Nonobstant l’importance des investissements directs étrangers (IDE) comme l’un des moteurs de croissance et d’innovation dans l’Union européenne, la fin de l’Europe dite « naïve » conduit les autorités européennes à en organiser la surveillance : d’une part, par l’adoption d’un règlement établissant un cadre incitatif pour le filtrage des IDE et, d’autre part, par la récente proposition d’un règlement visant les subventions étrangères créant des distorsions de concurrence à l’intérieur du marché commun, lequel pourra, entre autres, viser les acquisitions subventionnées. La raison d’être de cette proposition réside dans la volonté d’assurer un niveau de concurrence juste (level playing field) entre les investisseurs européens et les investisseurs étrangers. Alors que les premiers ne peuvent voir leurs acquisitions subventionnées par effet de soumission à la discipline des aides d’État, les second peuvent recevoir des subventions d’États non-membres de l’Union. Ce déséquilibre s’explique par l’absence de couverture des investissements par les instruments multilatéraux pertinents. Du reste, le règlement européen relatif au contrôle des concentrations ne permet pas d’appréhender des acquisitions subventionnées.
La fin de l’Europe dite naïve : un axe doctrinal intérieur et extérieur
Politiquement, la proposition de la Commission est remarquable à double titre. D’une part, elle constitue un pont entre le marché intérieur et le marché global, entre la politique commerciale commune et la politique de concurrence. Cette proposition témoigne de ce que le niveau de concurrence juste et équitable jusqu’alors considéré dans le seul cadre du marché intérieur ne saurait plus longtemps assurer l’équilibre recherché. En ce sens, Margrethe Vestager, commissaire à la concurrence et vice-présidente exécutive de la Commission, précisait, lors de la présentation du livre blanc ayant précédé la proposition, que « nous avons besoin d’outils adaptés pour garantir que les subventions étrangères ne faussant pas notre marché, de la même façon que le nous le faisons avec les subventions nationales ». Par conséquent, c’est par le renforcement de l’arsenal juridique que politiquement l’Union affirme la fin de sa « naïveté ». D’autre part, plus fondamentalement, cette proposition de la Commission semble témoigner d’un changement de doctrine de la politique de concurrence elle-même. En substance, alors que la politique de concurrence était entièrement destinée à la protection du consommateur-citoyen par la prévention des pratiques anticoncurrentielles pouvant lui porter préjudice, la proposition de la consommation ne vise pas la protection du consommateur-citoyen mais des compétiteurs. En effet, l’opérateur économique protégé est l’investisseur européen vis-à-vis de ses concurrents étrangers. Il semble même que cette proposition pourrait ne pas être favorable au citoyen-consommateur en ce sens que les IDE potentiellement empêchés par cette proposition pourraient profiter à ce dernier en favorisant le maintien ou la création d’emplois. À dire vrai, les ferments de ce changement de doctrine étaient d’ores et déjà présents dans les débats ayant succédé au projet de fusion Alstom-Siemens par la notion de « champion européen ». En ce sens, le manifeste pour une politique industrielle européenne adaptée au XXIe siècle, publié à l’initiative des gouvernements français et allemand en février 2019, faisait état de ce que la doctrine en matière de politique de concurrence devait changer pour faciliter le concours des opérateurs économiques européens sur la scène globale de manière plus vigoureuse.
Géopolitiquement, la proposition de la Commission n’en est pas moins notable. D’une part, cette proposition traduit ce que sera la méthode utilisée par les institutions à l’aune de la notion d’autonomie stratégique. En matière de politique commerciale, cette notion semble imposer que l’Union agira multilatéralement lorsque cela sera possible et unilatéralement lorsque cela sera nécessaire. Par conséquent, des négociations relatives au renforcement des disciplines en matière de subventions étant, pour le moment, difficilement concrétisables à l’OMC, l’Union se dote, unilatéralement, de l’arsenal nécessaire à la préservation de ses intérêts. Si les principes de la realpolitik ne peuvent que mener à appuyer la proposition de la Commission, il est regrettable qu’une forme de fatalisme conduise à un certain désengagement du multilatéralisme ou, à tout le moins, une forme de résignation. Rappelons que le principe selon lequel l’Union promeut des solutions multilatérales aux problèmes communs est un principe constitutionnel de l’Union aux termes de l’article 21 du traité UE. Du reste, il nous semble que cette logique sera également perceptible dans la proposition à venir d’un mécanisme dit d’ajustement carbone aux frontières. D’autre part, il va sans dire que par cette proposition, la Commission souhaite avertir les États pratiquant un capitalisme d’État ne correspondant pas aux canons d’une économie de marché que la cohabitation des systèmes économiques et politiques ne saurait plus longtemps s’accommoder de vides réglementaires. Ainsi, en tant qu’acteur sur la scène internationale, l’Union européenne réaffirme son rôle de faiseur de règles destinées à assurer une maîtrise de la mondialisation.
Le contournement du nouvel instrument demeure possible via des véhicules d’investissements
En ce sens que le contournement des disciplines commerciales est pratique courante, il nous semble nécessaire de conduire une réflexion relative à ce que pourrait être une stratégie de contournement de ce nouvel instrument dans des hypothèses où le capitalisme d’État ne prend pas une forme conventionnelle.
Le contournement s’entend d’une pratique visant à se soustraire à une discipline. Par conséquent, il apparaît plausible que des stratégies de contournement de la proposition de la Commission se fassent jour, notamment par l’utilisation de véhicules d’investissement. Le capitalisme d’État ne se limite pas aux frontières des États n’ayant pas une économie de marché mais implique, plus largement, les cas dans lesquels l’État se fait agent économique, actionnaire. Ainsi, il semble que trois véhicules d’investissements particuliers pourraient être utilisés comme des véhicules d’investissements à des fins de contournement : les fonds souverains, les fonds de pension et les sociétés de capital-investissement. Autrement dit, une stratégie de contournement pourrait être de masquer la nature étatique de l’injection de capital dans une société tierce, qui elle-même serait l’investisseur dans la cible européenne.
Au coeur de ce mécanisme, l’enjeu d’identification des contributions financières étrangères
L’objet de l’identification de ces véhicules d’investissements au regard des instruments contenus dans la proposition de la Commission sera de mettre à jour la nature étatique du véhicule.
La proposition de la Commission vise les contributions financières attribuées par un gouvernement, une entité publique étrangère ou bien une entité privée. La première étape d’une stratégie d’anti-contournement serait ainsi de qualifier ces véhicules d’investissements au regard de l’un de ces trois concepts. Il nous semble que la qualification des véhicules d’investissements au regard de ces concepts dépendra du contrôle que l’État supposé être à l’origine de l’investissement exercera sur lesdits véhicules. Par conséquent, dès lors que l’État exercera une influence déterminante sur véhicule d’investissement, la qualification de celui-ci comme étant en réalité de nature étatique permettra d’autoriser le contrôle de la Commission.
Pour imputer la responsabilité d’une subvention à une entité, nonobstant l’utilisation d’un véhicule tiers, il convient de prouver un contrôle. Celui-ci pourrait être prouvé en raison de la nature du capital impliqué. Il en va ainsi des fonds souverains dont le capital est constitué, généralement, de réserves. Toutefois, ce critère pourrait se révéler inefficace au regard des fonds de pension, lesquels ont un capital constitué de contributions d’origine privée. C’est également le cas des sociétés de capital-investissement qui, a priori, n'impliquent que des capitaux privés. Par conséquent, ce premier critère n’est en rien suffisant. Dès lors, les critères relatifs à la définition de la politique d’investissement, utilisés par la Commission dans le cadre du contrôle des aides d’État, pourraient être plus efficaces. Il en va ainsi de l’improbabilité de la décision d’investir sans prise en compte des exigences des autorités publiques, de la prise en compte de directives d’investissement des autorités publiques, et du degré de supervision que les autorités publiques exercent sur la politique d’investissement. En troisième lieu, il nous semble que le contrôle pourra être prouvé par identification de la participation des autorités publiques dans l’organe prenant les décisions d’investissement.
Comment qualifier une contribution financière comme créant une distorsion dans le marché intérieur
La proposition de la Commission vise les subventions étrangères facilitant directement une acquisition. Cette facilitation, créatrice d’une distorsion indirecte, pourrait s’analyser en une contribution financière d’un État à un opérateur économique dans le but d’investir dans une cible européenne. Par conséquent, lorsque le véhicule d’investissement injectera du capital dans une société tierce (l’acquéreur), cela facilitera directement l’acquisition projetée de la cible européenne par ladite société tierce.
Cette qualification est primordiale dans la mesure où, nonobstant le contrôle d’un véhicule d’investissement par un État tiers, l’investissement ne sera couvert par la proposition que s’il crée une distorsion. La figure de l’État agent économique ou actionnaire est une figure classique, y compris dans les économies dites de marché. En ce sens, tout investissement d’un État n’est pas susceptible de créer une distorsion. Il conviendra ainsi de distinguer les cas dans lesquels l’État agit comme un véritable agent économique et les cas dans lesquels il poursuit d’autres objectifs (politique, géopolitique, etc.) par le test dit de l’investisseur privé en économie de marché.
Ainsi, cette proposition projetant l’adoption d’un nouvel outil, dont la notion de contrôle est au cœur, permettra à l’Union de jour d’un outil supplémentaire à la poursuite de l’objectif d’assurer une concurrence plus juste au sein du marché intérieur. Du reste, si cette proposition devait être adoptée, l’Union se positionnerait à nouveau comme un acteur capable de proposer des modèles normatifs de maîtrise de la mondialisation.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Pierre-Louis Guillou est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille principalement sur les enjeux de politique commerciale commune de l'Union européenne.