À l’occasion du sommet Union européenne-Balkans Occidentaux de Brdo d’octobre 2021, l’UE a réaffirmé « son engagement en faveur du processus d'élargissement ». Une différence notable avec le précédent sommet de mai 2020, qui se contentait d’évoquer la « perspective européenne des Balkans occidentaux ». Avec cette référence explicite à l’adhésion, les 27 entendent maintenir les candidats sur le chemin des réformes et loin des influences étrangères.
Toutefois, près d’une décennie après l’adhésion de la Croatie, cette perspective européenne, évoquée depuis 2018, peine à se concrétiser. Depuis l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord en mars 2020, aucun progrès n’est à relever.
Au-delà du simple engagement de l’UE, le sommet de Brdo n’est pas parvenu à déterminer de calendrier. Les négociations piétinent lorsqu’elles ne sont tout simplement pas bloquées par certains États membres et l’élargissement semble plus que jamais paralysé.
Fragilité des institutions démocratiques et de l’État de droit
Débutées en 2012 et 2013, les négociations avec le Monténégro et la Serbie sont les plus avancées, mais n’ont permis de clore que deux ou trois chapitres sur 35. Une méthodologie révisée était censée permettre l’ouverture de nouveaux chapitres, mais les restent 27 divisés. Démocratie et État de droit figurent parmi les principales causes de ce blocage.
Depuis 2014 en Serbie, le pouvoir est entre les mains d’Aleksandar Vučić et du parti progressiste serbe (SNS). Les législatives de 2020 ont offert un parlement entièrement acquis au parti mais à la légitimité discutée. Il est reproché au SNS un mépris de l’opposition, des réformes électorales juste avant le scrutin et de bénéficier d’une couverture médiatique privilégiée. Boycotté par la quasi-totalité de l’opposition, le scrutin a été marqué par une abstention inédite. Pour répondre au manque de représentativité de l'assemblée, le Parlement européen a mis sur pied un « dialogue inter-partis ». Incluant toute l’opposition, il est censé aboutir à un compromis avant les élections de 2022. Pourtant, UE et think-tanks soulignent le manque de progrès et les négociations stagnent.
Quant au Monténégro, dirigé depuis 1991 par Milo Đukanović et le Parti démocratique des Socialistes (DPS), il connaît depuis 2020 sa toute première alternance démocratique. Les législatives ont porté au pouvoir une coalition hétéroclite menée par le conservateur Zdravko Krivokapić. Depuis, malgré un engagement réitéré de Podgorica, les réformes avancent peu. Principale réussite du gouvernement, une réforme du parquet, adoptée non sans difficultés, mais avec un soutien mesuré du Conseil de l'Europe et de l’UE. Au-delà du bilan du gouvernement, c’est bien sa survie qui est en jeu. La coalition reste fragile, principalement avec le Front démocratique (DF), une formation nationaliste serbe. En juin 2021, un ministre issu de ce parti, qui avait nié le génocide de Srebrenica, était démis. Désormais, le DF menace de se retirer en cas de nouveau report du recensement.
Les tensions montent également dans le reste du pays, notamment autour de l’influence de l’Église orthodoxe serbe. Ce climat suscite les inquiétudes du Conseil de l’Europe et de pays occidentaux. Des élections anticipées sont donc toujours possibles et avec elles le risque que cette transition démocratique ne soit qu’une parenthèse.
La persistance de clivages identitaires
Les Balkans se caractérisent par la portée des questions identitaires dans le débat public. L’identité nationale, ethnique ou religieuse demeure un élément structurant de la vie politique, qui nuit encore aujourd’hui aux relations dans la région et à l’élargissement de l’UE.
En traitant les candidatures albanaise et macédonienne en une procédure commune, l’UE entendait répondre aux défis des Balkans occidentaux de manière régionale. Mais cette intention se heurte maintenant au veto bulgare.
L’opposition de Sofia à la candidature macédonienne porte sur des considérations linguistiques, historiques et identitaires. Malgré la signature entre les deux pays d’un traité d’amitié censé régler ces désaccords, Sofia considère que Skopje n’a pas tenu ses engagements. L’adhésion constitue alors un moyen de pression. Du côté de l’UE l’étau se ressert pour exiger l’abandon d’une position jugée nationaliste, mais partagée par l’ensemble de la classe politique bulgare. Ce veto bloque également la candidature albanaise, c’est pourquoi certains suggèrent de traiter les procédures séparément, notamment en Allemagne. Ainsi l’Albanie pourrait enfin commencer les négociations. Toutefois, une telle décision constituerait un constat d’échec face au veto bulgare et risquerait de laisser la candidature macédonienne durablement bloquée.
Reconnu « candidat potentiel », le statut du Kosovo fait, quant à lui, obstacle à l’adhésion serbe. Pour l’UE, un accord entre Belgrade et Pristina constitue une condition préalable. Depuis 2011, elle agit en tant que médiateur entre les deux pays, mais chacun campe sur ses positions et les résultats des législatives kosovares de 2021 n'arrangent rien. Élu sur un programme de lutte contre la corruption et de développement économique, le mouvement pour l’autodétermination (VV) se positionne en faveur d’une ligne dure face à Belgrade. Les négociations d’été 2021 ont avant tout permis de constater l’étendue des désaccords. Les désaccords demeurent nombreux, ce que la montée de tension de septembre 2021 a souligné.
Derrière la question du Kosovo figure le spectre d’un redécoupage des frontières de l’ensemble de la région. La présence de minorités nationales constitue un véritable enjeu politique, la preuve en est l’instrumentalisation dont font l’objet les recensements qui doivent être organisés. L’irrédentisme constitue donc pour certains une alternative réaliste, ce qu’illustre un document d’avril 2021 évoquant explicitement la « dissolution pacifique » de la Bosnie-Herzégovine, provenant possiblement de l’exécutif slovène.
Pour l’Union européenne, un enjeu de crédibilité et d’affirmation
L’inertie de l’élargissement met en danger la crédibilité de l’UE face aux candidats à l’adhésion et présente deux risques. Le premier est celui de la lassitude. À Brno, la présidente de la Commission a pris note de la « frustration » causée par la lenteur des processus d’adhésion. Les opinions publiques sont majoritairement en faveur de l’adhésion, mais cette inertie, interprétée comme un manque de reconnaissance, pourrait bien éroder cet enthousiasme. Elle peut également être exploitée par les autorités nationales pour justifier une prise de distance vis-à-vis de l’UE et de ses valeurs. Selon quelques observateurs, certains candidats y verraient même une autorisation tacite de maintenir des pratiques autoritaires.
Pour la Serbie, l’adhésion constitue un « objectif stratégique ». Pour autant, la lenteur des négociations la pousse à entretenir ses relations avec d’autres partenaires, notamment la Russie. Moscou soutient Belgrade sur le dossier du Kosovo, tandis que Belgrade refuse de se joindre aux sanctions de l’UE contre Moscou. En outre, fin 2020, la Serbie ratifiait un accord commercial avec l’Union économique eurasiatique pilotée par Moscou. En Serbie, mais aussi dans le reste de la région, la Chine renforce sa présence. Au Monténégro, elle est devenue le premier investisseur, non sans conséquence. En 2014, pour financer une autoroute, le précédent gouvernement empruntait à Pékin près d’un milliard de dollars, soit un sixième de son PIB nominal. Aujourd’hui endetté au-delà de ses capacités, l’actuel gouvernement a fait appel à l’UE. Celle-ci a refusé de rembourser à la place de Podgorica, mais a annoncé qu’elle soutiendrait le pays à travers un plan d’investissement régional. Une réponse toute en nuance qui a déçu les défenseurs d’une ligne plus interventionniste. Notons enfin la présence croissante de la Turquie. Défenseur de la reconnaissance du Kosovo, en 2021 Ankara a conclu des accords de coopération avec Tirana, Sarajevo et Skopje.
Pour l’UE, l’enjeu est de maintenir les candidats sur le chemin de l’adhésion. La déclaration de Brdo rappelle les engagements financiers de l’UE, 28 milliards d’euros d’investissements à l’horizon 2027. Toutefois, l’avancée la plus concrète prend forme sans l’UE. D’abord baptisé « Mini-Schengen », le projet « Open Balkan » entend faciliter les échanges entre l’Albanie, la Macédoine du Nord et la Serbie. Un projet qui ne fait pas l’unanimité. Bosnie-Herzégovine, Kosovo et Monténégro ont refusé de participer, précisément car cette coopération se dessine en dehors du projet de l’UE de marché commun régional. De la concurrence de ces projets pourrait donc naître une nouvelle division, dans une région qui n’en manque pas. À présent les 27 doivent montrer s’ils sont capables d’engagements forts à l’égard des candidats et ainsi de rester crédibles. Sans quoi, inéluctablement, ces derniers s’éloigneront de l’UE qui ne s’en trouvera qu’affaiblie.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Rémi Wagenheim, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur les diplomaties européennes ainsi que sur la politique extérieure russe.