Tandis que les Britanniques ont voté le 23 juin dernier en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE), que les prévisions et l’environnement économiques semblent peu favorables à une reprise marquée de la croissance sur le continent européen dans les années à venir, l’UE apparaît de plus en plus impopulaire auprès de ses citoyens. Face à ces constats alarmants, comment rester optimiste quant à l’avenir du projet européen ?
Relativiser l’embellie conjoncturelle
Neuf ans après la crise de 2008, les prévisions économiques de court terme semblent effectivement s’améliorer, mais cette embellie conjoncturelle n’annonce pourtant pas une reprise durable de l’activité en Europe. Pour 2016, les économistes de Coe-Rexecode – le Centre d’observation économique et de Recherche pour l’expansion de l’économie et le développement des entreprises – estiment la croissance du produit intérieur brut (PIB) européen à 1,7 %, tandis que l’Observatoire français des conjonctures économiques – OFCE – attend un peu plus, 1,8 %[1]. Ces prévisions clémentes s’inscrivent dans un contexte de consommation des ménages favorable (+ 3,1% en 2016[2]), tandis que l’investissement tant en biens d’équipement qu’en biens de construction semble redémarrer selon Charles-Henri Colombier, directeur de la conjoncture chez Coe-Rexecode. C'est une bonne nouvelle puisqu’« entre 2008 et 2014, la contraction de ce secteur a[vait] conduit à une baisse de la croissance du PIB de la zone euro de 0,5 point » selon ce dernier.
Néanmoins, ces prévisions de court terme plutôt favorables sont à relativiser au regard de l’environnement économique européen actuel, et des prévisions de moyen terme, à l'horizon de 3 à 5 ans. En effet, la politique monétaire expansionniste de la Banque centrale européenne (BCE) et la chute des cours du pétrole seraient responsables de près de la moitié du taux de croissance prévu pour 2016 ; sans ces facteurs extérieurs, ce taux de croissance plafonnerait à 1 %, voire 0,9 %. L’inflation créée par la politique de quantitative easing – accroissement de la quantité de monnaie en circulation – récemment encore renforcée par la BCE, devrait par ailleurs ralentir les gains de pouvoir d’achat des ménages liés à la baisse des prix du pétrole, et en conséquence la consommation des ménages et la croissance du PIB – estimée à - 0,2 point en 2017. Cette baisse de la demande interne ne devrait par ailleurs pas être soutenue par la demande internationale, puisque les États-Unis semblent entrer dans une phase de récession économique tandis que la Chine est menacée par l’augmentation du service de sa dette.
L’Europe fait donc aujourd'hui face à une crise économique qui n’est toujours pas réglée, une crise qu’Anne-Laure Delatte, chargée de recherche au CNRS et chercheuse associée à l’OFCE, qualifie de « stagnation séculaire ». En effet, Charles-Henri Colombier observe un « phénomène de ralentissement structurel pour toutes les économies développées » : le rythme de croissance potentielle anticipé pour l'UE en 2020 est actuellement de 1 %. Ce constat est d’autant plus alarmant qu’il faut un minimum de 1,5 % de croissance par an pour créer de l’emploi en France[3]. Enfin, malgré les 3 millions d’emplois créés cette année en zone euro, « on fait toujours travailler 4 millions de personnes de moins qu’en 2008 » selon M. Colombier. Cette situation s’intègre également dans un contexte de déséquilibres en termes de finances publiques entre pays européens, impliquant des choix divergents en termes de politique budgétaire, une asymétrie des effets de la politique monétaire et par conséquent une augmentation des tensions entre les pays de la zone euro.
Il est donc vital de réaliser rapidement les réformes nécessaires au sein de l'UE, conclut Charles-Henri Colombier – par exemple, réaliser l’harmonisation des marchés du travail de la zone euro – car l’évolution actuelle ne permettra que difficilement à l'Europe de faire face à un nouveau choc macroéconomique d'ampleur dans les années à venir. La tâche s’annonce délicate étant donné que ces actions essentielles doivent prendre place dans un contexte d'incertitudes et de tensions, quant aux négociations de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, et plus généralement quand aux relations de tous les pays membres avec l’Union, et alors que les crises migratoire et sécuritaire révèlent le manque de coordination au sein de l’Union.
« Sans vouloir être eurobéat, je reste optimiste »[4]
En raisonnant dans le temps long et en comparant la situation européenne à celle d’autres pays, le pessimisme statistique associé au futur économique de l’Europe est pourtant à relativiser. Certes, il faut prendre en compte les faiblesses de l’Europe, mais sans oublier que « nous avons des atouts considérables » explique Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman. Contrairement aux images reçues, nous continuons à être « au sommet » en termes de nombre de brevets détenus et déposés, en termes de capacité d’invention. La puissance européenne est bien réelle, avec 508 millions d’habitants et un pouvoir d’achat moyen supérieur à celui du reste du monde. Enfin, « cette situation n’était pas évidente à la sortie de la Seconde Guerre mondiale mais l’intégration économique voulue par les pères fondateurs a permis de retrouver une prospérité élevée et non anticipée » (J.-D. Giuliani).
Le principal défaut de l’UE est donc de ne pas se penser comme une entité : elle s’est construite à l’inverse des États-Unis, puisqu’il n’existe toujours pas de constitution politique européenne, ce qui génère un pessimisme légitimé par les difficultés économiques. Cette impopularité de l’Union s’est exprimée au Royaume-Uni, les Britanniques ayant voté à une courte majorité, 51,9 %, en juin dernier en faveur du leave. Anne-Laure Delatte anticipait ainsi quelques jours avant la tenue du vote : « c’est une blague qui va se concrétiser, fruit d’un populisme émergent ».
Constatant que « l’Europe est le dernier sujet dont on parle alors que l’imbrication des économies devrait impliquer que l’on s’y intéresse beaucoup plus »[5], Mme Delatte et M. Giuliani estiment tous les deux qu’il faut réintroduire l’Europe au cœur du débat public, et créer une idée fondamentale de société européenne. Il n’existe pas une presse européenne conséquente, ni de lieu de débat public européen, alors même qu’un véritable sentiment européen semble exister : « les chiffres montrent en effet que les moins de 30 ans soutiennent l’intégration européenne, à l’inverse des plus de 50 ans »[6].
Pour y remédier, « il faut avoir une approche d’économie politique et pas uniquement rationnelle »[7], au sens économique du terme. Les pères fondateurs ont notamment pensé l’euro en imaginant que le reste allait naturellement suivre, mais cette évolution a dans les faits plutôt mis en évidence les divergences entre l’est et l’ouest de la zone euro. Parmi ceux qui critiquent la monnaie unique, le Prix Nobel d’économie – ou plus exactement le récipiendaire du prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel – Paul Krugman explique que la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale (ZMO), notamment en raison de l’absence d'une gouvernance budgétaire capable de corriger les chocs asymétriques. Or, le dollar a lui aussi constitué une zone monétaire non optimale durant près de 150 ans : ce n’est qu’en 1932 que Roosevelt mit en place un impôt fédéral permettant d’amortir les chocs asymétriques. Malgré cette lacune, le billet vert a tout de même résisté pendant des décennies car ceux qui en bénéficiaient détenaient le pouvoir. Cela démontre que la gouvernance politique est au cœur du mode de coordination des différents Etats, et notamment lorsqu’il s’agit de la monnaie commune.
« Le Manifeste pour une union politique de l’euro »[8] proposé, entre autres personnalités, par Thomas Piketty, Pierre Rosanvallon et Anne-Laure Delatte, part de cette conclusion : les États-Unis ont résisté à de nombreuses crises grâce à leur mode de coordination et à l’organisation bicamérale de leur pouvoir législatif fédéral. Or, le Conseil européen est un pouvoir exécutif puisqu’il est composé des chefs d’État ou de gouvernement des pays européens, donc il ne peut pas assumer le rôle de seconde chambre vis-à-vis du Parlement européen. Selon les signataires de ce manifeste, la solution au déficit démocratique européen serait de remplacer cet organe par une seconde chambre européenne, composée de parlementaires nationaux afin d’en faire des législateurs européens et ainsi les impliquer directement dans le débat européen, de même que les habitants de leurs circonscriptions électorales. Il y a donc encore de nombreuses raisons d’être optimistes, et plusieurs propositions débattues afin de faire avancer le projet d’Union européenne. La nécessité de diffuser et de renforcer le sentiment européen fait en effet largement consensus, notamment en comblant le déficit démocratique auquel l’Union semble se confronter.
[1] OFCE, Dossier « Perspectives économiques 2016-2017 », revue de l’OFCE n°147.
[2] Ibid.
[3] Loi d’Okun (1962)
[4] Jean-Dominique Giuliani, à Paris le 15 juin 2016.
[5] Ibid.
[6] Anne-Laure Delatte, à Paris le 15 juin 2016.
[7] Ibid.
[8] « Manifeste pour une union politique de l’euro », Lemonde.fr, 16 février 2014 [en ligne], consulté le 16 juin 2016, URL : http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/02/16/manifeste-pour-une-union-politique-de-l-euro_4366865_3232.html ou www.pouruneunionpolitiquedeleuro.eu.
Cet article a été nourri par les discussions lors du DiploLab organisé le 15 juin 2016 par l’Institut Open Diplomacy, autour d’Anne-Laure Delatte (chargée de recherche au CNRS, professeure invitée à l'université de Princeton), Jean-Dominique Giuliani (président de la Fondation Robert Schuman) et Charles-Henri Colombier (directeur de la conjoncture de COE-REXECODE), et modéré par Anaïs Voy-Gillis (directrice du programme Politiques économiques d'Open Diplomacy) et Charles Bonati (directeur du programme Géopolitique de l’Europe d'Open Diplomacy).
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