Louis Buchman est senior fellow de l’Institut, Avocat à Paris et à New York, arbitre et médiateur, et capitaine de vaisseau (h) de la marine nationale.
Revendications territoriales et espaces marins
Aujourd’hui, il n’y a presque plus de terre à découvrir, la surface terrestre est un espace fini et la majorité des délimitations nationales des plateaux continentaux, des zones économiques exclusives et des eaux territoriales sont fixées. Quels sont donc les enjeux restants pour le droit de la mer ?
Il reste un certain nombre d’enjeux en matière de droit de la mer, au premier plan desquels les délimitations, dont certaines restent à établir. Des procédures sont en cours en ce sens, tandis que certaines délimitations déjà établies sont contestées : j’en veux pour preuve les très médiatisées tensions en Méditerranée orientale ou en mer de Chine méridionale.
D’autres contentieux, beaucoup moins connus du grand public, persistent également. À titre d’exemple, il existe un conflit très proche de nos côtes entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, qui porte sur une partie de la mer adjacente aux îles anglo-normandes de Jersey et Guernesey. En dépit de l’impression répandue selon laquelle tout est fixé depuis bien longtemps, des poches d’incertitudes juridiques perdurent encore.
Actuellement, y a-t-il des procédures en cours à travers le monde en matière d’extension de plateaux continentaux, ou d’autres revendications maritimes de la part de certains États ? Ces demandes ont-elles des chances d’aboutir rapidement ?
Il y a un débat ancien et connu entre Israël et le Liban, qui porte sur les droits de forage dans le plateau au large de leurs côtes : la délimitation y est incertaine. Il y a aussi la question du Golfe de Guinée, où les délimitations entre les pays côtiers sont discutables, et discutées en raison des richesses gazières et pétrolières des sous-sols marins. Il s’agit en réalité de contestations relativement classiques : lorsqu’il existe des possibilités d’exploitation de richesses sous-marines, il y a des contestations.
Certains États Parties à la Convention de Montego Bay s’affranchissent également de ses règles, à l’image de la Chine. La médiation est l’issue la plus souhaitable dans ce type de conflit. Les sentences rendues par la Cour de Justice Internationale ne sont pas toujours une solution pérenne, et un accord bien négocié avec la compréhension et l’approbation des Parties est préférable à une solution imposée qui ne sera pas forcément respectée.
La majorité des pays ont ratifié la Convention de Montego Bay de 1982, mais pas tous. Dans quelle mesure cette non-ratification peut poser problème au regard du droit ? Le droit peut-il régler ces provocations ? Ou alors s’agit-il d’une faille du droit, sans solution ?
Il s’agit ici de la question plus générale de la conventionalité, ou des limites du multilatéralisme. L’accord de Montego Bay été ratifié après une quinzaine d’années de négociations, soit le temps qu’il a fallu pour rassembler les États autour d’une table diplomatique, leur faire prendre conscience des enjeux, intérêts et compromis à trouver, et surtout de l’existence d’intérêts supérieurs propres à l’humanité. Ce processus prend beaucoup de temps, mais il mérite cependant d’être tenté et conduit car il produit des résultats.
En ce qui concerne la convention de Montego Bay, après dix ans d’effectivité, la question d’une éventuelle mise a jour a commencé à se poser. Les limites du traité ont été mises en lumière par ses années d’application, mais il s’agit là des problèmes classiques de tous les grands traités.
Je reste cependant optimiste : il y a des moyens d’avancer et des solutions, qui seront mises en œuvre lorsque l’on prendra la mesure des dangers qui menacent l’humanité entière. Sans une prise en compte par les gouvernements de ces enjeux, les égoïsmes régionaux et nationaux ne permettront pas la solution des problématiques globales.
Il arrive que des États Parties à la Convention s’en affranchissent comme la Chine le fait régulièrement. Quels sont dans ces cas là, les moyens de pression qui peuvent être mis en œuvre sur la base du droit international public pour que ces États respectent la souveraineté de leurs voisins ?
Il s’agit de considérations de realpolitik : il faut considérer le poids du pays auquel l’on s’adresse. Il n’est pas possible de s’adresser de la même manière à un pays de 1,4 milliards d’habitants et à un pays de 4 millions d’habitants : il s’agirait d’une méconnaissance de la réalité. Dans le cas de la Chine, il faut également tenir compte de la mentalité spécifique à ce pays, qui implique d’abord un refus de perdre la face. Il est possible de faire avancer la Chine à la marge sur ces questions, à la condition d’être respectueux et discret. Tant que la Chine sera la puissance qu’elle est actuellement, il serait illusoire de penser qu’elle peut être contrainte. La notion de pression doit ainsi être envisagée avec beaucoup de discernement.
Par ailleurs, la politique maritime menée par la Chine en mer de Chine méridionale est intelligente pour ses intérêts : le temps joue en faveur de sa réussite, et vouloir l’infléchir nécessite beaucoup d’habileté et de précision. J’en veux pour preuve la réflexion des Philippines. Une décision de la Cour de Justice Internationale en date de 2018 a été rendue en leur faveur, mais le président ne demande pas formellement à la Chine de l’exécuter. Il est tout à fait conscient que confronter la Chine ne fonctionnera pas, et essaye donc de parvenir à des aménagements sur les îlots revendiqués - d’ailleurs concernés par la décision de la CIJ.
Le droit pour protéger l’environnement
À l’heure où deux combats majeurs préoccupent l’humanité - la lutte contre une pandémie et celle contre le dérèglement climatique - quels sont les leviers du droit de la mer qui peuvent être utilisés pour préserver les océans, leurs ressources sous-marines et leur biodiversité ?
Ces sujets sont effectivement majeurs, et en réalité très complexes. Les régimes sont différents, avec des réserves sous-marines et des réserves halieutiques qui sont reliées à la biodiversité. La question est de savoir si l’exploitation par les acteurs qui vont extraire et aspirer les nodules polymétalliques est prédatrice, conduite au profit de sociétés commerciales dans une démarche d’appropriation, ou d’exploitation pour le compte de. L’exploitant va-t-il payer une redevance, et à qui ?
Ce régime juridique est à concevoir, et il n’est pas encore discuté ouvertement. Sa mise au point nécessite une conférence diplomatique, et le sujet est particulièrement intéressant du point de vue du droit : parle-t-on d’une ressource qui appartient à l’humanité entière et qu’il faudra donc partager équitablement (selon des critères à définir) ou bien d’une ressource appropriable selon la loi du « premier venant, premier servi » ? La société civile pourrait être un agitateur d'idées pour faire avancer ces solutions dans le débat.
Certains États comme la Nouvelle-Zélande ou l’Inde ont déjà accordé la personnalité juridique à des éléments naturels afin qu’ils puissent se porter en justice et se défendre. Peut-on envisager cette évolution pour les océans et les milieux marins à protéger ? Y a-t-il des obstacles juridiques spécifiques à l’octroi de la personnalité juridique aux éléments de la nature ?
Il y a effectivement des obstacles juridiques majeurs, qui ne sont cependant pas incontournables et que l’on pourrait lever par des conférences internationales diplomatiques pour créer un traité qui règlerait ces questions.
Aujourd’hui, il n’est pas possible d’étendre ce régime, parce qu’il s’agit d’une décision unilatérale d’un État sur un élément de son patrimoine. Or une extension de ce régime devrait nécessairement résulter d'une décision multilatérale, de plusieurs États, sur un élément du patrimoine mondial de l’humanité. Il faudrait pour cela un consensus de plusieurs États. Un tel consensus peut prendre du temps à atteindre, mais il est nécessaire de travailler en ce sens.
Régir des territoires extrêmement isolés : quels défis ?
Quels sont les moyens à dispositions des États pour faire respecter leur souveraineté dans des lieux très éloignés des zones habitées - comme pour la France avec les Terres australes et antarctiques ?
Il faut prendre la mesure de la chance que représente cette zone maritime immense, acquise par les grands explorateurs de notre histoire. Il faut également être conscients qu’une possession sans possibilité de la défendre ne vaut rien. La marine française est hauturière : elle a les moyens de se déployer sur l’ensemble du globe. C’est un privilège et une particularité de notre pays. Les moyens maritimes mis en œuvre sont aujourd’hui des frégates de surveillance et de patrouilleurs de haute mer, souvent basés en Nouvelle Calédonie.
La surveillance des Terres australes et antarctiques se fait le plus souvent par des moyens aériens et satellitaires, mis en place à grands frais mais particulièrement utiles. Les satellites utilisés à des fins de météorologie le sont également à des fins de surveillance, et leur précision est maintenant de moins d’une centaine de mètres.
Les moyens mis en place pour la surveillance de ces territoires doivent être opérationnels et sécuritaires : c’est le cas actuellement. Le budget de la France permet d’y avoir accès, mais ce n’est pas le cas de tous les pays. Par exemple, pour l’Australie, la surveillance de ses îlots implique de faire face à des défis, malgré sa participation à des coalitions qui lui permettent de bénéficier de moyens d’autres pays alliés.
Le cas particulier en droit international du territoire de l’Antarctique pourrait-t-il se reproduire sur d’autres territoires dans le monde, pas forcément marins ? Nous pensons par exemple ici à la forêt amazonienne, à des réserves naturelles, ou à des aires marines protégées ?
L’Antarctique est un cas très particulier, dont le point le plus intéressant est la démilitarisation de la zone, et pas uniquement le fait qu’il soit réservé à des missions scientifiques. Les partis signataires du Traité sur l’Antarctique de 1959 se sont engagés à ne pas y déposer d’armes. La tentation - et plus récemment le début - de la militarisation de l’espace rendent cependant incertain le futur de cette disposition. L’autre risque majeur de remise en cause du traité international concernant l'Antarctique vient du fait qu’il s’agit de la plus grande réserve d’eau potable du monde. Le manque d’eau potable laisse d’ores et déjà préfigurer des guerres autour de l’eau : l’accaparement et la distribution égalitaire des énormes glaciers de l'Antarctique pourraient donc faire l’objet de discussions dans un futur proche.
La forêt amazonienne est quant à elle un poumon que l’on abîme. Elle s’étend sur 9 États : la protection de ce territoire immense nécessiterait a minima un traité entre ces États. La non-exploitation de ce territoire serait utopique. Il s’agirait plutôt de définir par une convention une forme d’exploitation vertueuse, qui permettrait par exemple une reforestation après exploitation de minerais. Compte tenu des différences d'approches et de politiques entre ces pays, une telle convention ne paraît pas probable dans un futur immédiat. Elle ne peut par ailleurs se concevoir sans une prise en compte des populations autochtones, qui sont les occupants d’origine de cette zone.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que leurs auteurs. Fanny Berrazai est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur les questions de géopolitique et de géoéconomie de la mer. Nadia Lestang est chargée d'études à l'Institut Open Diplomacy.