Le caractère national des législations, confronté à celui, global et nouveau, d’internet, a conduit les plateformes à prendre le relai, s’octroyant des pouvoirs aujourd’hui sensiblement importants : en matière de régulation des contenus - la suppression des comptes de Donald Trump sur décision des plateformes elles-mêmes en est un exemple éloquent - ou encore en matière d’utilisation des données personnelles des internautes. On peut pourtant s’interroger sur les enjeux que pose une telle position des acteurs privés sur le modèle démocratique. Ce papier explore la façon dont les plateformes numériques mettent l’Etat de droit au défi, et les solutions proposées par celles-ci et par les Etats pour préserver notre modèle de société dans l’espace digital.
Pouvoir de régulation et pouvoir de contrôle : quand les GAFAM se substituent au politique et au juge
Les lois nationales n’étant pas capables, dans un premier temps, d’encadrer les contenus des plateformes, ce sont ces dernières - couramment appelées GAFAM - qui se sont accordé des pouvoirs aujourd’hui immenses en la matière. Celui, tout d’abord, de définir un contenu illicite, dont nous expérimentons au quotidien les limites et les incohérences : trandis que prospèrent des discours de haine, la diffusion d’une oeuvre d’art représentant une femme nue serait interdite. Celui, en complément, de réguler les contenus conformément à cette définition, régulation à laquelle nous consentons dans les conditions générales. Les plateformes ont en effet cette caractéristique d’être à la fois les fournisseurs et les éditeurs de contenus.
Alors qu’Internet est par nature global, la tentative de le réguler est confrontée au caractère national des législations ainsi qu’à des cultures qui abordent différemment le concept de liberté d’expression : absolument totale aux États-Unis, entière mais encadrée en Europe, inexistante dans des dictatures.. Ces tensions illustrent la difficulté de trouver un dénominateur commun mondial pour préserver à la fois la liberté d’expression et l’État de droit sur internet.
Par ailleurs, la nature même du modèle économique des plateformes interroge leur contribution à l’Etat de droit. Ce dernier repose sur l’exploitation des données personnelles : il s’agit pour l’entreprise d’en récolter au maximum, et donc de faire en sorte que l’utilisateur se rende sur la plateforme le plus souvent, longuement, et activement possible. Pour ce faire, les GAFAM ont recours à des mécanismes neurologiques de récompense qui incitent insidieusement à la fameuse pratique du « scroll » - traduction de « défiler » en anglais, pour « faire défiler » les pages et publications les unes à la suite des autres.
Outre les phénomènes d’addiction ou troubles de l’attention que cela peut générer, le mécanisme de récompense repose sur le fait de proposer à l’utilisateur des contenus correspondant à ses opinions et à ses centres d’intérêts, eux-mêmes identifiés grâce aux données personnelles.
L’enfermement algorithmique qui en résulte - c’est-à-dire la propension des algorithmes des plateformes à proposer à l’utilisateur des contenus alignés avec ses propres idées - encourage la polarisation et la radicalisation. Là où la démocratie repose sur la tolérance et l’ouverture à des opinions contraires, les plateformes enferment dans des bulles de filtre. Enfin, l’utilisation de la plateforme par l’internaute, bien que présentée comme gratuite, a en vérité un coût, et non des moindres. Celui, consenti en acceptant les conditions générales d’utilisation, de l’exploitation des données de l’utilisateur par la plateforme à des fins de profit : ce phénomène est nommé « capitalisme de surveillance ».
Le modèle économique - très imparfait donc - des géants du numérique s’impose pourtant à tous les utilisateurs sans véritable choix alternatif, puisque les GAFAM occupent une position dominante quasi monopolistique. Ce phénomène est lié à l’effet de réseau qui leur est inhérent : puisque tous les amis utilisent Facebook que je vais m’y inscrire aussi pour pouvoir échanger et partager avec eux.
Or, dans une démocratie et pour des raisons de souveraineté, on peut légitimement s’interroger sur la place qu’occupent et que devraient pouvoir occuper les acteurs privés du numérique, aussi bien en matière de régulation des contenus que d’exploitation des données personnelles.
Quelles solutions face à ces défis ?
Ces dernières années, le législateur a eu tendance à intervenir à de nombreuses reprises pour mieux encadrer, par la loi, l’activité numérique et le pouvoir des plateformes. Or, en droit, et aussi en matière de digital, les lois de principe sont les meilleures. Ainsi, la Loi Informatique et Libertés de 1978, la Loi Godfrain de 1988, ou encore les textes protecteurs de la démocratie et de l’Etat de droit, tels que le préambule de la Charte des Nations unies - textes par ailleurs rédigés bien avant la démocratisation d’internet - comportent en leur sein tous les principes qui doivent aujourd’hui régir l’espace numérique.
Afin de clarifier le mille-feuille législatif, une codification des nombreux textes pourrait être entreprise. En parallèle, la gouvernance engagée dans l’application de ces textes pourrait elle aussi être clarifiée. Un grand nombre d’acteurs sont en effet partie prenantes : les gouvernements, les plateformes, les juges, et ce à plusieurs échelons - national, européen, mondial. Le droit processuel pourrait être clarifié. Il s’agit aussi d’encourager la coopération entre les acteurs institutionnels et privés, en leur permettant de se connaître et d’échanger via des instances de dialogue telles que le Forum sur la gouvernance de l’internet.
Si la différence de cadence entre la justice - des mois ou années - et le monde du numérique - quelques minutes ou quelques heures - explique en partie pourquoi le juge a, encore aujourd’hui, du mal à exercer ses prérogatives dans l’espace numérique, il est essentiel de lui redonner la place qui est la sienne dans une démocratie : renforcer l’accès au juge des citoyens - internautes, disposition prévue par la loi Avia ; donner au juge les moyens donnés au juge d’être réactif dans l’espace numérique, pour y préserver l’Etat de droit ; enfin, former et sensibiliser les citoyens, dès le plus jeune âge, aux outils numériques et aux droits qui sont les nôtres dans cet espace.
Enfin, en matière de protection des données, notons d’abord que le Règlement Général sur la Protection des Données - RGPD - a constitué une avancée majeure pour les citoyens européens par rapport au reste du monde. Des propositions ont été avancées pour changer le modèle économique des plateformes, afin qu’il considère chaque individu comme propriétaire de ses données : dans ce cas, l’internaute pourrait accepter de les céder contre rémunération. On pourrait aussi imaginer un réseau social payant, sur le modèle des plateformes de streaming de musique ou de film (Deezer, Netflix) : un modèle économique de plateforme qui ne compte plus sur les revenus de la publicité ciblée est en effet plus respectueux des données personnelles.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Mathilde Viart, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, s'intéresse aux relations franco-allemandes et aux enjeux globaux.