Entre le 1er janvier 2019 et le 6 novembre, en France, 127 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex‑conjoint. Elles ont laissé derrière elles 141 enfants. Et 2019 était une année « non-confinée ». En 2020, cette souffrance est accentuée par les mesures sanitaires drastiques prises, faisant parfois du huis-clos familial un enfer social.
De la complexité habituelle de la question
En temps « normal », la question des violences domestiques est déjà très complexe. Le dépôt d’une plainte de la part d’une victime n’est que la partie émergée de l’iceberg. Derrière cette démarche se cache une réalité compliquée, même pour des acteurs de terrain consacrant leur temps à la question. Juge et avocat ne peuvent pas travailler en autonomie. La justice pénale s’intègre à une grande chaîne d’acteurs, dont tous dépendent les uns des autres, pour sortir les victimes des situations dangereuses. Les violences domestiques représentent un des rares domaines où de simples voisins peuvent être aussi décisifs qu’un juge dans le sort d’une personne.
C’est pourquoi le maillage territorial des acteurs est crucial. Chacun doit pouvoir trouver de l’aide à portée de main. La police bien sûr ; mais aussi associations, des centres d’hébergement, des points de signalement… Ils sont nécessaires partout pour que la lutte contre les violences domestiques soit efficace. La coordination entre les différents mécanismes d’aide est tout aussi vitale. La protection de l’enfance est par exemple un déclencher fréquent de mesures conservatoires qui protègent aussi la mère (quand elle s’est interposée).
Des chaînes de signalement rompues
Ces chaînes d’entraide sont déjà bien minces. Et elles ont été en partie brisées pendant le confinement. Le huis-clos familial est devenu plus étouffant encore. Les canaux habituels de signalement, telle que l’école, n’ont pas pu pénétrer la prison familiale. Les établissements scolaires sont des lieux où peuvent être repérés les enfants victimes de violences ou les enfants témoins de violence à la maison. L’éducation nationale, en plus de la mission d’instruction, remplit une autre fonction : capter les signaux faibles.
Si les chaînes de signalement sont minces, elles sont d’ordinaires plus étendues, incluant les voisins ou les aides sociales comme l’assistante maternelle. Chaque personne ayant un regard – même infime – derrière la porte d’un foyer, ou ayant un contact – même lointain – avec une victime représente une solution. Mais, pendant le confinement, ces logiques ont été rompues. Et le confinement s’est traduit par un isolement plus fort encore pour les victimes.
Et alors que toutes ces cordes de rappel ont été coupées, le nombre d’appels pour dénoncer des violences conjugales a explosé. Le phénomène est mondial et n’a jamais été remis en question. Pendant les crises – qu’importe la forme qu’elles revêtent – les droits et liberté fondamentales enregistrent un net recul. Encore une fois c’est une réalité partagée autour du globe. Les conjoints violents - physiquement, verbalement et psychologiquement (par l’interdiction de manger, de trouver un travail, de voir des amis) - ont fait levier sur le confinement.
Un confinement dans le confinement
Avec le confinement, les problèmes « habituels » des violences domestiques se sont accentués. Les différentes fractures de la société ont joué en défaveur des victimes.
La fracture rurale ou la fracture numérique aggravent les circonstances déjà lourdes du confinement. Privées de moyens de communication fonctionnels, isolés des acteurs sociaux qui veillent, les victimes issues des zones blanches redoutent le pire.
Nous dressons ici un bilan plus qu’alarmant. Mais face aux violences domestiques amplifiées par le confinement, surtout en zone d’hyper-isolement, il existe heureusement quelques solutions.
Il nous faut des solutions
L’éducation est - comme trop souvent - le principal espoir de moyen terme. D’abord pour faire connaître les numéros téléphoniques d’urgence : le 119 (service national d’accueil téléphonique pour l’enfance en danger) et le 39 19 (numéro d’aide pour les femmes et hommes victimes de violences conjugales). Ensuite, pour donner à chaque individu les clés pour reconnaître une situation dangereuse et lui apprendre à alerter ou à dépasser les barrières psychologiques pour apporter de l’aide. Enfin, pour déconstruire ce stéréotype qui bâtit la masculinité comme rapport de domination sur la féminité.
Seconde piste : un dialogue franc pour déconstruire les obstacles. Les violences conjugales ne sont pas un problème de femmes. Parfois victimes, souvent témoins, les hommes doivent y prendre part totalement. À commencer pour battre en brèche les difficultés des hommes à se faire entendre, même dans les instances judiciaires, quand ils sont victimes.
Troisième axe : apprendre à se réinventer. Prenons l’exemple du numéro 114. Habituellement réservé aux malentendants en situation d’urgence, il est devenu une plateforme discrète de signalement des violences par SMS. L’adaptation a été un des maîtres-mots du confinement, et cela a été particulièrement vrai pour les violences conjugales. Des « non-codes » ont également été mis en place. Par exemple, quand une victime accompagnait son agresseur dans un lieu public, elle pouvait demander un « masque 19 » qui n’est autre qu’un code d’alerte secret pour signaler les violences et pour ne pas éveiller la méfiance de l’agresseur présent. Pendant le confinement, la demande d’aide a largement augmenté, et les réponses ont parfois été inédite. Par exemple, l’Olympique de Marseille a mis à disposition son centre de formation pour les jeunes comme un centre d’hébergement et d’accueil pour les victimes.
En cette période de crise, les droits et liberté ont reculé. Mais les réponses à la crise peuvent se développer, à notre initiative. C’est pourquoi la mobilisation de tous est essentielles et la confiance accordée aux acteurs de terrains doit être plus vaste encore. Car malheureusement, il n’y a pas de « gestes barrière » contre les violences domestiques.