L’Institut Open Diplomacy a récemment accueilli l’historien Gérard Prunier. Cet échange a permis de faire un tour d’horizon sur la Corne de l’Afrique, région marquée par des conflits multiples : la guerre civile en Somalie, le terrorisme islamiste, la piraterie rampante, de nombreux massacres ethniques et différends frontaliers. Dans ce reportage, Amandine Rat s’arrête sur le cas éthiopien, déterminant pour l’avenir de la sous-région.
Au centre de ce qui ressemble à un chaos, l’Ethiopie a pendant longtemps été perçue comme un bastion de stabilité. Sa capitale, Addis Abeba, est la 3ème ville au monde qui attire le plus de diplomates car elle accueille le siège de l’Union Africaine (UA). Et pourtant, avec l’approche de nouvelles élections en mai 2020, la fragilité politique du pays inquiète. Un éclatement de l’Etat provoquerait des violences aux répercussions régionales. À l’inverse, si l’Ethiopie surmonte ses tensions internes, elle pourrait aussi marquer un tournant décisif pour cette région.
Les tensions éthiopiennes ne sont pas postcoloniales
L’Ethiopie est un pays doté d’une culture et d’une histoire anciennes. Empire d’origine médiévale qui a survécu jusqu’au 19ème siècle, il a la particularité de ne pas avoir été colonisé, à l’exception d’une courte occupation italienne pendant la seconde guerre mondiale. Ainsi, l’Ethiopie ne se trouve pas dans la même situation que les nombreux Etats africains en phase postcoloniale. Elle n’a pas été affectée par le découpage du Congrès de Berlin, qui n’a pas tenu compte des réalités culturelles et ethniques du continent et qui a provoqué de nombreuses sources de conflit.
À la sortie de la seconde guerre mondiale, une junte militaire communiste a pris les rênes de l’Etat fédéral éthiopien. En 1962, elle a annexé l’Erythrée, qui jusque-là était une colonie italienne. Près de 30 ans de rébellions plus tard, en 1993 les érythréens gagnent à nouveau leur indépendance après avoir aidé les rebelles tigréens à mettre un terme à la dictature. Mais de cette séparation naissent des conflits de nature économique et des désaccords sur la démarcation de la frontière. L’Ethiopie perd l’usage des ports érythréens. Une guerre particulièrement dévastatrice fait près de 80 000 morts entre 1998 et l’an 2000.
En 1991, Meles Zenawi, acteur majeur de la chute pouvoir militaire prend la tête de l’Etat éthiopien. Il fonde son régime sur une coalition de partis à base ethnique, le Front Démocratique Révolutionnaire des Peuples Éthiopiens (FDRPE), qui suit une ligne politique autoritaire et néomarxiste. S’inspirant du modèle chinois plutôt que du communisme russe, Meles Zenawi entreprend une réforme de fond du parti et du pays qui reste inachevée à sa mort en 2012.
Le centralisme de Meles froissait le fédéralisme éthiopien
En 2012, une sensation d’inachevé persiste. Les réformes entreprises par Meles étaient ambitieuses. Le pays, bien qu’informé de son cancer, n’a pas anticipé sa mort ni préparé « l’après-Meles » ce qui a posé des difficultés à ses successeurs. Le pouvoir était très personnalisé. En conséquence, l’absence de leadership a affaibli considérablement le pays.
À l’inverse du système chinois dont il s’est inspiré, le pouvoir ne reposait pas sur un parti unique disposant d’une forte structure institutionnelle. À défaut d’un fondement stable, la transformation du système engagée était donc difficile.
De plus, une incompatibilité de fond existait entre les lignes directrices de la réforme et la forme fédérale de l’Etat éthiopien. En effet, Meles souhaitait mettre en place un régime où les prises de décisions sont très centralisées, avec une structure fortement hiérarchisée. L’autre pan de sa réforme portait sur l’économie du pays, avec le projet d’un Etat qui centralise l’essentiel des ressources et décide de leur affectation. Les deux piliers du régime de Meles, tendaient donc plutôt vers la construction d’un Etat-nation.
Pendant les 21 ans du régime Meles Zenawi, la croissance économique du pays a dissimulé la nature dictatoriale du pouvoir ainsi les nombreux problèmes économiques et structurels : chômage, inégalités, famines, corruption, mal-gouvernance. Son décès a ainsi catalysé l’éclatement du système. Les revendications locales se multiplient et se font plus violentes, le peuple demande un régime plus démocratique.
La mort de Meles a révélé des inégalités écrasantes et un très lourd déficit commercial
Le contrôle économique mis en place par Meles a entraîné des conséquences considérables sur l’activité agricole du pays. Dès les années 70, sous la junte militaire, des terres ont été confisquées par les autorités. Dans la constitution de 1995 elles deviennent « propriété commune de la nation et du peuple éthiopien ». Elles composent 35 % de la surface du pays, il s’agit donc d’un enjeux majeur pour son économie et sa population.
La dynamique d’accaparement poursuivie par Meles permet à des entreprises étrangères de les exploiter. Les paysans locaux manquent alors de terrains ainsi que de moyens et de techniques d’exploitation, notamment en ce qui concerne l’irrigation. Ils ne produisent plus assez pour le pays. En conséquences, l’Etat est contraint d’augmenter considérablement les importations de ressources alors que cela ne devrait pas être nécessaire. La situation économique se dégrade entre 2012 et 2018, avec le déficit commercial qui augmente.
L’expropriation illégale a touché les populations les plus vulnérables et discriminées qui en plus ont subi plusieurs périodes de famine. Les conséquences du réchauffement climatique et la surexploitation des terres par des entreprises étrangères n’aident pas en ce sens. Addis Abeba, le centre d’impulsion diplomatique ne fait que souligner les différences criantes en terme de développement entre la capitale et le reste du pays. Les inégalités se creusent.
Un plan d’agrandissement de la capitale en 2016 sur des terres Oromo, ethnie la plus importante en nombre, a provoqué des soulèvements violents. Ce ras-le-bol envers la classe dirigeante a aussi été exprimé par d’autres groupes ethniques à travers l’ensemble du pays, provoquant des répressions sanglantes pendant 3 ans et poussant l’Ethiopie au bord de la guerre civile jusqu’en 2018. Ainsi, les difficultés économiques ont ramené au premier plan des anciennes tensions de nature ethniques.
Le nouveau Premier ministre doit aujourd’hui faire face aux nationalismes ethniques
Une caractéristique marquante de l’Ethiopie est sa diversité ethnique. Cinq à six grands groupes ethniques dominent quelques 70 tribus, parmi lesquels on reconnaitra les Oromo, Amhara, Tigréens et Somali. Cette diversité s’explique notamment par l’Histoire du pays. L’Ethiopie s’est étendue sous Menelik II à la fin du 19ème siècle. L’empereur, suivant une politique expansionniste, avait conquis entre autres la Somalie, en partie colonisée ensuite par la Grande-Bretagne. À la suite de quoi, des mouvements sécessionnistes Somali ont marqué le sud du pays.
À l’arrivée de Meles au pouvoir, un Tigréen, la promesse d’un équilibre révolutionnaire devait être tenue par la fédération de 9 régions ethniques. Mais en réalité, l’ancienne classe dirigeante du temps des empires éthiopiens, les Amhara, a été marginalisé sous la dominance des Tigréens. De plus, la tentative de construire un Etat Nation soulève l’incompatibilité des réformes avec un fédéralisme ethnique. S’inscrivaient dans ce programme la réinstallation des autochtones qui se sont soldés par des conflits locaux violents.
En avril 2018, l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed, un Omoro, apporte une trêve aux soulèvements : réformes économiques, fin des répressions sanglantes, libération de prisonniers politiques, assouplissement des règles envers les mouvements nationalistes. Ses débuts en tant que premier ministre ont aussi été remarqués sur la scène internationale avec la signature d’un accord de Paix entre l’Ethiopie et l’Erythrée par l’intermédiaire des Emirats Arabes Unis.
Comme dans sa politique étrangère, M. Abiy tend la main. Il cherche à concilier les mouvements nationalistes. Mais les tensions internes ne sont pas pour autant résolues comme en attestent les attentats de juin dernier. D’après Gérard Prunier, M. Abiy a sous-estimé la puissance des nationalismes ethniques, et en particulier celui des Amhara. Cette ethnie qui a longuement dirigé l’Ethiopie au temps des empires, a mal vécu la perte de pouvoir en 1991. Ainsi, à l’approche des élections générales en 2020, l’augmentation en popularité des mouvement nationalistes inquiète. Pour reprendre les termes du chercheur « la situation en Ethiopie commence dangereusement à ressembler à celle de la Yougoslavie juste avant que n'y éclatent les guerres ».