Ezzedine Fishere est un écrivain, universitaire et ancien diplomate égyptien. Le 30 décembre 2019, Victor Salama, Fellow de l’Institut Open Diplomacy, a réalisé cet entretien qu’il a traduit de l’Arabe.
M. Fishere est né au Koweït en 1966. Il a grandi en Égypte, où il a obtenu un baccalauréat en sciences politiques de l'Université du Caire en 1987. Puis il étudie dans plusieurs universités en France et au Canada. Titulaire d’un diplôme international en administration de l’ENA (Paris), d’une maîtrise en relations internationales (Ottawa) et d’un doctorat en sciences politiques (Montréal), Ezzedine Fishere enseigne actuellement à l’université de Dartmouth (Etats-Unis) et écrit au Washington Post où il a hérité de la place jadis occupée par Jamal Khashoggi.
En Egypte, comment caractériseriez-vous la décennie passée, sur le plan interne ?
La décennie qui s’achève est celle de l’effondrement de l’ancien régime. Ce processus d’effondrement continue encore et va très probablement s’accélérer. Si on veut appeler cela une révolution, alors il faut le prendre dans le sens d’une révolution sociale et sociétale, et non pas seulement dans le sens strictement politique. Ce qui arrive en Egypte en ce moment est une révolution sociale qui reflète des changements très profonds.
Ce que nous avons vu en 2011 n’était même pas le début : c’étaient les symptômes de changements profonds qui étaient à l’œuvre depuis un moment déjà. Nous avons vu certains de ces symptômes et nous allons continuer à en voir d’autres.
Quelles sont ces changements profonds ?
C’est là que la relation de la société égyptienne avec la société extérieure entre en jeu. La structure et l’alliage même de l’Etat égyptien moderne, sa conception de soi et de l’altérité a un lien étroit avec le nationalisme égyptien et arabe. Il y a un désir très fort de se redresser, de s’élever et de se remettre de leurs pertes et défaites historiques, au moins perçues comme telles.
Toute l’histoire moderne égyptienne, depuis l’apparition de la conscience nationale égyptienne au début du XXème siècle, est fondée sur ce désir d’affranchissement et de redressement. On pensait qu’il suffisait de s’affranchir de l’occupation britannique pour devenir un état moderne et fonctionnel, l’égal des grands. Or, il y avait bien d’autres problèmes à résoudre que l’occupation britannique.
Tout le malentendu depuis plus d’un demi-siècle réside dans cette « fiction ». Les problèmes de l’état postcolonial viennent de là, en grande partie.
Comment caractériser ces dysfonctionnements ?
Le dysfonctionnement de l’Etat est tellement profond et durable, qu’il n’était qu’une question de temps avant que tout le système, tout cet engrenage se grippe de façon irrémédiable.
Si on ajoute à cela la globalisation, l’ouverture au monde extérieur, et la révolution des attentes qui s'accroît en interne, cela crée une situation de tension et de frustration croissantes chez les citoyens égyptiens depuis des décennies.
Du fait de ses défauts structurels, l’Etat égyptien est intrinsèquement incapable de subvenir à ces besoins. Ajoutons à cela l’autoritarisme et l’anachronisme des élites dirigeantes... Il y a donc tellement de couches qui se superposent sans s’assembler pour faire un ensemble cohérent et fonctionnel.
De plus, cet État - qui ne tire pas la société en avant mais a le plus grand mal à la maintenir à flot - voit sa charge augmenter chaque jour davantage avec l’explosion démographique. Nous sommes aujourd’hui 100 millions en Egypte. En ce moment, il faut que l’économie égyptienne créée un million de nouveaux emplois par an, pendant au moins une bonne décennie, pour résorber le chômage actuel et l’arrivée de nouveaux entrants sur le marché du travail. Or ni l’État, ni l’économie égyptienne ne peuvent le faire en ce moment.
En 2010, j’avais publié un article intitulé “The coming Arab World” dans Ahram Weekly. J’avais affirmé que le monde arabe allait s’écrouler sous son propre poids, sans que personne n’intervienne pour le faire chuter. Et c’est ce qui est arrivé et continue d’avoir lieu.
Le pouvoir actuel tente de gérer cet effondrement de façon anachronique et autoritaire.
Lorsque les gens sont sortis en 2011, c’était en partie à cause de cette tension, de cet écart de plus en criant entre leurs attentes et la culture nationale d’une part, et l’expérience du vécu du quotidien d’autre part. C’est aussi l’écart, l’antagonisme, entre les générations. Puis enfin, à partir de 2013, l’aspect le moins visible, mais le plus douloureux de la crise de l’effondrement de l’État est apparu : c’est la tension entre les aspirations et les capacités de la société. Le goût amer de la déception. L’écart entre nos aspirations et nos capacités. Par exemple, nous voulons une économie qui fonctionne. Avons-nous ce qu’il faut pour mettre sur pied une économie qui serve 100 millions de personnes ? Nous aspirons à une vraie démocratie. Avons-nous ce qu’il faut pour fonder un vrai mouvement démocratique ou est-ce seulement une aspiration ? Cette partie est la moins visible car elle encore occultée par le régime autoritaire actuel : elle est l’arbre qui cache la forêt.
La place et le rôle de l’Egypte dans la région ?
Il y a des experts qui pensent que le système régional moyen-oriental s’est transformé durant la dernière décennie. Moi je pense que le système n’a pas changé depuis l’après Seconde Guerre Mondiale.
Ce qui a changé, ce sont les rôles endossés par les acteurs, mais pas la nature ni les dynamiques du système régional. L’Egypte était révolutionnaire, elle est devenue conservatrice… Les pays du Golfe prennent une plus grande place… Mais ce qui caractérise cette région, c’est qu’elle est totalement régie par le réalisme politique dans son sens le plus étroit.
Il n’y a aucune forme d’organisation internationale dans la région. Evidemment, il n’y a aucun système ni structure de coordination de la sécurité régionale. Aucune intégration économique dans la région. Aucun programme d’échanges culturels, académiques, ni éducatifs, comme un Erasmus arabe, alors que la région prétend avoir une homogénéité culturelle, linguistique et religieuse très forte.
En Egypte, nous avons grandi avec le mythe de l’Egypte leader du monde arabe. Mais personne ne sait que l’Arabie Saoudite, aidée par les Etats-Unis, nous faisait la guerre au Yémen dans les années 60 dans le but de faire chuter Nasser… La même Arabie Saoudite qui voudrait que les troupes égyptiennes s’engagent de nouveau dans ce conflit aujourd’hui, mais de leur côté.
Mais alors, quel est le rôle de la Ligue arabe ?
La Ligue arabe est un paratonnerre qui a pour but d’empêcher toute intégration et toute coopération régionale, rien de plus. C’est sa raison d’être, sa fonction première.
Il y a une telle rivalité entre ces pays qu’ils ne veulent pas d’un système de coopération entre eux. La Ligue arabe est le lieu où l’on exprime la solidarité, mais où s’exerce la rivalité et la confrontation.
Tous les pays de la région sont persuadés d’être dans un jeu à somme nulle, donc aucun ne veut coopérer de peur de voir son voisin et rival prendre l’avantage sur lui. Le problème, c’est que cela fonctionne de moins en moins dans un monde globalisé. Ce système est, lui aussi, amené à s’effondrer.
Pourquoi ce système régional est-il inopérant, dès le début ?
Le système est construit sur un postulat anachronique. Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux années 60, au lieu de voir le monde tel qu’il est, c’est-à-dire un monde d’après-guerre, les États de la région, mues par de très fortes idéologies nationalistes, ont continué à voir un monde colonial qui n’existait plus, dans la région en tous cas.
Les dirigeants ont endossé des habits et un discours vieux de plusieurs décennies. Ils arrivent avec un discours anticolonial, anti-intégration, anti-coopération internationale, dans un monde qui ne l’est plus. Nous traînons encore ce décalage.
Comment est-ce que le rôle de l’Egypte a évolué dans la région durant cette dernière décennie ?
On ne peut pas parler d’effondrement du rôle régional de l’Egypte… cela serait un trop doux euphémisme. Depuis les années 1980, et à la suite des accords de Camp David, l’Egypte se trouve marginalisée dans le jeu régional.
L’Egypte ne pouvait plus jouer un rôle moteur dans la région, simplement parce qu’elle n’en a avait plus les moyens. Comment fait-on pour être un leader sur la scène régionale ou internationale ? Il faut être capable d’agir, d’influencer le cours des événements. L’Egypte n’a pas, comme les Etats-Unis, une économie moteur, lui permettant de jouer un rôle de leader. Elle n’a pas un modèle politique ou culturel à proposer à la région. Et elle n’a plus les moyens militaires pour jouer un rôle primordial dans la région. Enfin, l’Egypte n’a pas un modèle à présenter ou à exporter, comme la révolution iranienne, par exemple.