« Nous avons des raisons de penser que la Russie voit la région Balte comme le talon d’Achille de l’OTAN, une région où le soutien et l’engagement de l’Alliance pourraient être testés » déclarait en 2015 le ministre de la Défense estonien Sven Mikser. L’Estonie en particulier, sortie du giron soviétique depuis 1991, a dû composer avec la présence directe du voisin russe à ses frontières orientales.
Dans un contexte stratégique tendu pour la zone Balte, l’Estonie a cependant su compter sur des caractéristiques technologiques spécifiques qui la placent depuis plusieurs années à l'avant-garde européenne de la transformation digitale. Mais ce statut d’Etat pionnier du numérique est-il suffisant pour garantir la souveraineté du pays et préserver l’adhésion de sa population face aux nouvelles formes d’ingérence, tant géopolitiques que cyber ?
La cybersécurité comme pilier stratégique de l’essor digital
Pour comprendre pleinement l’essor de l’Estonie au rang de puissance cyber, il est nécessaire de revenir sur les évènements d’avril et de mai 2007, communément appelés la « Nuit de Bronze », voire même Web War 1 par les observateurs. À la suite du déplacement d’une statue commémorant l’ère soviétique, du centre ville vers un cimetière militaire, des manifestations de la communauté russophone en Estonie éclatent à Tallinn, générant de violents heurts. En parallèle, les réseaux et systèmes informatiques du gouvernement estonien sont attaqués à grande échelle par des hackers étrangers dont l’origine est intraçable. Ces attaques, automatisées, entraînent alors le blocage des sites webs gouvernementaux et figent pendant un temps toute l’infrastructure digitale du pays.
Le Ministre de la Défense de l’époque, Jaak Aaviksoo, déclare que la sécurité nationale d’un Etat est pour la première fois menacée par des attaques informatiques. Ces tentatives de connexion en surnombre ciblent, à l’époque, des structures étatiques mais aussi les grands médias et banques estoniennes, sur une période allant de fin avril à la mi-mai 2007. La classe politique d’alors dénonce en majorité une ingérence russe, que le Kremlin nie.
La traçabilité des hackers est difficile à établir, mais le pays balte, alors déjà reconnu pour ses capacités technologiques, a été à même de trouver des parades rapides aux offensives cyber dont il était victime. Aujourd’hui encore, l’OTAN hésite à qualifier ces évènements de cyber guerre, et préfère le terme d’online riots.
Il est intéressant d’étudier le rôle d’électrochoc généré par ces attaques en 2007 et la réponse estonienne qui engagea une série de réformes et de renforcements structurels dans le domaine digital pour mieux protéger ses réseaux domestiques. En 2010, une ligue de cyber défense nationale fut créée, rassemblant des spécialistes du numérique, des experts en communication, des juristes, afin d’appréhender les enjeux cyber dans leur globalité et d’établir un cadre normatif de riposte aux cyber-attaques. L’autorité des systèmes d’information, refondue en profondeur, délivra des conseils et formations à tous les gérants de systèmes d’information, dans une optique de sensibilisation du grand public. En 2014, l’Estonie se classait au 5ème rang des pays les mieux équipés en termes de cybersécurité.
Une autre stratégie intéressante et avant-gardiste privilégiée par l’Estonie fut la délocalisation de ses ressources numériques. En effet, le gouvernement fit le choix des clouds pour sauvegarder l’essentiel de ses activités, sur des serveurs hébergés dans les ambassades estoniennes à l’étranger.
Enfin, en observant de telles attaques cyber contre la Géorgie lors du conflit de 2008, puis contre l’Ukraine - de manière régulière et jusqu’à l’heure actuelle - les pays baltes et plus largement l’Union Européenne ont pris la mesure des nouveaux scénarios de guerre hybride à venir mêlant une combinaison d’action militaires d’intensité variable mais limitée dans le temps, avec des offensives sur les systèmes d’information plus durables. En résultat, la coopération cyber est-européenne s’est développée, notamment entre l’Estonie et l’Ukraine.
Une transformation digitale plébiscitée, étendard du modèle estonien
Ce renforcement de la gestion des réseaux informatiques s’inscrit en cohérence avec le modèle estonien de fonctionnement sociétal hyper-digitalisé. Porté par l’assentiment d’une population consciente des enjeux et fière de son unicité numérique, le gouvernement a généralisé un accès aux ressources online qui font le terreau de l’exception estonienne.
L’usage de la carte d’identité électronique, adopté par 98 % de la population, donne accès à un portail gouvernemental qui permet de voter, déclarer les impôts, signer des documents ou en obtenir auprès des autorités administratives ou médicales. Les start-ups estoniennes sont reconnues à l’étranger, mises en valeur par des succès mondiaux comme Skype - vendu à E-bay en 2005 pour 2,4 milliards d’euros - ou encore la prometteuse Transferwise. Les e-services rythment la vie quotidienne, les paiements sont effectués par téléphone mobile et l’apprentissage du numérique est intégré à l’éducation des enfants dès l’école primaire.
Le pari du digital du début des années 2000 choisi par les ingénieurs formés aux universités soviétiques s’avère payant, à grands renforts de formations gratuites de la population, effectuées à l’échelon local. Le pays, cependant handicapé par sa petite taille ne peut constituer un réservoir de talents à la hauteur de ses ambitions de développement technologique. Pour pallier ce déficit, le gouvernement pense avoir trouvé la parade avec le format de l’e-résidence : autoriser pour les étrangers la domiciliation d’entreprise sur le territoire et leur octroyer une fiscalité avantageuse si elle va de pair avec la création d’un compte en banque en Estonie.
La transformation digitale réussie et le développement de nouvelles technologies suscitent l’approbation générale du peuple estonien. Le sentiment dominant est la fierté d’avoir su jouer de ressources uniques après la chute de l’URSS pour bâtir une économie viable et avant-gardiste. Les valeurs d’éthique, de progrès, de transparence et la facilité du dialogue entre gouvernance et citoyens font figure d’exemple pour l'État balte et rappellent le fonctionnement des sociétés scandinaves que Tallinn a pris pour modèle.
Cependant, il serait bien optimiste de prédire la poursuite d’une ascension pour la république d’Estonie. Plusieurs défis internes et enjeux externes mettent en péril la viabilité de l’aventure technologique balte.
2021 : une phase de stabilisation à venir ou la fin d’un règne digital ?
En premier lieu, l’essor numérique qui a porté l’Estonie tout au long des années 2010 pourrait être à cours de ressource dans un futur proche. Malgré un PIB croissant chaque année d’environ 4 à 5 %, la concurrence asiatique dans le secteur des nouvelles technologies (7 % du PIB estonien) se fait sentir. Les industries préfèrent y délocaliser leur production, attirées par des coûts de main-d'œuvre moins élevés. Pénalisée par un positionnement géographique excentré et une petite taille, l’Estonie éprouve des difficultés à stabiliser son industrie technologique à un seuil confortable.
Sur le plan politique intérieur, le bond technologique effectué sous l’égide du Parti de la Réforme, de 1999 à 2015, n’a pas fait que des heureux. En centralisant les ressources et faisant croître jusqu’à un niveau élevé le niveau de vie dans la capitale, l’industrie numérique a généré un ressentiment des milieux populaires ou ruraux, dont les plus critiques sont rassemblés au sein d’un parti d’extrême droite : EKRE. Ce dernier, qui prône des positions conservatrices voire populistes, a réussi à faire son entrée au gouvernement en avril 2019 après une alliance avec les centristes conservateurs. Beaucoup redoutent une « Orbanisation » de l’Estonie, notamment les investisseurs dont la volonté d’implantation dans l'État balte se voit remise en question par les soubresauts politiques locaux. La minorité russophone, pour la plupart conservatrice, est paradoxalement assez proche des positions nationalistes d’EKRE, fondées sur un rejet des élites et du progressisme.
Sur le plan politique extérieur, la présidence du Conseil de l’Union européenne au deuxième semestre 2017 a offert au pays une tribune sur l’enjeu du digital au niveau européen. Elle a également permis la validation du règlement sur la libre circulation des données, un des textes clés pour la création d’un marché de stockage de données commun. Cependant cette présidence a montré le rôle restreint de ce statut plus honorifique que décisionnel. L’Estonie a ainsi échoué à faire voter la taxation numérique des GAFA et a vu ses ambitieuses propositions digitales tempérées par un concerto européen beaucoup moins avancé et confiant dans le domaine digital.
Sur un plan purement stratégique et sécuritaire, une potentielle menace du voisin russe est toujours redoutée par Tallinn, comme en témoigne l’augmentation de 5 % du budget consacré à la défense (645 millions d’euros pour 2021), soit 2,3 % du PIB. Un scénario « à l’ukrainienne » s’appuyant sur le soutien d’une minorité russophone est particulièrement redouté par Tallinn, qui place de grands espoirs dans le soutien de l’OTAN dans la région, notamment le point stratégique de la « trouée de Suwalski », qui marque la frontière entre la Pologne et l’Estonie, et sépare l’enclave russe de Kaliningrad du reste du territoire russe. Si conquise, cette région couperait les états baltes de leurs alliés européens. L’Estonie doit aussi composer avec un approvisionnement énergétique en gaz exclusivement russe, qui couvre 16 % de ses besoins énergétiques. Toutefois, ses ressources naturelles en schiste bitumineux, principale source d’énergie, la préservent d’éventuelles ruptures d’approvisionnement.
Perspectives d’un modèle forcé à la renaissance
Mais le défi crucial et permanent pour la singularité balte et pour l’exception estonienne demeure la quête d’identité nationale, au carrefour d’une Europe au soutien aléatoire, d’une Russie aux velléités conquérantes et de pays scandinaves dont l’idéal s’éloigne peu à peu. L’Estonie s’est aventurée seule sur le chemin tortueux de l’essor numérique. Championne du digital, elle se voit rattrapée par des contraintes politiques et des périls stratégiques externes comme internes. Tallinn pourra-t-elle asseoir son statut de chef de meute numérique et capitaliser sur ses acquis technologiques pour attirer, convaincre et assurer sa protection ? Ou bien assiste-t-on à un essoufflement de cette e-conquête ? L'Estonie, esseulée par son modèle unique, parviendra-t-elle encore longtemps à faire cavalier seul ?
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Martin Desbiolles, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur les politiques de sécurité, ainsi que la gestion des conflits.