Entretien avec Nicolas Pons-Vignon, enseignant-chercheur en économie politique et directeur du Master Applied Development Economics à la School of Economic & Business Sciences (SEBS) de l’Université du Witwatersrand de Johannesburg. En décembre 2017, il a publié la note « l’Afrique du Sud en péril ? Une analyse d’économie politique » pour l’Institut français des relations internationales (IFRI). Sa dernière publication dans le Global Labour Journal est une critique du World Development Report 2019 sur les transformations du travail.
Propos recueillis par Léonard Lifar, research fellow Afrique subsaharienne chez Open Diplomacy.
L.L : Un an après l’arrivée à la présidence de Cyril Ramaphosa, où en est l’Afrique du Sud ?
N.P-V : L’impression générale est que les choses bougent. Au début de l’année 2018, la « Ramaphoria » était le slogan de ce renouveau après le « Zexit » (1). Si l’enthousiasme a un peu diminué depuis, on assiste à une réelle reprise en main de nombreux ministères par des personnes compétentes, comme Pravin Ghordan (ex-ministre des Finances) qui a été nommé à la tête du ministère des entreprises publiques un secteur gangréné par la corruption et la mauvaise gestion durant la présidence de Jacob Zuma.
Jacob Zuma
Néanmoins, quand on regarde de près, il y a encore peu de changements concrets. Il n’y a eu aucune annonce majeure d’investissements et si la création d’un salaire minimum national est certes un changement majeur, elle est l’aboutissement de négociations qui ont commencées il y a déjà plusieurs années. Enfin, l’efficacité du programme de subvention du gouvernement pour la gratuité de l’éducation supérieure pour les élèves défavorisés fait toujours débat.
On a toujours tendance à surjouer les transitions entre deux présidents, mais dans le cas sud-africain, il est important de rappeler qu’ils sont tout de même tous les deux issus du même sérail. Jacob Zuma et Cyril Ramaphosa appartiennent à la même élite de l’African National Congress (ANC) et partagent en commun de nombreux réseaux notamment parmi les syndicats. De plus, Cyril Ramaphosa a remporté la présidence de l’ANC en décembre 2017 avec une courte majorité face à Nkosazana Dlamini-Zuma (candidate perçue comme « pro-Zuma »), le contraignant à rechercher un équilibre délicat entre différentes factions.
Si aujourd’hui la Commission sur « la prise de contrôle de l’État » (State Capture) met en évidence les cas les plus spectaculaires de corruption, l’Afrique du Sud est encore dominée par d’importants réseaux clientélistes à l’échelle nationale et locale. Un exemple très éclairant est celui de la province du Cap-Oriental où il y a plus de 25.000 autorités de passation de marchés publics et donc autant de sources de rentes qui permettent de conserver une clientèle politique via l’allocation de ressources. Sans services publics de qualité et dans un contexte de chômage très élevé, ces réseaux sont une source indispensable de revenu et de différentiation sociale pour beaucoup de personnes. Et pour le moment, ce système n’a été perturbé qu’à la marge car l’ANC souhaite évidemment conserver le pouvoir.
L.L : Que penser dans ce contexte de l’introduction d’un salaire minimum national ?
N.P-V : C’est assurément une réforme très importante qui vient d’être mise en œuvre, même si tout n’est pas parfait.
Tout d’abord, même si le niveau du salaire minimum reste bas (3 500 rands/mois, soit environ 225 euros), il va permettre d’augmenter les revenus de près de 50% des employés dans le secteur formel. Il faut bien imaginer que pour les travailleurs domestiques, passer à un tel salaire revient à presque doubler leur revenu. Car l’une des caractéristiques de l’Afrique du Sud postapartheid est bien d’avoir conservé le niveau ahurissant d’inégalité salariale (recoupant largement des distinctions raciales) qui caractérisaient le régime d’apartheid. S’il y a eu des progrès dans certains secteurs syndiqués, comme les mines, la majorité des travailleurs noirs restent très peu payés, notamment en raison du développement de la sous-traitance.
Alors qu’auparavant se superposaient près d’une cinquantaine d’échelles de salaire minimum en fonction des secteurs et d’autres critères, cette harmonisation va permettre de simplifier la situation pour les employeurs et faire connaître précisément leurs droits aux travailleurs.
Cette réforme est d’autant plus importante que les études démontrent que les travailleurs pauvres sont des personnes apportant un important soutien financier à leur famille, aussi bien à l’échelle du foyer que de la famille élargie.
Néanmoins, afin que son impact sur le pouvoir d’achat soit effectif sur le long terme, certaines interrogations persistent. À ce jour, il n’existe aucune garantie quant à la réévaluation future du salaire minimum pour endiguer les effets de l’inflation. Les entreprises sud-africaines vendant des produits de première nécessité pourraient également être tentées d’augmenter les prix si aucun mécanisme de contrôle n’est mis en place ; elles l’ont fait par le passé en réponse à des augmentations des minima sociaux.
Malgré ses défauts, cette réforme était indispensable et va dans le bon sens. Sa dimension symbolique, alors que la transformation du marché du travail est restée incomplète avec la démocratisation, est importante dans la lutte pour la réduction des inégalités.
Cyril Ramaphosa
L.L : Une autre réforme emblématique est la réforme agraire et foncière que le président Ramaphosa a voulu relancer : où en sommes-nous aujourd’hui ?
N.P-V : La Land reform est l’arlésienne de la politique sud-africaine. À chaque congrès de l’ANC et avant chaque élection, le sujet est remis sur la table sans déboucher sur de réelles prises de décisions politiques fortes dans le domaine. Le processus de restitution des terres spoliées a déjà eu lieu mais n’a pas abouti à une redistribution significative, pas plus que le programme de redistribution appuyé par l’État. Selon les chiffres de l’audit officiel paru en 2017, la minorité blanche possède encore 72% des terres agricoles. Seulement 4% des terres ont été redistribuées suite à ce programme.
Lancée sous l’égide de la Banque mondiale et dans le cadre de la transition démocratique, la réforme agraire et foncière est fondée sur le principe « acheteur volontaire – vendeur volontaire » c’est-à-dire que des exploitants agricoles mettent volontairement en vente leurs terres et que l’État se charge du choix de l’acheteur, soit un individu soit une communauté. Finalement, une des principales conséquences de cette réforme aura été la concentration accrue de la propriété et de la production agricole (les terres agricoles sont occupées par 39 000 exploitants en 2014 contre 60 000 dix ans plus tôt).
Pourtant, plusieurs idées pour faire avancer le processus de restitution ont été lancées ces dernières années. Sous la présidence Zuma, le projet de limiter la taille des fermes avait déjà été évoqué, mais le département des affaires foncières n’avait en réalité guère les moyens humains et techniques pour évaluer et de contrôler la taille des fermes en Afrique du Sud.
Dès février 2018, le président Ramaphosa avait déclaré vouloir s’attaquer au « péché originel », c’est-à-dire la protection (jugée excessive au regard de l’histoire) des droits de propriété des Blancs, notamment en amendant la constitution. Cependant, le message du gouvernement reste flou entre sa volonté de pouvoir exproprier sans indemniser et celle de rassurer les investisseurs en défendant le droit de propriété.
Ce qui est sûr, c’est que parler de réforme agraire permet à l’ANC d’occuper le terrain sur ce sujet sensible face aux poussées populistes venant de la gauche de l’échiquier politique sud-africain avec les revendications des Economic Freedom Fighters (EFF). Il y a en revanche peu de chances que des avancées concrètes aient lieu dans ce domaine avant les élections législatives du 8 mai prochain.
L.L : Longtemps locomotives de l’économie sud-africaine, les mines peuvent-elles encore jouer un rôle important dans le développement de l’Afrique du Sud ?
N.P-V : L’Afrique du Sud moderne est née d’une ruée vers l’or au 19e siècle qui a façonné des pans entiers de son économie dans le siècle qui a suivi. Mais aujourd’hui, le secteur minier sud-africain se déclare lui-même « en crise ».
Plusieurs facteurs expliquent cette crise : coûts d'exploitation élevés en raison de la profondeur à laquelle les dépôts se trouvent après plus d’un siècle d’exploitation, des prix mondiaux plus bas, un sous-investissement chronique… Les mines d’or sont particulièrement touchées avec des licenciements et des fermetures de mines en hausse. De plus, les tensions sociales et les grèves, qui ont culminé avec le massacre de 34 mineurs par la police à Marikana en 2012, ont incité les entreprises minières à accélérer la mécanisation.
Néanmoins, l’Afrique du Sud dispose encore de nombreuses ressources, notamment en fer, manganèse, chrome et surtout en platine, dont le pays détient l’essentiel des réserves mondiales. Le secteur minier pèse donc encore un poids important dans l’économie sud-africaine, notamment en raison de ses liens historiques (et capitalistiques) étroits avec le secteur de la finance et, via les sorties de capitaux massives qui ont accompagné la fin de l’apartheid, avec plusieurs leaders des matières premières internationaux.
« Ramaphoria » correspond à la contraction du nom du président Jacob Zuma et du mot euphoria, tandis que « Zexit » correspond à la contraction du nom de son prédécesseur Jacob Zuma et du mot exit. Ces termes ont été régulièrement employés dans les médias et les réseaux sociaux sud-africains au début de l’année 2018 lors de la transition entre les deux présidences.
(1) « Ramaphoria » correspond à la contraction du nom du président Cyril Ramaphosa et du mot euphoria, tandis que « Zexit » correspond à la contraction du nom de son prédécesseur Jacob Zuma et du mot exit. Ces termes ont été régulièrement employés dans les médias et les réseaux sociaux sud-africains au début de l’année 2018 lors de la transition entre les deux présidences.