L'illustre sentence d'Yves Lacoste, « la géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre »[1], rappelle ce lien intrinsèque entre guerre et environnement. Une guerre ne se conçoit pas indépendamment de l’environnement (relief, végétation, météorologie, densité de population, voies de communication, etc.) et porte inévitablement atteinte à celui-ci (incendies, destructions, pollution, etc.). Pourtant, parce qu’il est considéré comme un bien indispensable à notre survie, le Droit international n’a eu de cesse de protéger l’environnement même en temps de guerre – à travers la Convention sur l'interdiction d'utiliser des techniques de modification de l'environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles de 1977 (Convention ENMOD), les projets de Protocoles du Comité international de la Croix-Rouge, ou encore l'Avis de la Cour internationale de Justice du 8 juillet 1996[2]. Dans cette logique, au regard des dommages environnementaux pouvant résulter de l’utilisation des armes biologiques et chimiques, leur prohibition trouve ici une pleine justification – en application de la Convention sur l'interdiction des armes biologiques de 1972 et de la Convention sur l'interdiction des armes chimiques de 1993. Il n'en est pas de même pour les armes nucléaires.
Derrière l’appellation trompeuse « armes de destruction massive » résident des réalités juridiques très différentes[3]. Les armes nucléaires n’obéissent pas au même régime juridique que les armes biologiques et chimiques. Elles pourraient être utilisées en toute légalité tout en provoquant – notamment – des dommages étendus, durables et graves à l’environnement. Deux logiques paradoxales semblent s'affronter. L'obligation de protection de l'environnement serait-elle une justification supplémentaire au vaste projet de désarmement nucléaire, ou un principe qui ne pourrait prévaloir sur l'impératif de sécurité des États ? Si l'enjeu d'un tel questionnement nécessite une vaste réflexion, cette contribution entend en apporter quelques éléments de réponse en interrogeant la conciliation entre détention de l’arme nucléaire et nécessaire respect du principe de protection de l’environnement.
Réduction des arsenaux et non-prolifération : des concessions insuffisantes mais indépassables en matière de protection de l'environnement
- Il est peu probable que le principe de protection de l'environnement suffise à nourrir à lui seul l’ambition de désarmement nucléaire.
L’impact négatif du nucléaire sur l’environnement est d’autant plus redouté qu’il n’est pas inconnu. Les accidents ou incidents nucléaires civils (Three Mile Island en 1979, Tchernobyl en 1986, Fukushima en 2011) et militaires (accident de la mer de Barents de 1961, crise des missiles de Cuba de 1962) ont marqué les esprits. Les croyances collectives sur le nucléaire, les malaises autour de la question des radiations, les craintes d’un scénario-catastrophe, du « champignon atomique » ou encore de « l’apocalypse nucléaire » sont autant d’inquiétudes qui semblent légitimer l’approfondissement du désarmement nucléaire au nom de la protection de l'environnement. Mais plus sérieusement, il est peu probable que le principe de protection de l'environnement suffise à nourrir à lui seul l’ambition de désarmement nucléaire. Du moins les mesures pour y parvenir sont très limitées. Et elles le sont institutionnellement puisque le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) de 1968 en détermine les limites. Le TNP, dans son article 6[4], pose le principe de désarmement, principe souvent rappelé par les dirigeants des États détenteurs de l’arme nucléaire (EDAN) comme en témoigne notamment le discours de Prague du président américain Barack Obama le 5 avril 2009[5]. Il est vrai qu'aujourd'hui les conséquences environnementales de l’utilisation d’une arme nucléaire seraient bien plus élevées que celles observables après les bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki en 1945. Pourtant l'article 6 du TNP porte en lui-même davantage une obligation de moyens qu'une obligation de résultat : le désarmement signifie la réduction des arsenaux davantage que leur suppression[6] ! Autrement dit, le désarmement ne vise pas en soi un « monde sans nucléaire » mais un « monde avec moins de nucléaire ». Au regard de la protection de l’environnement cette réduction des arsenaux est essentielle. Moins il existera d’armes nucléaires, moins l’impact potentiel qu’elles pourraient entraîner sur l’environnement sera élevé. Le passage de 24 000 ogives en 2010 à travers le monde, à 17 000 ogives nucléaires en 2013[7] est une garantie d'une meilleure protection de l'environnement. Mais cet avantage est très limité : la réduction quantitative des stocks nucléaires ne signifie pas une réduction qualitative des armes en tant que telles. L’impact qu’une seule arme nucléaire pourrait avoir sur l’environnement reste grave et durable.
Bien sûr on peut légitimement se demander si une renégociation de l'article 6 du TNP inscrivant le désarmement comme une obligation de résultat serait souhaitable pour assurer une meilleure protection de l'environnement. Après tout, certains se sont déjà officiellement penchés sur le rôle de la France comme « leader pour impulser une renégociation des traités internationaux sur le désarmement »[8]. Mais il est fort probable qu'une renégociation du TNP n'emporte pas l'adhésion de tous les États de la communauté internationale – dont les EDAN. Au-delà il serait même extrêmement dangereux de rouvrir la boîte de Pandore. Rappelons que le TNP est sans aucun doute la véritable clé de voûte de la sécurité internationale après la Charte des Nations unies de 1946. Il est le fruit de très longues négociations et sa réussite, c'est-à-dire le respect de son autorité et de son universalité, est remarquable. Et ce malgré le retrait de la Corée du Nord du traité en août 2003 et la non-adhésion de l'Inde et d'Israël. Engager de nouvelles négociations à son sujet ne se ferait pas sans risquer de remettre en cause un socle fondamental de la sécurité internationale en laissant libre cours aux revendications étatiques les plus diverses et dangereuses. Au contraire, la protection de l'environnement passe justement par le respect du TNP et non par sa renégociation ! C'est grâce au TNP que les arsenaux sont réduits, que certains États (Afrique du Sud, Argentine, Biélorussie, Brésil, Kazakhstan, Ukraine, etc.) ont abandonné leurs programmes nucléaires. Et c'est le respect du TNP qui est la garantie de leur engagement. Interdire l'arme nucléaire, c'est-à-dire harmoniser le régime juridique des armes nucléaires sur celui des armes chimiques et biologiques, serait sans aucun doute la meilleure garantie d'une bonne protection de l'environnement. Du moins dans l’idéal. Dans la réalité, un tel objectif entraînerait une renégociation du TNP qui, à terme, serait extrêmement dangereuse. Alors bien que largement insatisfaisante, la réduction des arsenaux dans le respect du TNP reste l'une des deux mesures acceptables pour garantir la protection de l’environnement.
- La réduction des arsenaux dans le respect du TNP reste une mesure acceptable pour garantir la protection de l’environnement.
Deuxième mesure acceptable et sans doute hautement plus satisfaisante pour garantir la protection de l’environnement : le respect de la non-prolifération nucléaire. Éviter l’acquisition d'armes nucléaires permet d’éviter leur potentielle utilisation et donc les dommages environnementaux en découlant. Le TNP interdit ainsi aux ENDAN (États non-détenteurs de l'arme nucléaire) la possibilité d’acquérir l’arme nucléaire, en échange de la coopération sur le nucléaire civil avec les EDAN. Encore une fois, le respect de l’autorité et de l’universalité du TNP, par l'efficacité de la lutte contre la prolifération nucléaire et le maintien de la discrimination EDAN-ENDAN, est une garantie – aussi paradoxal que cela puisse paraître – de la protection de l'environnement. Dans cette optique la recommandation du Livre vert de la défense de 2014, veillant à « l'établissement d'une zone exempte d'arme nucléaire (ZEAN) au Moyen-Orient »[9] apparaît tout à fait souhaitable, bien que difficilement réalisable aux vues des velléités nucléaires iranienne et israélienne. Concernant les autres ZEAN[10], le respect des engagements des États-parties et la non-violation de leurs obligations restent la meilleure garantie contre l’acquisition d'armes nucléaires, et donc contre leur potentielle utilisation pouvant provoquer des dommages environnementaux graves et durables. Pour les autres ENDAN, le respect des obligations du TNP et la non-prolifération constituent les garanties indépassables pour protéger l'environnement. Leur renoncement à l'acquisition du nucléaire militaire reste toutefois délicat lorsque certains d'entre eux ont atteint le « seuil nucléaire », c'est-à-dire la capacité – pas nécessairement la volonté – de produire l'arme nucléaire. Le débat actuel sur le nucléaire iranien en fait évidemment écho.
- Lutter contre la prolifération nucléaire non-étatique.
La non-prolifération ne doit pas seulement être pensée d'un point de vue étatique. La crainte est réelle de voir des armes nucléaires, des matières, des technologies ou des connaissances permettant l’acquisition de telles armes, acquises par des groupes ou entités non-étatiques, comme des groupes terroristes, qui pourraient utiliser ces armes entraînant des dommages environnementaux considérables. L’utilisation de ces armes, dans un certain nombre de scenarii catastrophes, aurait même pour but de provoquer délibérément des dommages environnementaux. La lutte contre la prolifération nucléaire non-étatique apparaît là encore comme une garantie de la protection de l’environnement.
Si la réduction des arsenaux et la non-prolifération semblent constituer les seules concessions en matière de protection de l'environnement, on peut aussi relever certaines mesures plus modestes permettant de concilier la détention de l’arme nucléaire et le nécessaire respect du principe de protection de l’environnement. Parmi elles, on peut en retenir deux énoncées dans le Livre vert de la défense : « la négociation d’un nouveau traité de désarmement nucléaire prohibant la production de matières fissiles pour les armes nucléaires (traité cut-off) »[11] et « l’entrée en vigueur du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) »[12]. Il s'agit cependant davantage d'aménagements que de concessions. La réduction des arsenaux et la non-prolifération sont indubitablement les seules mesures indépassables – et sans doute insuffisantes – conciliant la détention de l'arme nucléaire et la protection de l'environnement.
La persistance des arsenaux nucléaires, ou la prédominance du principe de sécurité des États sur le principe de protection de l'environnement
L’impératif d'un arsenal nucléaire crédible semble supérieur à la nécessaire protection de l’environnement. L’intérêt de l’État, sa sécurité et au-delà même, sa survie, peuvent justifier l'utilisation de l’arme nucléaire dans la politique de défense des EDAN. Les doctrines de dissuasion des différents EDAN et en particulier de la France témoignent de l’importance stratégique de l’arme nucléaire. Sans revenir sur une lecture détaillée des différents Livres blancs de la défense justifiant la dimension stratégique du nucléaire, rappelons que le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 énonce que la dissuasion a pour objet « de nous protéger contre toute agression d’origine étatique contre nos intérêts vitaux, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit la forme »[13], ou encore que « la dissuasion est l’ultime garantie de notre souveraineté »[14]. La destruction de l’environnement entre même dans la logique de la dissuasion. Il faut décourager l’adversaire d’entreprendre une action coercitive contre nous en lui infligeant des dommages (dont des dommages environnementaux) qui seraient tels que les coûts de son attaque excéderaient ses bénéfices potentiels. Autrement dit, la dissuasion repose en partie sur notre capacité à infliger à autrui des dommages environnementaux. D’un point de vue plus opérationnel, la dissuasion est fondée sur la crédibilité technique, c’est-à-dire sur la croyance des États, en notre détention d’armes nucléaires et en notre capacité à nous en servir. Or cette crédibilité peut s’acquérir par des essais nucléaires, essais portant directement atteinte à l’environnement. Au final l’exercice de la dissuasion, aussi bien aux niveaux stratégique que technique, repose en partie sur la volonté et la capacité d’un EDAN d’infliger des destructions environnementales.
- La dissuasion repose en partie sur la volonté et la capacité d’infliger des destructions environnementales.
L’impératif d'un arsenal nucléaire crédible n'est pas seulement supérieur au principe de protection de l’environnement, il en est aussi consubstantiel. La détention de l'arme nucléaire est une garantie pour protéger son propre environnement d'une attaque – notamment nucléaire – ennemie. En gardant un arsenal nucléaire crédible, un EDAN diminue le risque d'être directement attaqué intensivement sur son territoire. Du fait de la dissuasion nucléaire, l'État protège davantage son environnement d'une attaque ennemie. Notamment lorsque l'on constate que les EDAN font partie des États dont le territoire est le plus grand : Russie, États-Unis, Chine, Inde, France. La détention de l'arme nucléaire apparaît comme une garantie de la protection de l'environnement. La position « écologique » visant à désarmer nucléairement au nom du principe de protection de l'environnement semble ici paradoxale. Elle n'est évidemment pas discréditée, nous connaissons bien les dégâts environnementaux que pourraient provoquer une arme nucléaire. Toutefois, l'arme nucléaire n'a été utilisée « que » deux fois dans l'Histoire de l'humanité. Au final, l'arme nucléaire ne protège-t-elle pas mieux l'environnement en empêchant le recours à la force armée plutôt qu'elle ne le menace ? Le débat reste ouvert.
Loin de confirmer la prédominance du principe de protection de l'environnement sur la nécessité d'un désarmement total, nous pourrions même pousser notre raisonnement plus loin. Deux questionnements nous paraissent essentiels. Le premier reprend l’idée de Raymond Aron selon laquelle la détention par des États de l’arme nucléaire pourrait permettre un équilibre entre ces États empêchant le recours aux forces conventionnelles.[15] Est-ce que le nucléaire n’empêcherait pas l’utilisation des armes biologiques et chimiques contre des EDAN ? Ce questionnement appelle bien sûr des réponses variées et contradictoires, mais souligne l’idée selon laquelle le nucléaire pourrait éviter que soient utilisées des armes portant gravement et durablement atteinte à l’environnement. Deuxième questionnement, puisque la discrimination entre EDAN et ENDAN consacrée par le TNP semble aussi primer sur la nécessaire protection de l’environnement, est-ce que la garantie de l’équilibre international en matière nucléaire ne serait pas plus importante que le désarmement complet en vue de protéger l’environnement ? Sans doute. Mais alors la nécessité de protéger l'environnement apparaîtrait totalement subsidiaire à celle d'un désarmement nucléaire total.
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Si en réponse à la nécessité de préserver l’environnement, l'interdiction des armes biologiques et chimiques paraît justifiée, les armes nucléaires ne sauraient être assujetties à cette même interdiction. Une révision de la « philosophie » du TNP est improbable et la croyance en un désarmement complet et total, c'est-à-dire en une suppression des arsenaux et non en leur simple diminution, est un vœu pieu plus qu'une perspective d'avenir. La conciliation entre détention de l’arme nucléaire par les EDAN et protection de l’environnement signifie seulement la réduction des arsenaux et la non-prolifération. Pour le reste, tant pis pour l’environnement. L’impératif d’indépendance et de sécurité des États, l’équilibre des relations internationales par la discrimination entre EDAN et ENDAN auront raison de lui.
[1] LACOSTE Yves, La géographie ça sert d'abord à faire la guerre, Paris, La Découverte, 2014, 248 pages.
[2] CUMIN David, Manuel de Droit de la guerre, Bruxelles, Larcier, 2014, pp. 271-277.
[3] CUMIN David, Le Droit de la guerre, vol.2, Paris, L'Harmattan, pp. 685-690.
[4] Article 6 du TNP : « Chacune des Parties au Traité s'engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ».
[5] « Barack Obama : un monde sans nucléaire », Le Monde, publié le 6 avril 2009, http://www.lemonde.fr/idees/article/2009/04/06/barack-obama-un-monde-sans-armes-nucleaires_1177289_3232.html
[6] Idem., p. 697.
[7] « Livre vert de la défense », commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat, 2014, p. 90.
[8] Ibid., p. 90.
[9] « Livre vert de la défense », commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat, 2014, p. 91.
[10] Il existe six ZEAN : l’Antarctique (Traité sur l’Antarctique, 1959), l’Amérique latine et les Caraïbes (Traité de Tlatelolco, 1967), le Pacifique Sud (Traité de Rarotonga, 1985), l’Asie du Sud-Est (Traité de Bangkok, 1995), l’Afrique (Traité de Pelindaba, 1996), l’Asie centrale (Traité de Semipalatinsk, 2006) et la Mongolie (auto-proclamation en 1992).
[11] « Livre vert de la défense », commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat, 2014, p. 91.
[12] Ibid., p. 91.
[13] « Livre blanc sur la Défense et la sécurité nationale », ministère de la Défense, 2013, p. 75.
[14] Idem., p. 20.
[15] HOFFMANN Stanley, « Raymond Aron et la théorie des relations internationales », Politique étrangère, vol. 48, 1983, pp. 841-857.
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