Caroline Janvier, députée du Loiret, est membre de la commission des Affaires sociales et de celle des Affaires européennes. Dans le cadre d’une année d’échange universitaire, elle a vécu un an à Moscou, et elle préside aujourd’hui le groupe d’amitié France-Russie de l’Assemblée nationale.
En août dernier, Alexeï Navalny était empoisonné en Sibérie, puis hospitalisé à Berlin. A son retour en Russie en janvier, il est immédiatement arrêté et emprisonné. En résultent des manifestations de soutien à l’opposant, et surtout, des milliers d’arrestations, provoquant de vives réactions à l’étranger. Mais quelle est la situation actuelle en Russie ?
Nous voyons malheureusement la situation se détériorer en Russie. Le pays tend à se replier sur lui-même, et le nombre d’atteintes aux droits de l’Homme, de restrictions et de limitations des libertés fondamentales augmente, sur une variété de sujets de plus en plus importante. Or les droits humains, ce sont des enjeux aussi importants que la liberté d’expression, d’association, de réunion ou l’égalité entre les femmes et les hommes.
Sur l’enjeu central de la liberté d’expression par exemple, la loi de 2012, qui impose aux associations et aux ONG qui reçoivent des subventions de l’étranger de mentionner dans chacune de leurs publications leur statut d’agent étranger, a été étendue en 2017 aux médias et en 2019 aux journalistes et internautes. La question des persécutions de minorités religieuses est également préoccupante, notamment en ce qui concerne les témoins de Jéhovah, comme celle des minorités sexuelles. Dans le même temps, la lutte contre les violences faites aux femmes n’avance pas, ce qui forme un ensemble particulièrement préoccupant.
Plus récemment, depuis janvier 2021, les manifestations en soutien à Alexeï Navalny ont donné lieu à de nombreuses arrestations et condamnations pénales de manifestants. Beaucoup d'arrestations ont eu lieu jusqu’à une semaine après la manifestation, au domicile des manifestants, grâce à l’utilisation de la vidéosurveillance. Les ONG qui militent pour la protection des droits de l’homme, comme Amnesty International, tirent la sonnette d’alarme...
La Russie d’aujourd’hui porte un lourd héritage, celui de 70 ans d’autoritarisme, puis de bouleversements économiques et politiques majeurs depuis 1991. Peut-on parler d’une dégradation de la situation des droits de l’Homme en Russie ?
Le contexte historique et géopolitique de la Russie est effectivement unique. Quand on parle de l’histoire de la Russie, on parle à la fois du tsarisme et de l’abolition du servage très tardive, et de l’URSS dont la chute est relativement récente à l’échelle de l’Histoire. Ce régime avait l’ambition de constituer un véritable contre-modèle au capitalisme américain : l’ambition était non seulement géopolitique, mais aussi économique et sociale.
La chute de l’URSS a été suivie de dix années de véritable chaos, sous le mandat de Boris Eltsine. Les Russes ont vécu la brutalité d’un changement complet de modèle, un sentiment d’humiliation lié à la perte d’un empire donc d’une emprise territoriale qui était source et symbole de fierté. La vague de privatisations des années 1990, loin de permettre l’émergence d’un régime économique favorable à l’ensemble du pays, a fait le jeu des proches du pouvoir et des oligarques.
Quand Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir à la veille des années 2000, malgré son relatif anonymat initial et son parcours au sein des services secrets, il est rapidement devenu très populaire à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des frontières russes. Mais de récessions économiques en crispations politiques avec les pays occidentaux, l’espoir que représentaient Vladimir Poutine et le changement de régime a été déçu, et le malentendu s’est renforcé notamment en Europe. Nous arrivons ainsi à la situation actuelle, celle d’un repli de la Russie sur elle-même et d’un climat de méfiance. Pourtant certains pays, pour des raisons différentes, comme la France, l’Allemagne ou l’Italie, étaient initialement assez ouverts envers la Russie. C’est donc une véritable occasion manquée entre la Russie et l’Europe, celle d’un dialogue positif, constructif et d’une contribution à son processus de construction démocratique.
En octobre 2020, la Russie a été élue au Conseil des droits de l’Homme des Nations unies. A la lumière des critiques sur la situation des droits de l’Homme au sein du pays, comment comprendre une telle élection ?
L’élection de la Russie a eu lieu en même temps que celle de la Chine et de Cuba. L’entrée de ces trois pays au Conseil des droits de l’Homme a surtout mis en lumière le discrédit de cette instance onusienne, dont (l’absence) de rôle dans la promotion des droits humains dans le monde était pointé du doigt depuis plusieurs années. De la même manière, la question s’est posée lors de la réintégration de la Russie au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe en juin 2019. Cette réintégration était fondée sur une analyse pragmatique, et la volonté d’assurer aux citoyens russes un mécanisme de protection face aux atteintes aux droits humains dans leur pays.
L’élection dont vous parlez au sein de l’ONU pose ainsi deux questions : quel rôle pour ces instances, comment s’assurer de leur utilité sur la question des droits de l’Homme ? Et quels outils géopolitiques devons-nous mobiliser au service de la promotion de ces droits ? Un réel débat s’impose aujourd’hui sur la pertinence des outils existants sur le plan diplomatique, qu’il s’agisse des sanctions, de l’interdiction de visas, ou de la saisie d’avoirs financiers.
Pour résumer ma pensée, cette élection onusienne est un échec. Elle montre à quel point il faut revoir la manière dont la diplomatie peut permettre de défendre et de promouvoir les droits humains.
La Russie entend-elle porter, comme la Chine, une conception présentée comme alternative à des positions dites « occidentales » quant aux droits de l’Homme ?
Le débat se situe précisément sur cette question. Les officiels russes, y compris Maria Zakharova, porte-parole du Ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, parlent aujourd’hui d’une « idéologie droit-de-l’hommiste » de l’Occident qui utiliserait ces valeurs et la grille de lecture liée pour justifier une forme d’impérialisme et d’ingérence.
Cette focale permet de comprendre l’analyse russe d’événements tels que Sarajevo, l’intervention américaine en Afghanistan, l’Irak ou encore l’intervention occidentale en Libye. Pour la diplomatie russe, ces interventions ont d’une part manqué leur objectif puisqu’elles ont mené au chaos et favorisé l’essor du terrorisme islamiste, et ont d’autre part servi à renforcer le poids politique de l’Occident, et notamment des États-Unis, au sein de ces régions. A l’aune de cette grille de lecture, ces interventions seraient à visée impérialiste (avec l’enjeu notamment du contrôle des hydrocarbures), habillé d’un discours de défense des droits humains. A contrario, dans ces zones instables, la Russie met en œuvre une forme de realpolitik qui privilégie la stabilité politique à une instabilité liée à la défense, jugée un peu naïve, des droits humains. Il s’agit véritablement de deux visions qui s’affrontent.
S’il faut indiscutablement continuer à défendre avec détermination les droits humains et les libertés fondamentales, ne soyons cependant pas naïfs : défendre ces valeurs ne suffit pas à proposer une alternative politique solide. Le cas d’Alexeï Navalny fournit un exemple intéressant : selon le Centre Levada, s’il est devenu une égérie de la défense des droits de l’Homme en Europe, il n’est pas pour autant populaire en Russie. Sa cote de popularité a légèrement baissé, de 20 % à 19 % début février 2021, tandis que 56 % de la population russe désapprouve ses actions politiques, contre 50 % auparavant. Dans le même temps, Vladimir Poutine se maintient à plus de 64 % d’opinion favorable. Il est intéressant de voir qu’un autre opposant, Grigory Yavlinsky, reproche à Navalny de « ne pas être assez russe ». Le fait que certains opposants puissent sembler reprendre des discours qualifiés d’occidentaux sur la question de droits de l’Homme, et que ces opposants soient défendus par l’Occident, peut renforcer le sentiment de la population russe de persécution par une opinion publique occidentale russophobe.
Nous avons parlé des outils de la diplomatie, et notamment des sanctions, outil délicat à manier et qui peut se révéler contre-productif. Comment travailler à renouveler les relations entre la Russie et l’Union européenne, rompre la tentation de l’isolement, réchauffer des relations avec un voisin important sans faire de compromis sur les droits de l’Homme ?
Avant toute chose, il s’agit ici de nous affirmer comme un acteur géopolitique clé : l’Europe puissance doit non seulement être un concept, mais aussi une réalité. Positionner l’Europe sur la scène géopolitique n’a absolument pas été fait jusqu’ici : c’est une réflexion de fond, sur la vision et les leviers, qui doit être menée.
Nous parlions de sanctions : il faut ici être particulièrement vigilants sur ce que font nos alliés et partenaires. L’extraterritorialité du droit et des sanctions américaines pose un problème de fond, à la fois juridique et politique. Ces sanctions sont souvent, parfois, utilisées pour leur propre intérêt économique et non diplomatique. Elles s’appliquent à tous les acteurs économiques quelle que soit leur nationalité. Ce qui empêche des entreprises par exemple françaises de financer des projets énergétiques en Russie, au profit d’entreprises américaines, plus familières avec les jurisprudences. Je travaille avec mon collègue député Raphaël Gauvain sur cet enjeu clé, très concret et au cœur de nombreux enjeux économiques et géopolitiques.
Une Europe puissance appelle ainsi des outils propres, au service de la puissance, comme une monnaie prééminente ou un Swift européen (ndlr. : traité international UE-Etats-Unis qui donne, dans la lutte contre le terrorisme, accès aux autorités américaines aux données bancaires européennes sous des conditions de protection de la vie privée). Nous ne pouvons pas systématiquement nous aligner sur les décisions prises par les États-Unis. Développer nos propres mécanismes de sanction, par exemple des interdictions de visa ou la saisie d’avoirs, s’assurer de leur calibrage, de leur capacité à avoir un impact véritable sur les personnes et institutions visées, constitue une étape nécessaire.
En tant que parlementaire, présidente du groupe d’amitié France-Russie de l’Assemblée, comment qualifiez-vous vos échanges avec vos homologues russes ?
La difficulté est réelle à maintenir le dialogue, qui est pourtant au fondement de la démocratie. Nos homologues russes sont très en colère, ils ont l’impression de voir l’Europe instrumentaliser l’arrestation d’Alexeï Navalny et exercer une véritable ingérence dans les affaires internes de la Russie. Cette lecture interdit le dialogue sur tout autre sujet. Or le dialogue est le fondement de toute relation diplomatique, et les sujets communs avec la Russie sont nombreux.
La question des vaccins, notamment, pâtit de cette situation et de ce sentiment de suspicion illégitime. La Russie a surpris le monde entier avec les résultats de son vaccin, Spoutnik V, qui semble constituer un vrai succès - l’Allemagne avait même accepté de le coproduire sur son sol. D’autres enjeux de premier plan appellent un renforcement de la coopération, comme la lutte contre la prolifération nucléaire ou encore la lutte contre le terrorisme.
Évidemment, il existe des désaccords profonds. Nous ne partageons pas, et ne partagerons probablement jamais, la même vision que le gouvernement russe sur la question des droits humains, mais il est possible et souhaitable de trouver des points d’accord. Sur de nombreux sujets, de la Syrie à la Libye en passant par le cessez-le-feu au Haut-Karabakh négocié par Moscou entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie le 10 novembre dernier, la Russie constitue un interlocuteur très dissemblable certes, mais nécessaire. Nous devons conserver et élargir les voies d’un dialogue avec cet acteur majeur de l’arène géopolitique.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que ses auteurs. Marie Chatenet est cheffe de projet éditorial à l'Institut Open Diplomacy. Marie-Sixte Imbert est directrice des opérations à l'Institut Open Diplomacy. Nadia Lestang est chargée d'études à l'Institut Open Diplomacy.