institut Open Diplomacy et du Dialogue de Trianon le 12 novembre
de gauche à droite : Vitali Ignatenko, Adam Rotfeld, Robert Legvlod, Joachim Bitterlich, Thomas Friang
Le réalisme est un impératif géopolitique : stop aux illusions d’optiques
À Paris, les trente ans de la chute du mur sont l’occasion de s’interroger. Avons-nous tiré le meilleur profit politique de la fin de la guerre froide ? Cette réflexion en appelle au réalisme.
Nombreux observateurs nous interpellent : « c’est illusoire de croire que la chute du mur de Berlin est un événement à lui-seul » estime l’ancien ministre des Affaires étrangères français, Hubert Védrine. En écho, les propos de son homologue polonais Adam Rotfeld, ancien directeur du SIPRI : « le changement de cap des dirigeants polonais, progressivement plus favorable à la réunification de l’Allemagne avant la chute du mur, a contribué à cet événement historique ». Le diplomate allemand, Joachim Bitterlich, développe : « la RDA était en faillite financière, la chute du mur est venue naturellement ». A quoi s’ajoutent la décision hongroise de laisser passer les civils à travers le rideau de fer… et surtout, la volonté politique de Gorbatchev, alors dirigeant de l’URSS. Son porte-parole de l’époque, Vitali Ignatenko, devenu plus tard Vice-premier ministre de Russie, explique : « la Perestroïka et tous les efforts de modernisation ou de transparence étaient mal compris par l’Occident, mais ils ont pavé la voie de cet événement historique ».
S’installe alors l’idée d’un effondrement de la puissance soviétique. Celle-ci fait le lit de l'illusion d’une victoire des Occidentaux sur les Russes. « C’était une erreur monumentale » affirme Hubert Védrine. Le professeur Legvold, émérite au département de sciences politiques de Columbia, enchérit : « nous avons signé la Charte de Paris pour une Nouvelle Europe qui devait poser les bases d’une coopération pacifique entre la Russie et l’Europe ; au lieu de cela, nous avons humilié les Russes et gagné en hostilité ». L’Ambassadeur Bitterlich ne s’y oppose pas non plus : « depuis 2001, en favorisant l’expansion de l’OTAN vers l’Est, nous avons commis une série de fautes politiques ». D’ailleurs, Andrei Grachev, également porte-parole de Gorbatchev rappelle aussi que l’URSS avait donné son accord à ce que l’Allemagne réunifiée rentre dans l’OTAN à condition que l’Alliance ne s’étende pas plus à l’Est. La thèse officielle russe n’est plus difficile à défendre : la Georgie comme la Crimée ont servi de rappel à l’ordre aux arrogants de l’Occident.
Bercé dans cette illusion de victoire, l’Occident omet un autre fait majeur de 1989. « C’est aussi l’année des massacres de Tien’Anmen » rappelle Thomas Gomart, le directeur de l’Ifri, « c’est-à-dire un moment d’affirmation du régime chinois après la modernisation de Deng Xiaoping ». Les relations entre la Russie et l’Asie semblent demeurer au stade de l’impensé. L’Ambassadeur japonais Yoshi Suzuki est d’ailleurs obligé de rappeler que « le Japon et la Russie n’ont pas signé de traité de paix depuis un siècle, pour mettre fin aux disputes territoriales sur les îles Kouriles ». Il ajoute que les différends de la région se règlent uniquement par les rapports de force bilatéraux depuis l’échec des « négociations des six parties » incluant les deux Corées, la Chine et la Russie avec le Japon et les États-Unis.
Pour la directrice générale de la DGAP, Daniela Schwarzer, l’Allemagne a mis longtemps à prendre conscience de la situation. Berlin ne se berce plus d’illusion aujourd’hui : « l’annexion de la Crimée en 2014 a montré que l’architecture européenne de sécurité était instable ; parallèlement, Berlin se méfie de plus en plus de Pékin ». Elle en appelle alors à « une approche européenne plus ambitieuse ».
Table-ronde organisé par l'Ifri le 13 novembre
de gauche à droite : Thomas Gomart, Daniela Schwarzer, Hubert Védrine, Andreï Grachev et Yoshi Suzuki
L’Europe est son corollaire immédiat : stop à l’éparpillement géopolitique
« Kissinger, Reagan, Bush père… leurs initiatives pour dialoguer avec la Russie n’ont jamais affaibli les États-Unis. Aujourd’hui, les Européens ont la trouille de parler avec Moscou ! » s’exclame Hubert Védrine. Andreï Grachev appelle au même réalisme : « il faut commencer par dire la vérité, l’esprit d’Helsinki, qui consistait en 1975 à formaliser diplomatiquement le partage territorial acté à Yalta trente ans plus tôt, est terminé ».
L’ancien porte-parole de Gorbatchev demande lui aussi. Il faut « plus de cohérence européenne. A Moscou, on ne sait pas qui il faut écouter », lance-t-il dans une formule à la Kissinger. Ce faisant, il fait écho à l’analyse de Daniela Schwarzer pour qui « l’Europe a besoin d’une analyse stratégique en profondeur pour proposer une réconciliation crédible à la Russie ». À la Chine aussi, au passage. Tout comme aux États-Unis, ne manque-t-elle pas de faire remarquer.
La finalité d’une telle analyse stratégique européenne est très claire pour Hubert Védrine. « Il faut créer un cadre dans lequel les Européens et les Russes pourront aborder toutes les questions sensibles comme nous avons réussi à le faire avec l’URSS » explique-t-il, en saluant la tentative du président Macron lors du sommet de Brégançon. Trois ans après le lancement du « Dialogue de Trianon » à Versaille, le temps n’est-il pas venu de faire passer cette initiative française à l’échelle européenne ?
Pour conclure les commémorations, le diplomate français Nicolas Chibaeff, secrétaire général du Dialogue de Trianon, citait l’Étrange défaite de Marc Bloch : « Examinant comment hier a différé d’avant-hier et pourquoi, l’histoire trouve, dans ce rapprochement, le moyen de prévoir en quel sens demain, à son tour, s’opposera à hier ». Il s’agirait de ne pas tarder, car l’ancien Vice-premier ministre russe Ignatenko aime lui aussi les citations. Celle de Mauriac, par exemple, qu'il rappelle non sans esprit florentin : « Nous aimons tellement l’Allemagne que nous préférons quand il y en a deux ».