Pierre-Yves Hénin, économiste reconnu pour ses travaux et l’animation de groupes de recherche en macroéconomie, a présidé l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne de 2004 à 2009. Depuis, il a élargi ses champs de recherche, notamment à l’histoire militaire.
Votre essai Le national-capitalisme autoritaire, une menace pour la démocratie, coécrit avec Ahmet Insel, met en lumière un système politique adopté par un ensemble de pays que l’on identifie couramment comme des « ennemis » du modèle occidental. Qu’est-ce que le National Capitalisme Autoritaire (NaCA) ?
Le national capitalisme autoritaire est un modèle d’organisation politico-économique à l’œuvre depuis le début des années 2000 qui combine trois dimensions : la référence nationale identitaire omniprésente (National), l’acceptation de l’économie de marché (Capitalisme) et la dimension autoritaire où un groupe dirigeant a une mainmise sur le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif (Autoritaire).On peut en effet identifier un ensemble de pays se retrouvant dans ces trois dimensions, dont la géométrie est variable en fonction de chaque situation. Il y a clairement des NaCA institués, à savoir la Chine, la Russie et la Turquie. On peut aussi considérer des NaCA hybrides comme la Hongrie de Viktor Orbán, qui ne peut complètement basculer dans un régime autoritaire à cause de son appartenance à l’UE. Orban a, habilement, joué sur les deux tableaux en obtenant que le Fidesz reste longtemps au sein du groupe du Parti Populaire Européen (PPE), mais sa tendance est bien d’aller vers une logique de NaCA avec, par exemple, l’implantation récente d’une université chinoise à Budapest, faisant suite au rejet de la Central European University , fondée et financée par le milliardaire libéral George Soros. Le Brésil de Bolsonaro tend aussi vers cette catégorie de NaCA hybride, mais l’éventuelle réélection du président populiste pourrait aboutir à une institutionnalisation des mécanismes autoritaires au Brésil.
Le NaCA lui-même peut-il représenter un modèle ?
Oui. Il s’agit en effet d’un concept qui est cohérent puisque les dimensions du national-capitalisme-autoritaire sont complémentaires, elles constituent un tout. Ensuite, ce modèle peut susciter l’adhésion de citoyens avec la référence constante à l’identité nationale, répondant à divers sentiments de frustration et de déclassement, mais aussi pour des gouvernements soucieux de pérenniser leur pouvoir en échappant aux règles de l’alternance et du contrôle démocratique. On peut sur ce point noter que l’influence croissante de la Chine en Afrique tient pour une bonne part à sa tolérance à l’égard de divers régimes qui font peu de cas des principes démocratiques. Enfin, le NaCA est un concept flexible, susceptible d’une grande variété de réalisations. Il peut ainsi s’appliquer à beaucoup de contextes locaux auxquels s’adapte la référence identitaire nationale. Par exemple, en Turquie, la promotion de l’Islam et la référence à l’empire ottoman sont dosés en fonction des intérêts de la politique étrangère turque. La question des Ouïghours, sacrifiés aux bonnes relations avec la Chine, est clairement tributaire de la volonté de puissance d’Erdogan.
En quoi le NaCA s’oppose-t-il au modèle occidental ?
L’opposition est multidimensionnelle. Sur le plan politique, il y a une remise en cause des règles du jeu démocratique, comme la séparation des pouvoirs. On assiste à un maintien tronqué des consultations électorales qui restent un outil de légitimation essentiel du régime en place. En clair, on a toujours des élections, mais avec un encadrement de la vie politique garantissant des scores très favorables pour le pouvoir en place.
Sur le plan économique, il y a un affaiblissement des frontières entre le secteur public et le secteur privé. Les dirigeants politiques et économiques sont associés dans des réseaux clientélistes, on parle de crony capitalism.
Enfin, sur le plan idéologique, prévaut un rejet des valeurs universelles et des institutions supranationales, ainsi que des organisations de la société civiles non-élues par le peuple, comme les ONG.
Au-delà des sanctions économiques le cas échéant, comment les NaCA rivalisent économiquement avec les puissances occidentales ?
Sur l’efficacité économique des NaCA, le rôle attribué à l’Etat est central. On retrouve ici la distinction traditionnelle entre Etat développementaliste et Etat prédateur, le premier étant seul porteur d’efficacité économique.
L’efficacité de l’Etat est affectée en effet par la corruption, endémique dans les régimes autoritaires. Toutefois, le coût économique de la corruption est moindre quand l’entrepreneur (corrupteur) et le contrôleur (corrompu) sont associés à un résultat : leur intérêt commun tient alors au succès du projet -objet du pacte de corruption. On a parfois expliqué ainsi pourquoi la croissance chinoise a peu souffert de l’étendue de la corruption. En revanche, lorsque le pacte de corruption porte sur un partage de la rente, aucun gain ne vient compenser son coût économique et social
Par ailleurs, les NaCA visent un avantage économique en orientant leur participation au commerce international dans une perspective néomercantiliste. Leur stratégie est de se créer un avantage concurrentiel en utilisant les marges institutionnelles propres à ces régimes politiques et juridiques. Les NaCA disposent en général de conditions plus favorables pour mettre en œuvre des obstacles non-tarifaires aux importations.
Les sanctions économiques, aujourd’hui une pièce majeure dans l’arsenal diplomatique occidental, sont souvent une mauvaise solution : Elles sont contre-productives sur le plan politique car elles confortent le discours du régime sur la menace que constitue l’extérieur. Sur le plan économique, leur effet est incertain car elles entraînent des rétorsions et un redéploiement des flux commerciaux vers d’autres États autoritaires. La réorientation récente des échanges de l’Iran vers la Chine illustre bien cet effet des sanctions. Elles contribuent ainsi à la constitution d’une véritable « internationale des NaCA ».
Pensez-vous que ces régimes national-capitalistes, et plus particulièrement le régime chinois, peuvent perdurer à long terme ?
Le système de contrôle social va certes très loin, mais il est légitimé par la performance avec la sortie réussie de la pauvreté de masse et l’émergence d’une classe moyenne. L’atterrissage économique vers un régime de croissance modérée ne condamnera pas a priori le régime, car il a des marges de redistribution pour favoriser la consommation des ménages. L’augmentation constante de l’effort budgétaire pour la défense va toutefois peser sur ces marges. Une stagnation des niveaux de vie rendrait la société chinoise beaucoup moins tolérante à l’ampleur des inégalités, ce qui peut menacer la stabilité sociale.
La question est alors politique. Le régime chinois veut avant tout prévenir un scénario de contestation comme celui qui a entraîné l’effondrement de l’URSS de Gorbatchev. Il cherche à éviter ce scénario en anticipant au mieux les sources de tension. Pour « tuer dans l’œuf » tout risque de déstabilisation, le parti n’hésitera pas à aller plus loin dans des dispositifs de plus en plus sophistiqués de contrôle social. Le risque est alors qu’un resserrement du contrôle bureaucratique du parti sur les entreprises s‘avère incompatible avec la poursuite d’une politique d’innovations compétitives.
Une idée forte de votre essai concerne les inégalités : vous avancez leur montée comme une des raisons du déclin de l’attrait du modèle occidental, mais aussi comme une menace pour la soutenabilité des modèles national-capitalistes.
Les inégalités ne sont pas seulement perçues sur le plan économique ; elles génèrent aussi un sentiment de déclassement. Les victimes cherchent alors plus à restaurer un statut social qu’à bénéficier de mesures de redistribution. En cela, la montée des inégalités nourrit l’expansion des NaCA, les régimes ou partis autoritaires faisant miroiter la perspective de cette restauration d’un tel statut. La porte est alors ouverte au discours populiste, comme l’a bien illustré l’élection de Trump aux États-Unis. Dans les pays qui sont déjà gouvernés par un régime national-capitaliste, la hausse des inégalités n’est pas problématique tant que la hausse du niveau de vie éloigne le sentiment de déclassement. Sur le plan politique, le pouvoir s’accommode d’une montée des inégalités, qui crée une classe de bénéficiaires affidés au régime à condition toutefois que ce processus ne conduise pas à l’émergence de contre-pouvoirs privés trop puissants !
L’idée que la montée des inégalités seules mène à une protestation croissante, et donc à la démocratie dans les NaCA, me semble être devenue très optimiste. On l’a vu en Russie où Poutine n’a pas hésité à recourir à une répression accrue depuis l’émergence de l’opposition stimulée par l’exemple de Navalny, sur la question sensible de la dénonciation de la corruption.
Pour que ces protestations mettent en cause la stabilité du NaCA, il faudrait que les élites politiques aient une prise d’autonomie intellectuelle par rapport à la logique du régime, ce qui relève actuellement d’une perspective bien optimiste.
Pensez-vous que l’arrivée de Joe Biden à la Maison blanche en janvier 2021, président américain, qui a fait de la lutte contre les inégalités sa priorité, constitue un point d’inflexion dans la montée des régimes national-capitalistes sur le plan international ?
Si le modèle occidental ne corrige pas ses défaillances, les NaCA ont probablement partie gagnée. Biden a bien compris qu’il fallait restaurer la crédibilité et l’attractivité du modèle américain. La dérive des inégalités étant un phénomène mondial, Biden joue intelligemment en proposant une taxation plancher dans le cadre international, plutôt qu’une simple hausse du taux national. Il s’agit effectivement d’une inflexion, mais qui reste bien partielle.
En matière de politique extérieure, la réaffirmation de la défense des droits de l’Homme comme un enjeu majeur est certes justifiée. Le problème est que la stratégie de l’Occident en la matière manque souvent de cohérence et de continuité, en alternant les séquences de confrontation sur ce sujet sensible avec les phases de déploiement d’accords commerciaux stratégiques. Il y a sans doute à mieux sérier les modalités d’action et de pression selon les enjeux. Après tout, au cœur de la Guerre froide un Reagan savait parler aux dirigeants soviétiques un langage de real politics tout en tenant un discours de dénonciation virulent à destination des opinions publiques nationales et internationales.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que leurs auteurs. Benoit Dicharry est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur les enjeux de macroéconomie européenne, de cohésion et de convergence.