Revenir au site

Comprendre la polycrise, comprendre la bascule historique

Section 0 de l'étude « Comprendre la polycrise »

21 octobre 2025

Intuition génératrice : sentir l’Histoire du bout des doigts

Plusieurs fois cet été, ce phénomène s’est produit. Vous êtes au beau milieu des vacances estivales, vous espérez vous aérer l’esprit après une année très chargée. Mais l’air est irrespirable. Caniculaire. Alors, avant la sieste, vous scrollez un peu, comme pour vous distraire. Au contact de votre smartphone, sans doute un matériel américain fabriqué en Chine, vous sentez que quelque chose ne va pas. Ce paradis artificiel 2.0 qui monnaie votre attention et siphonne vos données personnelles ne vous offrira aucun répit. Vous le savez. Puis vous vous décidez : il faut dormir. Même si la chaleur rend chaque inspiration pénible.

Dérivant sur cette pensée, vous êtes interrompus. Notification. Vibration. Mise en tension. Une alerte fend le calme de l’été et vous éloigne un peu plus du sommeil : « Donald Trump va recevoir Vladimir Poutine en Alaska ». Le brouillard de la guerre se déploie en quelques instants dans la pièce et votre esprit. Pour autant, l’incertitude glaciale ne rafraîchit pas une seule seconde l’atmosphère suffocante. Une chape de plomb vient d’en recouvrir une autre.

Rattrapé par cet ultime obstacle avant la sieste, vous restez collé à l’écran noir. Sidération. Crispation. Fascination. Et du bout des doigts, vous reprenez. Vous scrollez encore un peu plus. Vous êtes semi-conscient de ce qui se joue : une fuite en avant digitale, dans l’espoir vain d’identifier le début d’une bonne nouvelle. Car vous le savez déjà, les réseaux sociaux sont affligeants. Vous ne parvenez même plus à recevoir les photos de vacances de vos amis. À la place, défilent des vidéos avilissantes, créées comme pour vous assommer. D’ailleurs, vous vous refaites la même promesse : d’ici la rentrée, vous quitterez cette plateforme. Le doute vous prend alors : sera-t-il possible d’effacer les photos de famille pour la protéger ?

Au moment où cette pensée vous tenaille, le smartphone vibre à nouveau. Deuxième alerte. « Réseaux sociaux : comment les photos de vos enfants se retrouvent-elles sur le darknet ? » Synchronicité détonnante. Décidément, l’air est étouffant. Dans la quiétude de l’été, si chèrement acquise, la peur se répand. Au fond de vous, cette vérité vous prend et vous surprend : jamais elle n’a occupé autant de terrain. Alors que cette intuition se charge d’anxiété elle aussi, vous déchargez. Vous laisserez la poussière retomber à la plage. La mer, elle, vous lavera de ces craintes. Au moins quelques instants.

Cette pensée rassurante semble ventiler l’atmosphère. Jusqu’à ce que ce message ne surgisse : « Tu as fait les démarches avant le 15 août toi ? Il paraît qu’il fallait même fournir les justificatifs d’achat cette année ! » Irruption. Confusion. Irritation. Vous vous demandez bien de quoi on vous parle. D’ailleurs, vous renvoyez un simple « ? ». « Ah attend, il paraît que c’est une fake news ! Non c’est bon, la CAF va bien verser l’allocation de rentrée scolaire normalement ! Sorry. » La réponse calme le jeu aussi vite qu’elle l’a brouillé. Pourtant, l’air est devenu irrespirable. C’est décidé, vous coupez.

Retour aux vacances. Hic et nunc. Mais alors que le sommeil vous enlace, le repos ne vient pas. Entre deux chimères, difficile de savoir pourquoi. L’idée n’est pas claire. Elle a plutôt la forme d’une intuition poignante. La persistance d’une question existentielle : l’air a-t-il changé ?

L’air du temps, oui.

Fresque de la polycrise : peindre une époque en miettes

C’est en poursuivant cette intuition, alimentée par de si nombreuses rémanences, que nous vous proposons un tableau de l’époque.

Car une bascule historique a bien lieu.

Les géopolitologues, qui constatent la brutalisation du monde, parlent sans cesse de « rupture(s) stratégique(s) ». Les climatologues, qui observent le dépassement de chacune des limites planétaires, attestent d’un « point de non-retour écologique ». Les économistes, qui observent l’érosion de la compétitivité, la montée des dettes publiques et le creusement des inégalités, alertent face au risque de « décrochage économique ». Certains politologues constatent que les tensions sociales enflent au point de s’alarmer face au « risque d’une guerre civile ».

Chacun y va de sa formule. Mais au fond, dans divers champs lexicaux, on cultive la même idée : une nouvelle ère commence. Aussi brutale que complexe. Pour les uns, c’est « l’heure des prédateurs ». Pour les autres, c’est « l’anthropocène ». Pour les suivants, c’est la « fin de la mondialisation heureuse ». Pour les derniers, ce serait « l’avènement de la post-démocratie ». Aucune de ces formules est inexacte ; aucune n’est juste pour autant.

Prises séparément, ces réalités sont trompeuses. Saisies ensemble, d’un seul tenant, ces phénomènes concomitants nous donneront une impression plus exacte de la bascule historique que nous vivons.

Alors pour dresser ce panorama établi en quatre sections et saisir l’esprit du temps, notre étude s’affilie plus à la juste inexactitude esthétique d’un Turner qu’au réalisme déconcertant d’un Courbet. Nous avons privilégié une approche impressionniste : renoncer à la précision du trait pour trait mais rechercher une meilleure vue d’ensemble – certes plus trouble mais plus proche de la réalité d’une époque troublée.

C’est par ce geste ample que nous pensons pouvoir saisir un quadruple mouvement. Quatre brèches qui s’ouvrent simultanément dans notre histoire. Quatre crises systémiques qui se font écho l’une à l’autre, au point de s’amplifier mutuellement. Quatre espaces d’instabilité majeure qui s'enfoncent l’un dans l’autre. Au point de nous forcer à contempler une impression inattendue, inédite, impensable : notre état de sidération.

D’avance, nous devons le concéder : notre tableau est mal peint. Segmentant en quatre parties notre effort de saisir ce mouvement de l’Histoire, nous pourrions donner le sentiment de juxtaposer quatre compositions pseudo-apocalyptiques. En cherchant à raisonner, nous risquons de détourner l’attention des résonances.

Or c’est bien là l’essentiel : individuellement, ces crises géopolitique, écologique, économique et politique, aussi systémiques soient-elles, n’ont pas la portée d’une bascule historique. La polycrise repose sur ses effets de réseaux, sur les rétroactions entre chacun de ces mouvements inédits, sur les points de rupture qui caractérisent une crise et en catalysent une autre.

Présentée selon ces quatre panneaux - la crise géopolitique, la crise écologique, la crise économique et la crise politique - notre étude met à plat la topographie d’une zone sismique active. Elle met aussi à mal notre désir d’en saisir toute la complexité.

Au fil des entretiens réalisés pour cette étude, qui sont autant de relevés morphologiques pour comprendre le terrain instable sur lequel nous avançons désormais, nous nous sommes donc attaqués à un double défi : tenter de comprendre la structure de chaque faille ; et cerner, comment d’une subduction à une autre, chaque glissement contribue à une tectonique plus large, qui induit un changement d’ère..

Tableau historique : accepter les limites du cadre, chérir le hors-champ

Quand il s’agit de sentir le pouls de l’époque, de comprendre comment nous basculons d’une époque à l’autre, la modestie s’impose résolument. Pour une raison évidente : le champ d’étude est sans fin.

Pour comprendre le caractère systémique de la crise géopolitique, n’aurions-nous pas pu creuser d’autres pistes encore ? Certes, nous avons étudié les ruptures américaines, cerné la persistance de la menace russe, appréhendé la stratégie de domination chinoise, pris la mesure de l’effondrement du système multilatéral, relevé le bouillonnement de notre flanc sud, pointé les impensés de la guerre hybride, intégré l’intrication des enjeux de sécurité intérieure avec les défis géopolitiques et politiques, et surtout, signalé les atermoiements européens. Mais quid de la politique étrangère de l’Inde ou du Brésil, pour appréhender la recomposition à l'œuvre de l’ordre international ? Quid de la crise mondiale du surendettement alors que l’architecture financière internationale peine à se réformer ? Quid de toutes ces questions que nous nous sommes insuffisamment posées pour comprendre la bascule historique à l’œuvre ?

De même, pour saisir la profondeur de la crise écologique, n’aurions-nous pas dû interroger d’autres phénomènes ? Certes, nous avons étudié la gémellité de la crise climatique et de la crise du vivant, rappelé la centralité de la crise de l’eau dans la crise environnementale, souligné la matérialité de la transition énergétique dans toute politique de durabilité, alerté sur les risques d’un effondrement du multilatéralisme environnemental, relevé les forces et limites actuelles de la planification écologique, noté le rôle de l’Etat dans la décarbonation de l’industrie, rappelé la nécessité d’accepter un processus non-linéaire de transition, et même étudié l’émergence de la désinformation climatique comme nouveau facteur d’adversité. Mais quid des subventions néfastes qui freinent la transition en créant un contre-financement ? Quid du nexus santé-environnement qui relie santé humaine et santé planétaire ? Quid de toutes ces pistes que nous n’avons pas explorées pour suivre le tournant de l’Histoire qui s’opère ?

Pour parfaire notre compréhension de la crise économique, n’avions-nous pas besoin d’autres éléments d’analyse ? Certes, nous avons étudié les budgets européens étouffés par les multiples points de pression de la polycrise, alerté sur le risque d’instabilité financière, retracé les disruptions de la gouvernance économique mondiale, en particulier liée à fin programmée de l’hegemon monétaire américain et à l’émergence de crypto-monnaies privées, et enfin, exposé la possibilité, pour les Européens, de faire face à cette polycrise s’ils donnent toute sa place à l’économie de défense et s’ils s’emparent pleinement du paradigme de la sobriété… Mais sommes-nous allés au bout de nos questionnements ? Quid de la notion de leapfrogging, pour réinterroger la dynamique non-linéaire du progrès et réhabiliter la possibilité d’une trajectoire de développement non-carboné pour les pays en développement ? Quid du potentiel catalyseur des technologies quantiques sur la révolution de l’IA, qui bouleverse déjà tous les pans du réel ? Quid de toutes ces questions que nous avons laissées de côté : une ruse de l’Histoire ne s’y cacherait pas ?

De même, pour prendre toute la mesure de la crise politique à l’œuvre, avons-nous été assez exhaustifs ? Nous avons cherché à comprendre comment une génération sans promesse regarde l’avenir. Nous avons établi les déterminants démographiques de cet état de fait politique abyssal. Nous avons interrogé le mythe du progrès lui-même, pour réhabiliter sa non-linéarité. Nous avons appréhendé le risque d’un vide narratif qui empêche la confection de nouveaux imaginaires politiques pour servir les générations futures. Nous avons également intégré le facteur technologique dans l’équation, en prenant en compte son impact sur la souveraineté cognitive générale. Enfin, nous avons pris toute la mesure de la difficulté de répondre à cette crise morale sans tenir compte des enjeux d’égalité et d’identité qui sont irrésolus… mais quid de toutes ces questions que nous ne nous sommes pas posées ? Quid de la perception que chaque génération a de l’autre, et de ses responsabilités, pour faire face à la polycrise ? Quid de nos institutions démocratiques elles-mêmes : sont-elles conçues pour penser le temps long et agir au service des générations futures ? Quid de tous ces champs que nous avons délaissés, où d’autres pans de l’Histoire sont peut-être en train de se jouer ?

Face à l’impossibilité d’étendre indéfiniment le champ de notre étude sur la polycrise, nous avons sérié et ouvert la voie à une autre méthode pour comprendre la profondeur de la bascule historique en cours.

Notre exploration ne vise pas les confins de la polycrise mais elle topographie les endroits où se produisent les principaux effets d’emballement qui caractérisent ce changement d’époque. Car chacune de ces crises systémiques alimente et amplifie les autres...

Rupture stratégique : comprendre le système nerveux de la polycrise en disséquant la crise géopolitique

La brutalisation du monde bouleverse l’ordre international tout en accélérant les crises écologique, économique et politique.

La crise géopolitique catalyse la crise écologique. Quittant l’Accord de Paris sur le Climat par deux fois, les Etats-Unis ont considérablement amoindri l’ambition diplomatique exprimée dans les enceintes diplomatiques environnementales tout comme l’ambition économique des coalitions d’entreprises qui en découlaient. Dans cette situation, la Chine se fait d’autant plus facilement l’avocate du « Sud Global », alors que son plaidoyer dissimule une politique prédatrice dans une large partie des Etats du G77. Affaiblie politiquement et contrainte budgétairement, notamment par la menace russe et le racket de protection américain, l’Europe peine à engager plus de moyens pour revivifier l’action climatique internationale – ce d’autant plus qu’elle est elle-même en proie aux doutes sur sa propre transition écologique, par effet de contamination américaine notamment.

Par ses nombreux effets d'entraînement sur la crise écologique, la crise géopolitique s’avère être, elle aussi, un hologramme de la polycrise. On saurait réduire la polycrise à sa dimension géopolitique, mais celle-ci contient des fragments de l’ensemble des mécanismes de la bascule historique que nous étudions.

Les rétroactions entre la crise géopolitique et la crise économique corroborent cette hypothèse. La récursivité la plus criante est celle-ci : plus la menace russe pèse sur l’Union européenne (UE), plus les Etats-Unis disposent d’un levier sur l’Europe qui leur permet de pratiquer une politique économique prédatrice. L’accord de Turnberry, qui engage l’Union à importer massivement du gaz américain et à investir des centaines de milliards outre-Atlantique, illustre ce passage de la « vassalisation heureuse » à la « soumission heureuse », au détriment de la compétitivité et de la souveraineté industrielle de l’UE. Ce n’est pas sans rappeler le refus de la Commission européenne de sanctionner les Big Techs américaines au moyen des législations du Digital Market Act/Digital Service Act, par craintes de représailles commerciales lourdes.

Dans un monde en pleine brutalisation, le tassement géopolitique de l’Europe est devenu un facteur aggravant de son décrochage économique. Ainsi la crise géopolitique s’érige-t-elle en élément fractal de la polycrise : les ruptures stratégiques s’enracinent et alimentent la bascule historique que nous connaissons.

Enfin, la crise géopolitique n’explique pas la totalité de la crise politique que vit l’Europe, mais elle l’alimente considérablement. Menaces nucléaires, guerre commerciale, backlash idéologique… la conflictualité qui s’intensifie et se généralise n’est pas sans conséquence sur le moral des sociétés démocratiques européennes. La peur s’est durablement installée comme émotion structurante des choix politiques européens. En plus de la peur, le chaos géopolitique nourrit aussi la défiance : campagnes de désinformation voire de déstabilisation, opérations d’ingérences électorales voire d’intimidation, les chocs qu’encaissent les Européens dans le champ informationnel ont aussi un coût politique. Enfin, il faut prendre en compte le risque réel de contagion à l’Europe des orientations MAGA qui ont profondément déstabilisé les institutions démocratiques américaines. Nombreuses sont les boucles de rétroaction entre la crise politique que vit l’Europe et sa situation géopolitique très dégradée.

Par analyse fractale, on repère donc dans la crise géopolitique tous les motifs écologiques, économiques et politiques de la polycrise. La brutalisation du monde n’est donc pas le facteur unique de la bascule historique que nous vivons mais on y retrouve tous les fragments explicatifs du tournant de l’Histoire que nous connaissons..

Changement d’époque : repérer les points d’accélération de l’Histoire sur une carte de l’anthropocène

L’avènement de l’anthropocène emporte, par exemple, de nombreuses et graves conséquences géopolitiques, économiques et politiques.

Au Sud, les vulnérabilités climatiques ne cessent de causer de nouvelles fragilités politiques. Au Nord, les armées appréhendent désormais la menace climatique comme une menace stratégique. Stress hydrique aiguë, migrations climatiques de masse, tensions majeures sur les ressources, réduction drastique de l’espace fiscal sous la pression des catastrophes à répétition, pertes majeures de productivité, dégradation rapide de la santé publique… Plus l’humanité met le système terre sous pression, en franchissant une à une les limites planétaires, plus la pression climatique sur les systèmes humains s'accentue. Le dérèglement climatique opère ainsi comme un vaste champ de mines. À chaque fois que nous nous aventurons à faire sauter l’une d’entre elles, nous encaissons un choc qui peut être mortel et encourons le risque de déclencher une réaction en chaîne dans tous les autres domaines.

Par son caractère systémique, la crise écologique est un hologramme de la polycrise : elle porte en son sein toutes les autres dimensions géopolitiques, économiques et politiques de la bascule historique que nous connaissons.

On prend toute la mesure de ces entrelacs quand on s’intéresse de près aux trois grands défis politiques de la crise écologique, qui sont aussi les trois grands défis écologiques de la crise politique. Le premier, c’est la complexité d’articuler, dans un système démocratique, la responsabilité d’une génération vis-à-vis de la suivante dans un système de décision juste et efficace, et plus globalement la question du temps long de l’action publique. Le second, c’est la complexité de concevoir des cadres d’action multilatérale performant pour préserver l’habitabilité de la planète. Le troisième, c’est la complexité de concevoir intégralement et déployer durablement une planification écologique qui embarque l’ensemble des acteurs économiques dans la réalité d’objectifs partagés. À mesure que s’accumulent des tensions sur ces trois lignes de failles, la cinétique de polycrise se prépare : en convergeant, elles créent une brèche par laquelle passe brutalement et définitivement la rupture historique que nous vivons.

La polycrise ne se réduit pas à la crise écologique ; mais cette partie contient une trace intéressante du tout. Par analyse fractale, on décèle une trace du caractère holistique de la crise écologique dans l’étude de la crise économique que nous vivons. L’équation budgétaire nous permet de le comprendre facilement. Pour les Etats européens, la contrainte budgétaire est très forte, la réponse monétaire a déjà été massivement utilisée pour faire face aux crises, les retards d'investissement se multiplient, tout comme les risques majeurs, de la menace militaire au danger de l’instabilité financière. Dans ce contexte, la tentation de reléguer au second rang les investissements nécessaires tant pour l’atténuation que pour l’adaptation au profit d’interventions de court terme se fait plus forte. Ce alors qu’on sait que le coût de l’inaction est 20 fois supérieur à celui de l’action et que le risque de maladaptation est majeur. Dès lors, la crise écologique procède des mécanismes de la crise économique et alimente celle-ci par impréparation et manque de courage.

Les récursivités qui lient crise écologique et crise géopolitique, les éléments de causalité circulaire qui entremêlent crise écologique et crise politique, les boucles de rétroactions qui rendent la crise écologique et la crise économique inséparables sont autant d’éléments d’une même démonstration : la crise écologique est un hologramme de la polycrise, un fragment de ce tout, qui comporte à lui-seul les éléments qui permettent d’en comprendre la totalité..

Reconfiguration systémique : repérer le sens de l’Histoire en topographiant nos lignes de failles économiques

La crise économique de l’Europe participe de sa relégation géopolitique, de son inaction climatique comme de sa profonde crise démocratique.

Premièrement, la situation économique dégradée de l’Europe affaiblit sa position géostratégique. Ayant sous-investi dans les secteurs stratégiques depuis une génération, et ce malgré l’adoption de la Stratégie de Lisbonne, elle ne dispose aujourd’hui que d’armes réglementaires et d’aucun champion technologique pour faire face aux plateformes américaines et chinoises qui dominent l’économie numérique. Ainsi se trouve-t-elle dans une position très nettement déséquilibrée face à Trump 2.0 alors que la relation transatlantique se détériore rapidement. Ayant épuisé ses marges budgétaires et laissé sa base industrielle se dégrader durablement, elle n’est pas parvenue à donner corps à l’idée d’une économie de guerre, pourtant nécessaire pour dissuader la Russie de mettre à exécution sa menace contre l’Europe. Ayant largement ouvert ses échanges commerciaux et technologiques avec la Chine, elle peine durablement à rééquilibrer sa relation avec Pékin alors que celle-ci met à profit son ascendant économique sur l’Europe pour sanctuariser ses ambitions en Mer de Chine.

Par symétrie, il faut étudier la matière dont la crise économique amplifie la crise écologique que connaît l’Europe. On reconnaîtra les mêmes mécanismes. Faisant face à la concurrence économique alors qu’elle a perdu en compétitivité, comme à la compétition stratégique alors qu’elle n’a pas préparé son économie de guerre, l’Europe se trouve en proie à des arbitrages budgétaires complexes. Son niveau d’endettement public atteint 88 % de son PIB en moyenne tandis que son niveau de croissance est durablement établi autour de 1 % par an. Pourtant, elle doit simultanément investir environ 4 points de PIB dans sa transition écologique pour atteindre ses objectifs de neutralité carbone, et relever ses investissements de défense jusqu’à au moins 5 % de son PIB pour faire face à son nouvel environnement stratégique. Ainsi tend-elle à remettre en cause les orientations et les moyens qu’elle a adoptés pour réaliser sa transition écologique.

Enfin, nombreuses sont les boucles récursives qui lient la crise économique européenne à la crise politique. L’inversion de la pyramide démographique fait peser une responsabilité sociale de plus en plus lourde sur une population active en emploi minoritaire (47 % de la population générale en Europe). Cet état de fait intervient alors que, depuis l’adoption de la stratégie de Lisbonne pour l’économie de la connaissance en 2000, les investissements dans la transition numérique ont tardé et manqué, expliquant en grande partie le décrochage de la compétitivité européenne. À ce retard s'ajoute le sous-investissement dans la transition écologique, qui renchérit chaque jour le surcoût de l’adaptation à la crise climatique, alors que le réchauffement planétaire a déjà atteint le seuil des + 1,5 ° C. Il faut également compter sur la nécessité de rattraper le sous-investissement dans la défense européenne, inférieur à 1,7 % du PIB (moyenne européenne) depuis 2000. Ainsi, existe-t-il en Europe une génération d’actifs en proie au défi de réaliser le rattrapage technologique, de financer la transition écologique, et d’investir à nouveau dans la défense. Dans un contexte où la démographie exigera de la part de cette génération active un effort de solidarité plus important envers une classe d’âge qui a vécu selon les mêmes standards sociaux mais qui a laissé la dette publique augmenter de 30 points de PIB en 25 ans, la situation socio-économique alimente déjà les tensions politiques, singulièrement en l’absence d’un cadre démocratique efficace pour aborder avec justesse les enjeux de solidarité et de responsabilité intergénérationnelle.

Par ses nombreuses rétroactions sur les crises géopolitique, écologique et politique de l’Europe, la crise économique s’érige alors en hologramme de la polycrise. Elle n’est pas le facteur unique de la reconfiguration systémique que nous vivons mais produit un effet majeur qui expose significativement l’Europe au risque d’une sortie brutale de l’Histoire...

Bascule historique : déceler le sens du tragique dans le spectacle dramatique de la recomposition politique

Enfin, nous connaissons une crise politique qui contribue directement au déclassement stratégique de l’Europe, au ralentissement de sa transition écologique et à l’approfondissement de son décrochage économique.

Cette crise politique est marquée par deux phénomènes majeurs qui affectent le rang géopolitique de l’Europe. Il faut d’une part tenir compte de la polarisation politique poussée à l’extrême au sein des Etats-membres, fondée sur des fractures socio-économiques doublées de profondes interrogations identitaires et de graves tensions intergénérationnelles. D’autre part, il faut considérer les divergences, et parfois rivalités, entre Etats-membres qui affaiblissent également le principal actif stratégique de l’Europe : l’Union. Cette double division a un coût majeur : elle brouille puissamment notre lucidité stratégique face à des menaces pourtant claires, au point d’empêcher l’affirmation d’une cohésion et d’une détermination européennes, pourtant nécessaires à tout rapport de force.

Cette crise politique a également une forte dimension écologique. D’abord parce qu’elle porte en son sein un mouvement de retournement contre les objectifs de la transition écologique elle-même. Ensuite parce qu’elle s’exprime parfois sous la forme de la désinformation climatique, qui instille une culture du doute sur les fondements, les finalités et les moyens de la lutte contre le dérèglement climatique ou pour la préservation de la biodiversité. Troisièmement, parce qu’elle se matérialise par un vide narratif général, qui fragilise gravement la possibilité de conduire démocratiquement des transformations aussi ambitieuses que la transition écologique. D’ailleurs, la dégradation rapide de la cohésion intergénérationnelle fragilise, elle aussi, la possibilité même de réaliser une telle transformation politique qui s’engage sur le temps long. Alors que plusieurs rouages de la crise politique apparaissent comme des moteurs de la crise écologique, on peut considérer la première comme un synonyme fonctionnel de la seconde.

En toile de fond, on notera que la crise politique, marquée par une profonde instabilité démocratique, active également des leviers importants de la crise économique. Pour n’en prendre qu’un : l’incertitude institutionnelle, qui aboutit par exemple à l’impossibilité de faire adopter un budget dans un pays fondateur de l’Union européenne et l’une des principales économies de la zone euro, pèse lourdement sur le climat des affaires, sur les investissements privés comme sur le prix de la charge de la dette.

En rétroagissant quasi-systématiquement avec les crises géopolitique, écologique et économique qui traversent l’Europe, la crise politique du Vieux Continent reflète parfaitement les mécanismes de bascule historique que produit la polycrise..

Pour négocier un tournant historique, sortir de la sidération, reprendre le chemin de l’action et renouer avec l’hygiène démocratique

Chacune de ces quatre grandes crises interagit avec les trois autres : ces mécanismes rétroactions entre crises systémiques donnent toute sa singularité à la polycrise.

La polycrise n’est certainement pas une « crise » qui laisse entrevoir la possibilité d’un retour à l’état ex-ante. Au contraire, elle produit un changement d’époque en bouleversant l’intégralité des paradigmes, institutions et pratiques dans lesquels la post-modernité s’est érigée.

À mesure que l’instabilité gouvernementale alimente et se nourrit de l’incertitude économique en France, nos concitoyens perçoivent avec une acuité de plus en plus fine la profondeur de la polycrise. Mais force est de constater que le bouleversement de l’ordre international et l’accélération de l’anthropocène ne sont pas appréhendés, ne sont pas factorisés dans la terrible équation qui anime le débat public et parlementaire dans l’Hexagone.

Serait-ce parce que nous serions plongés dans un réel état de sidération ? C’est notre hypothèse : tout comme l’anxiété d’un individu réduit drastiquement son champ de perception et sa faculté de juger, les éléments les plus saillants de la polycrise dans les domaines politique et économique écrasent la profondeur de champ des dirigeants comme des citoyens au détriment des défis géopolitiques et écologiques. Comme si le Titanic, voyant l’iceberg, oubliait la température des eaux glacées de l’Atlantique nord.

C’est dans ce contexte que notre étude joue son rôle : une heuristique de l’époque. Il s’agit moins d’amonceler les signaux d’alertes qui agitent la décision publique que de faire un tableau de bord complet -et donc un diagnostic efficace- des menaces auxquelles nous devons répondre simultanément.

Notre état de sidération -et l’ensemble des renoncements plus ou moins conscients qu’il induit- a un coût : le coût de l’inaction. Or chacune de ces omissions est, in fine, un choix politique qui peut s’avérer dangereux. Face aux défis du temps longs, comme celui de l’atténuation des dérèglements climatiques ou celui de l’autonomie stratégique européenne, le coût de l’inaction s’avère toujours nettement plus élevé que le coût de l’action. Le changement d’époque qu’opère la polycrise nous amène précisément à ce point de renversement de l’Histoire où nous commençons à devoir payer la facture de l’inaction, alors que nous pensions encore pouvoir investir dans l’action.

Si le simplisme, entendu comme le renoncement conscient à la complexité, est le premier malheur du siècle, il a un jumeau tout aussi dangereux : le défaitisme.

L’étude de la polycrise a donc une deuxième fonction, qui s’ajoute à l’heuristique : un rôle cathartique. Nous considérons en effet que la mise en réseau de l’ensemble des facteurs de la polycrise a un triple effet vertueux sur la qualité du débat public et in fine sur le passage de la sidération démocratique à l’action politique.

Premièrement, en reliant les problèmes, on peut relier les causes. Au lieu d’opposer les intérêts catégoriels, qui confinent maintenant aux revendications identitaires, au lieu de négocier par lignes rouges, qui épuisent rapidement les alternatives à la censure gouvernementale ou à la suspension du droit d’amendement parlementaire, il est possible de recréer des points de convergence au service de l’intérêt général au moyen d’un état des lieux à la hauteur de l’époque.

Deuxièmement, en reprenant de la hauteur historique sur les enjeux de la polycrise, il devient possible d’activer un levier du débat public qui paraît rouillé : une conversation démocratique honnête sur la solidarité entre les générations. Celle-ci devient indispensable à mesure que se produit un double phénomène : l’inversion de la pyramide des âges et la démultiplication des défis majeurs que doit relever -et financer- la population active en emploi liés aux grandes mutations géopolitiques, écologiques et technologiques à l’œuvre simultanément.

Enfin, placer une étude complète de la polycrise au centre du débat public active un troisième facteur cathartique : faire face à la rupture historique à l'œuvre nous pousse à renouer avec une forme d’« hygiène démocratique ».

Cette hygiène a une première dimension : ne jamais se laisser aller à un renoncement cynique. Pour ce faire, il convient d’embrasser une définition exigeante de la lucidité : le courage de l’intelligence. Si la polycrise consistait à courir un marathon dans un labyrinthe, nous apprécierions d’avoir les plans à l’avance pour économiser nos efforts et espérer en sortir. L’étude d’un diagnostic complexe mais complet doit être un soulagement : au moins nous connaissons tous les maux auxquels nous avons affaire. C’est dans ce soulagement lucide que réside la possibilité de renouer avec l’espérance, condition nécessaire de l’action.

Cette hygiène démocratique a une deuxième dimension, puissamment corrélée à la première : le corps social doit produire un effort constant pour structurer le débat public autour des enjeux d’avenir. Cela paraît trivial mais il est impossible de négocier un tel tournant historique en regardant exclusivement dans le rétroviseur. L’effort à produire est considérable tant notre propension à nous centrer sur le passé par instinct de protection ou de conservation est un réflexe puissant face à un tel moment de rupture.

Notre pays connaît en ce moment une de ces convulsions archétypales. En pleine crise gouvernementale qui confine à la crise de régime, la France entend suspendre sa dernière réforme des retraites, alors même que la réalité démographique compromet lourdement son système par répartition. Ce débat, légitime à bon nombre d’égards, notamment face au coût économique de l’instabilité politique, s’érige en symbole de ce manque d’hygiène démocratique.

Il apparaît comme le symptôme du déni de réalité induit par l’état de sidération dans lequel nous plonge la polycrise. S’il est accaparé par les pensions, centré exclusivement sur le solde de tout compte dû à une génération qui a déjà passé le relai, le débat public n’est pas à la hauteur de la bifurcation devant laquelle nous sommes, au risque de sortir de l’Histoire.

Face à la polycrise, une saine délibération démocratique porterait sur les institutions à ériger et les moyens à investir pour répondre à trois grandes questions qui sont déjà des « réductions » de la bascule historique :

  • Comment se préparer face à l’imminence de la menace russe à l’heure où l’Alliance atlantique est devenue un espace de racket de protection au détriment de l’idée même de l’autonomie stratégique européenne ?
  • Comment accélérer la transition écologique pour atténuer plus efficacement le dérèglement climatique et la dégradation de la biodiversité et commencer à nous adapter rapidement alors que nous sommes déjà entrés dans une zone à risque après avoir franchi la septième limite planétaire ?
  • Comment faire face aux plateforme-Etats qui, à l’heure de la révolution de l’IA, entendent façonner l’avenir de l’humanité et modifient déjà en profondeur les rapports de force internationaux alors que l’Europe a laissé dériver ses investissements en R&D depuis 25 ans, au point d’être en situation de décrochage économique ?

Alors que nous disposons de toutes les connaissances nécessaires pour instruire un tel débat démocratique, pourquoi n’y parvenons-nous pas ?

L’état de sidération coûte cher au pays. Face au sentiment de bascule historique, joue également l’instinct de conservation qui nous pousse à chercher la préservation de systèmes passés, même quand ils sont dépassés. Ce deuxième phénomène semble puissamment alimenté par la révolution démographique que vivent les grandes démocraties libérales : le vieillissement de la population structure les choix de toutes les puissances du G7.

Cependant il faut ajouter un dernier facteur à l’équation : à mesure que nous nous enfonçons dans la polycrise, nous vivons un véritable effondrement cognitif. Ce phénomène est pluridimensionnel.

L’effondrement cognitif a une première dimension politique et technologique. À mesure que la révolution de l’internet s’est intensifiée, nous avons assisté au développement d’une société certes hyper-informée mais surtout hyper-fracturée. Cette archipélisation des connaissances est l’un des ferments majeurs de la crise politique qui est au cœur de la polycrise. Cette archipélisation s’est lourdement aggravée par une seconde bascule technologique : l’économie de l’attention, opérée par les plateformes numériques, refaçonne le lien social et crée des bulles algorithmiques qui opèrent une deuxième archipélisation. L’archipélisation de l’information et des émotions s’ajoute à l’archipélisation des connaissances, approfondissant la fracture démocratique qui en découle. Une ultime tendance catalyse encore cette accélération. L’intelligence artificielle générative révolutionne l’usage de l’internet, bouscule des moteurs de recherche et bouleverse le référencement de l’information. Ce phénomène nous accoutume à renoncer aux sources, à tolérer les hallucinations des « grands modèles de langage » (LLM), et au fond nous amène subrepticement à préférer l’apparence de véracité à la vérité.

L’effondrement cognitif a une deuxième dimension parfaitement corrélée à la précédente. Plus nous laissons l’archipélisation de la connaissance, de l’information et des émotions s’opérer, plus nos espaces démocratiques sont vulnérables aux risques de la désinformation voire aux actes de guerre hybride dans le champ informationnel. Elle pave la voie de tous les populismes qui se répandent en Europe. Au fond, l’effondrement cognitif procède d’une banalisation du fake dans notre quotidien. Une très large majorité d’Européens ont à faire face à des informations manipulatoires, d’autant que la publicité commerciale alimente encore largement les sites commerciaux comme les plateformes numériques qui font leur audience en faisant levier sur la désinformation. Alors que la guerre hybride menée par la Russie à l’Europe s’accélère, les actes d’ingérence étrangères dans l’espace démocratique se multiplient aussi.

Outre les dimensions politiques et géopolitiques de l’effondrement cognitif, il faut compter sur la dimension intime de ce phénomène : la santé mentale est devenue une urgence de santé publique. En Europe, les troubles anxieux et dépressifs sont devenus -devant les maladies cardiovasculaires- la première cause d’incapacité de la population. Pour la plus jeune génération, le phénomène est encore plus grave. Près d’une personne de 15 à 24 ans sur deux déclare des symptômes d’anxiété ou de dépression ; pire, le suicide est devenue la deuxième cause de mortalité dans cette tranche d’âge. Naturellement, l’ensemble des facteurs de pression de la polycrise -la peur de la guerre, la défiance politique, l’éco-anxiété- ont une valence forte sur ce défi majeur pour la santé publique. Mais il y a un catalyseur : la digitalisation de nos interactions sociales. Sur-exposition aux réseaux sociaux, cyberharcèlement, désinformation, design addictif des plateformes, tous ces facteurs contribuent à l’anxiété, les troubles du sommeil et l’isolement social qui font le lit de cet effondrement cognitif dans l’intimité.

L’effondrement cognitif à l’œuvre entretient l’état de sidération dans lequel la bascule historique nous plonge ; il affaiblit nos capacités à cultiver l’« hygiène démocratique » qui s’impose ; et donc il nous empêche de nous tirer pleinement les bénéfices heuristique et cathartique d’une fine compréhension la polycrise.

Cette étude est donc un outil indispensable. Pour un sursaut politique. Pour le redressement économique. Pour un réveil écologique. Pour la lucidité stratégique. Bref, pour comprendre et combattre la polycrise.

L’Institut Open Diplomacy, fondé en 2010 par Thomas Friang, est un think tank reconnu pour ses travaux d’intérêt général. En 2025, face à l’accumulation de crises géopolitiques, écologiques, économiques et politiques qui s’aggravent mutuellement, il s’est donné pour mission de « comprendre et combattre la polycrise ».

Pour mener à bien cette mission, l’Institut a constitué un groupe de prospective. Les 10 co-auteurs du rapport ont engagé la réflexion en consultant plus de 30 experts de haut niveau afin d’analyser ces quatre grandes systémiques et leurs rétroactions, pour comprendre la bascule historique qu’opère la polycrise.

Cette étude, intégralement accessible via ces pages, est présentée au Sénat le 31 octobre 2025. Elle marque ainsi le 15e anniversaire de l’Institut Open Diplomacy et pose les bases du prochain sommet du Y7. Organisé sous présidence française du G7, il aura pour thème « combattre la polycrise ».

fdssfddfssdfsdfdsffdsdf