Ancien Secrétaire général adjoint délégué aux défis de sécurité émergents de l’OTAN, où il a conclu une carrière de 38 ans au cours de laquelle il fut notamment porte-parole durant la guerre du Kosovo en 1999, Jamie Shea est désormais associé à différents think tanks européens. Titulaire d’un doctorat de l’Université d’Oxford, il a par ailleurs occupé de nombreux postes d’enseignement en Europe et aux États-Unis. Il est aujourd’hui professeur honoraire à l’Université d’Exeter, et Président du Centre for War Studies de l’Université du Danemark du Sud.
Brice Didier et Livio Bachelier - Dans un contexte de tensions externes, mais aussi de désaccords internes galvanisés par quatre ans de présidence de Donald Trump aux Etats-Unis et les critiques du Président de la République, Emmanuel Macron, que peut-on attendre du prochain sommet de l’OTAN, le 14 juin ?
Jamie Shea - Ce sommet aura 4 axes majeurs. D’abord la réaffirmation de l’engagement américain au sein de l’OTAN. Après quatre années traumatiques de présidence Trump, marquées par de fortes injonctions à une plus grande contribution des Européens au budget de l’OTAN ainsi que des menaces de désengagement, l’élection de Joe Biden a été accueillie de manière très positive au sein de l’Alliance.
Ensuite, la nécessité de faire l’état de la défense collective de l’OTAN. Cela signifie d’une part assurer la crédibilité de l’Alliance face aux ambitions russes. Le nouveau survol des 30 États membres le 31 mai 2021 par des bombardiers américains B-52H représente à cet égard un symbole fort, témoignant de l’engagement américain en Europe. L’OTAN ne peut néanmoins pas faire l’économie d’un nouveau débat sur la participation des Européens à son budget, car il y a consensus à ce sujet au sein de la classe politique américaine. Or à ce stade, seule une dizaine de pays a atteint l’objectif des 2 % du PIB consacrés à la défense. Ainsi, il n’est pas impossible que les Européens tentent d’infléchir la position américaine et mettent en avant d’autres types de contributions à la sécurité collective, comme la France et son engagement au Sahel par exemple - qui a consacré plus de 2 % de son PIB à la défense en 2020.
Le troisième sujet sera inévitablement l’Afghanistan. En annonçant le retrait total des troupes américaines d’ici le 11 septembre 2021, retrait d’ores et déjà amorcé à moitié en ce début juin, Washington place les Alliés dans une position délicate. Elle-même engagée en Afghanistan, l’OTAN attend plus de précisions sur les desseins américains à l’égard de Kaboul afin de déterminer de nouveaux objectifs pour le pays.
Enfin, le Secrétaire général Jens Stoltenberg présentera au sommet du 14 juin les recommandations issues de l’initiative « OTAN 2030 », qui a pour but de renforcer l’Alliance. Née des critiques d’Emmanuel Macron en 2019 sur l’« état de mort cérébrale » de l’OTAN, cette initiative vise à redéfinir le concept stratégique de l’alliance, un document fondamental recensant les objectifs communs des Alliés et dont la version actuelle date de 2010.
L’élection de Joe Biden à la Maison blanche a été accueillie de manière très positive par les Alliés. Que peut-on attendre de sa présidence ?
Une chose est sûre : Joe Biden sera le dernier président fondamentalement atlantiste des États-Unis, le dernier à avoir connu la Guerre froide et à défendre vigoureusement une alliance globale des démocraties autour de l’OTAN. L’administration, elle aussi, ne sera probablement jamais aussi proche de l’Europe, en témoignent John Kerry, Envoyé spécial chargé de la lutte contre le réchauffement climatique, ou l’équipe du Secrétariat d’Etat, Antony Blinken, Victoria Nuland ou Wendy Sherman. Par ailleurs, la majorité démocrate au Congrès est faible et n’est pas assurée de survivre aux Midterms de 2022.
Les Européens disposent donc d’une fenêtre d’opportunité de 2 ans - déjà entamée de 6 mois - pour rebâtir le lien transatlantique : outre la défense, il s’agit également de parler commerce et nouvelles technologies.
Gardons bien à l’esprit que le « pivot » est déjà acté. Largement qualifiée en Europe de « retour à la normale », l’élection de Joe Biden est à mon sens un phénomène en passe de devenir anormal : celui d’un président américain encore profondément atlantiste dans une Amérique en transition, pour laquelle l’Europe ne sera plus la priorité en matière de politique étrangère ou le partenaire automatique.
Comment Joe Biden aborde-t-il l’ambivalence turque vis-à-vis des Alliés ?
Les Américains ont fait de grands efforts pour ramener la Turquie dans le giron de l’Alliance. Ils auraient notamment proposé à Recep Tayyip Erdoğan de se doter du système de missiles Patriots pour sortir de la crise provoquée par l’achat de S-400 russes en 2019. Ils ont également remis la pression sur la Grèce et la Turquie pour la reprise des pourparlers au sujet des frontières maritimes en Méditerranée orientale.
À ce stade, le président turc n’a d’autre choix que de jouer la carte de l’apaisement. Bien sûr, les Américains ne sont pas naïfs et continueront de condamner les provocations turques en matière de droits de l’homme et d’État de droit par exemple. Toutefois, Recep Tayyip Erdoğan est bien conscient que son influence sera toujours plus grande au sein de l’Alliance qu’en dehors, et les Américains le savent.
Le 1er juin 2021, les ministres de la Défense des pays membres de l’OTAN se sont réunis par visioconférence pour préparer le sommet du 14 juin, et se sont penchés sur l’agenda « OTAN 2030 ». Qu’attendre de cette initiative, et notamment des discussions sur le nouveau Concept stratégique qui doit en émerger ?
Cet agenda englobe de nombreuses propositions faites par le Secrétaire général sur un large nombre de sujets : ce sont ce que les 30 membres de l’OTAN sont prêts à accepter qui définira le nouveau Concept stratégique. Il y a sur ce point trois grands enjeux.
Tout d’abord l’enjeu de savoir si l’OTAN doit devenir le noyau dur de l’« Alliance des Démocraties » rêvée par Joe Biden et encouragée par Boris Johnson pour faire face aux rivaux autoritaires, et devenir - pour répondre à la critique formulée par Emmanuel Macron sur l’état de « mort cérébrale » de l’Alliance - le forum politique de la « grande stratégie » occidentale face aux problèmes du monde.
Ensuite, la Chine. La force de l’OTAN a toujours été de focaliser l’ensemble de ses ressources sur un seul problème, en un seul espace et à un seul moment. L’Union soviétique, puis l’ex-Yougoslavie, le Kosovo, l’Afghanistan, la parenthèse libyenne… Or, l’OTAN est aujourd’hui confrontée à deux grands adversaires : la Russie et la Chine. La première constitue une menace à court terme, la seconde à long terme. Cela a pour effet de diviser les membres européens de l’OTAN en deux camps. D’un côté, ceux comme la Pologne ou les États baltes qui craignent qu’une mise à l’agenda de la menace chinoise n’entraîne une moindre attention à la menace russe. De l’autre, ceux qui identifient un décalage majeur entre l’importance mutuelle qu’Européens et Américains accordent à l’Alliance atlantique, et l’attention américaine portée à la menace chinoise, qui n’est à l’heure actuelle pas identifiée comme la cible stratégique principale de l’OTAN. Comment cultiver l’intérêt américain pour l’OTAN si celle-ci n’intègre pas la première préoccupation stratégique des États-Unis ? Certains en Europe voient donc dans l’attention portée à la Chine une condition nécessaire pour cultiver la relation transatlantique à terme. À cet égard, le fait que la Chine et la Russie intensifient leurs coopérations (avec des exercices conjoints, dans l’Arctique, etc.) et partagent de plus en plus une vision stratégique pourrait faciliter un consensus au sein de l’OTAN.
Enfin, l’enjeu de la place de l’autonomie stratégique européenne au sein d’un système d’alliance qui demeure transatlantique. Le débat sur l’autonomie stratégique européenne, porté en premier lieu par la France, a été beaucoup critiqué par les États-Unis qui l’ont perçu comme une volonté de l’UE de faire cavalier seul, et comme irréaliste avec des ambitions dépassant de loin les capacités européennes. L’enjeu est donc de trouver une adéquation entre la vision française d’une autonomie stratégique européenne et une vision transatlantique qui recueillerait l’assentiment américain.
Cette initiative « OTAN 2030 » est concomitante des réflexions sur le « Strategic Compass » de l’UE, qui vise à décliner en matière de sécurité et de défense l’ambition stratégique européenne énoncée notamment dans la Stratégie globale de 2016. Comment ces deux processus peuvent-ils être conjugués ?
Il y a en effet une imbrication des deux processus : il s’agit d’une occasion à ne pas manquer. Tandis que « OTAN 2030 » sera formellement lancé lors du sommet du 14 juin, le processus de réflexion sur le « Strategic Compass » sera clôturé au cours de la présidence française de l’UE au premier semestre 2022 - donc avant celui de l’OTAN et la définition de son nouveau Concept stratégique. Il y aura donc un overlap d’au minimum six mois, offrant l’occasion aux deux organisations de comparer leurs copies.
Le Strategic Compass de l’UE est en soi un élément très important pour l’Alliance. Pour la première fois, l’UE a procédé à une évaluation des menaces concrètes qui servira de fondement à la programmation de la mise en commun des capacités de chacun - à travers notamment la Coopération structurée permanente (PESCO) et le Fonds européen de Défense (FED). L’UE assimile ici une pratique qui est depuis longtemps celle de l’OTAN pour parler des mêmes phénomènes. Par ailleurs, les 4 catégories du Strategic Compass - résilience, gestion des crises, capacity-building, partenariats - font écho aux priorités de l’OTAN. Pour la première fois, les deux organisations partagent le même horizon stratégique.
Il conviendra, une fois parachevé, de soumettre officiellement le Strategic Compass comme contribution de l’UE au Concept stratégique de l’OTAN. Cette dernière devra veiller à une concordance maximale des objectifs des deux organisations.
Rappelons enfin que l’UE est aujourd’hui le seul bloc de puissance au monde dont la défense est assurée au sein d’une Alliance - l’OTAN - par des États qui ne sont pas membres du bloc : États-Unis, Canada, Norvège, Turquie, et depuis peu Royaume-Uni. Aussi les Européens devraient-ils s’engager à travers le Strategic Compass à mettre toutes les capacités militaires développées dans le cadre de l’UE (PESCO, FED, Battle groups) au service de la défense collective de l’OTAN, et pas seulement au service des missions de gestion de crise extérieures dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune. Il s’agirait d’un message politique fort.
Une critique récurrente contre l’OTAN concerne par ailleurs la prise de décision par consensus, qui constituerait un frein à l’efficacité de son action. L’avenir de l’OTAN peut-il se jouer dans une refonte de la prise de décision ou dans un système hybride à plusieurs vitesses ?
Il n’est pas réaliste d’imaginer de renoncer au consensus. Tous les membres y sont fermement attachés. Le pouvoir de veto préserve chaque État d’une marginalisation en garantissant que ses intérêts sont toujours pris en compte dans la décision finale. Et aucun État ne peut être mis en minorité sur une question d’intérêt national, ce dont chaque allié sait qu’il en aura tôt ou tard besoin. Le même raisonnement vaut d’ailleurs pour la Politique étrangère et de sécurité commune de l’UE.
Le consensus implique que chaque décision doit être réfléchie, équilibrée et solide. S’il peut avoir pour effet de retarder la décision, il permet d’aboutir à un résultat mieux traduisible en action. Il est quasiment impossible pour un allié de se désolidariser ou de renoncer à mettre en œuvre une décision. L’efficacité de la décision à l’OTAN ne réside donc pas tant dans le rythme du processus décisionnel que dans l’engagement et la responsabilité partagés par tous les membres vis-à-vis de cette décision. C’est là une différence notable avec les actions menées en dehors de l’OTAN dans le cadre par exemple d’une coalition of the willing, comme lors de l’invasion de l'Irak en 2003, coalition dont les membres se sont retirés les uns après les autres.
Une fois révolu le temps de la discussion, lorsque les jeux sont faits et que la crédibilité de l’OTAN est en jeu, jamais le consensus n’a empêché ses membres de prendre une décision nécessaire.
On a beaucoup commenté le choc du Brexit pour l’UE et l’OTAN, mais le Royaume-Uni n’est pas le seul poids lourd politique au sein de l’Alliance. Les élections fédérales en Allemagne à l’automne 2021 sont-elles susceptibles de faire évoluer l’équilibre transatlantique ?
Il est vrai que les Verts allemands sont aujourd’hui en position de force. Toutefois, je doute qu’ils forment un gouvernement autrement qu’à travers une coalition, au sein de laquelle ils ne choisiraient certainement pas en priorité le portefeuille des affaires étrangères ou celui de la défense. Force est de constater que ces enjeux ne constituent pas une ambition ministérielle prioritaire des Verts - bien qu’ils se soient mués en véritable parti de gouvernement. Quoi qu’il en soit, ces enjeux font l’objet d’un véritable consensus au sein du Bundestag.
Néanmoins, si la victoire des Verts ne marquait pas de véritable rupture, elle pourrait tout de même alimenter deux sujets de tensions. Ils n’adhèrent en effet pas vraiment au principe de partage de la responsabilité nucléaire au sein de l’Alliance. Or, le fait que l’Allemagne accueille sur son sol des armes nucléaires tactiques B61 constitue un secret de polichinelle. Un désengagement allemand affaiblirait l’OTAN. Par ailleurs, le retard allemand en matière de contribution budgétaire à la sécurité collective pourrait se distendre encore davantage avec les Verts, qui identifient d’autres priorités de dépenses pour le pays. Si la deuxième puissance économique de l’Alliance ne joue pas le jeu, d’autres membres pourraient être incités à faire de même. En revanche, les Verts allemands seraient sans doute plus alignés sur les Etats-Unis en matière de droits de l’homme par exemple, ou de méfiance à l'égard de la Russie, comme dans le cas du projet de gazoduc Nord Stream 2.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que l'interviewé. Livio Bachelier, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille sur la politique américaine et la doctrine de défense. Brice Didier, Fellow, s'intéresse à la Politique étrangère et de sécurité commune de l'UE, et aux relations transatlantiques.