Alexandra de Hoop Scheffer est politologue, spécialiste des Etats-Unis et des relations transatlantiques. Elle dirige le Bureau de Paris du Think Tank German Marshall Fund of the United States. Elle est membre du Conseil d'Orientation de l'Institut Open Diplomacy.
Annick Cizel est maître de conférences à l’Université Sorbonne-Nouvelle, spécialiste de la politique étrangère américaine. Elle est membre du Conseil d'Orientation de l'Institut Open Diplomacy.
Anne Kraatz - Selon un récent rapport publié par le German Marshall Fund of the United States, l’Otan reste une priorité stratégique aux yeux des américains et des européens. Quel rôle l’Alliance jouera-t-elle dans la stratégie de la nouvelle administration étasunienne, élue en novembre prochain ? Pourrait-elle être complètement mise de côté ?
Annick Cizel - Faisons tout d’abord l’état des lieux : lors de la dernière réunion de l’Otan à Londres, la Chine a été mentionnée dans les conclusions. Jens Stoltenberg, le Secrétaire général de l’organisation, a inclus l’influence chinoise parmi les menaces contre les Alliés dans le cadre de la politique générale de l’Otan. Il a ainsi avalisé l’ambition américaine, bipartisane, de donner une vocation plus large à l’organisation : c’est une reconnaissance mondiale de sa responsabilité globale. Cependant, les capacités militaires de l’Otan ont vocation à rester déployées en Europe dans son périmètre immédiat, élargi à la Méditerranée.
Alexandra de Hoop Scheffer – Nous assistons à une crise du leadership au sein de l’alliance Atlantique, à la fois du côté européen et américain. Le pilier politique de cette alliance est ébranlé par les divisions internes et cela impacte directement les opérations militaires. La France a, par exemple, suspendu sa participation à l’opération navale de l’Otan « Sea Guardian » en Méditerranée, en réaction à une attitude jugée trop accommodante des autres membres de l’Alliance envers la Turquie. Dans cette alliance, les piliers politiques et militaires forment un tout : quand l’un est ébranlé, l’autre en pâtit directement.
A.C. - Les positions des alliés divergent grandement face à ces nouveaux compétiteurs. Par exemple, l’Europe dialogue avec la Chine alors que les Etats-Unis, de manière bipartisane, sont polarisés face à elle. Cependant, le clivage est bien plus clair sur le sujet russe. Une potentielle administration Biden serait bien plus proche de l’Europe à ce propos.
A. de H. S. - L’Otan constitue un des piliers de la politique de défense américaine en Europe et au-delà, lui permettant notamment une capacité de projection sur les théâtres d’opérations au Moyen-Orient et en Afrique. Pour Donald Trump, en revanche, cette organisation est avant tout un instrument de pression sur ses alliés. Il n’hésite pas à utiliser la question des budgets de défense pour obtenir des concessions des Européens sur le plan commercial, industriel ou énergétique. L’Allemagne est la cible principale de ces mesures. La décision du président Donald Trump de retirer 9 500 militaires américains d’Allemagne en juin 2020 en est une illustration concrète. Le double motif : le pays ne respecte pas l’objectif de consacrer 2 % de son PIB aux dépenses militaires, et poursuit le projet de gazoduc Nord Stream 2 avec la Russie. Cette politique de chantage est plus assumée et visible sous l’administration de Donald Trump que sous les précédentes. Elle devrait en réalité lui perdurer, peu importe le gagnant des élections.
A. de H. S. - La puissance américaine ne peut plus être omniprésente et ne veut plus jouer le rôle de gendarme du monde. Avec la crise de la Covid-19, le département d'Etat sera encore plus sélectif dans les choix d’engagements extérieurs. C’est pourquoi Washington exige et continue d'exiger un « partage du fardeau » plus équitable avec ses partenaires, européens mais aussi asiatiques (Japon, Corée du Sud, Australie). Alors que l’armée américaine se désengage des théâtres d’opérations en Afrique et au Moyen-Orient, ce sera aux partenaires européens de s’impliquer encore plus dans la gestion des crises sur leur flanc sud. L’Asie-Pacifique est devenue le point focal de la politique étrangère et de défense des Etats-Unis, dans une logique d’endiguement de la puissance chinoise.
A.C - Bien que le climat de travail semble difficile actuellement, pour un grand nombre de responsables républicains, l’Otan n’est pas morte. Les troupes américaines partent d’Allemagne, certes, mais pour être redéployées à l’est, aux confins de la Russie. Cela prouve que l’Europe reste un terrain d’opérations majeur.
Jens Stoltenberg, Secrétaire général de l'Otan.
Mike Pompeo, le Secrétaire d'Etat, a annoncé, le 26 juin dernier, la constitution d’un groupe de travail commun avec l’Union européenne sur la Chine. Peut-on imaginer que la participation européenne sera écoutée, ou le groupe sera-t-il dominé par les Etats-Unis ?
A. de H. S. – Cette task force est une esquisse de ce que pourrait être un travail de réflexion commun sur la Chine, à condition que l’Union européenne ne se limite pas à répondre aux initiatives ou décisions américaines. La question clé est donc celle-ci : l’UE sera-t-elle capable de faire des propositions concrètes, en surmontant ses divisions, y compris sur la Chine ? Depuis Washington, ses institutions sont toujours perçues comme peu claires et lentes à mobiliser. Les formats de coopération plus informels comme le E3 (France, Allemagne, Grande-Bretagne) ou le Quad qui inclue en plus les Etats-Unis, seront privilégiés par Washington, d’autant plus si l’UE ne parvient pas à formuler des politiques claires sur la question chinoise et plus largement sur les grands enjeux stratégiques.
A.C. – La main tendue vers l’Allemagne et l’UE par Mike Pompeo dans le cadre de cette task force est essentielle, si un climat de Guerre froide devait s’installer entre les Etats-Unis et la Chine. Dans un grand jeu global, l’enjeu serait ni plus ni moins que la bipolarisation du monde. Les relations euro-atlantiques et sino-russes se réorganisent autour de cette tendance actuelle. La bipolarisation générerait une compétition pour l’alignement des autres grandes puissances, comme l’Inde, sur un camp ou sur l’autre et doit être stoppée dès maintenant. Dans ce contexte, une alternative serait le positionnement de l’Europe comme troisième force d’attraction, avec laquelle la Russie pourrait potentiellement échanger. Angela Merkel est la seule dirigeante d’Europe occidentale venue de l’autre côté du rideau de fer, et la chef d’Etat la plus à même de comprendre la Russie et de lui parler. Dans le même temps, la tradition gaulliste de la France est également remise au goût du jour par le président Emmanuel Macron. Cela offre des pistes pour un futur positionnement.
A. de H. S. – Parmi tous les sujets de politique étrangère, la Chine offre également de nombreuses opportunités pour une coopération transatlantique étroite. Les enjeux sont communs aux deux côtés de l’Atlantique : technologiques, économiques et stratégiques. Le diagnostic est partagé et l’UE a durci son discours. Bruxelles cherche à sortir de sa posture d’« entre-deux », entre les Etats-Unis et la Chine. Mais dans les faits, les réponses ne sont pas coordonnées : par exemple, la pression américaine aura évincé Huawei du réseau 5G britannique, tandis que la France et l’Allemagne souhaitent poursuivre la coopération. La prochaine administration américaine, de Donald Trump ou de Joe Biden, continuera à mettre la pression sur les Européens pour qu’ils interdisent à Huawei de se déployer sur le Vieux Continent. La crise de la Covid-19 incite les Etats-Unis et l’Europe à sortir du court-termisme et à prendre en compte les implications stratégiques de leurs choix économiques et technologiques.
A quelques mois des élections de novembre, comment se positionnent les démocrates sur les questions internationales face à l’administration républicaine ?
A. de H. S. – L’équipe de Joe Biden a été incitée par la crise de la Covid-19 à présenter le parti démocrate comme encore plus ferme envers la Chine que Donald Trump. Les conseillers de démocrates comme républicains chercheraient à réduire la dépendance des Etats-Unis envers la Chine dans les secteurs technologiques stratégiques (intelligence artificielle, informatique quantique et réseaux 5G). En revanche, les démocrates critiquent la méthode et notamment les dommages que la « guerre commerciale » a infligé à l’économie américaine, ainsi que la politique dite de « découplage » des économies américaines et chinoises, dont les échanges commerciaux ont dépassé les 550 milliards de dollars en 2019. Les démocrates chercheraient plus que l’administration républicaine à travailler avec les alliés des Etats-Unis pour faire pression sur la Chine d'une part, et à coopérer de manière sélective avec la Chine d'autre part, sur les questions environnementales et stratégiques, importantes pour les intérêts américains.
A. de H. S. – Le Pentagone est en train de réévaluer les engagements militaires américains. La crise de la Covid-19 accélère la fin de l’ère post-11 septembre 2001 et de la « guerre globale contre le terrorisme ». Ce retrait partiel des Etats-Unis des théâtres d’opérations se fait au moment où la Chine, mais aussi la Russie et la Turquie, renforcent leur présence et leurs sphères d’influence au sein de la région. La réduction des budgets de défense américain et européens dans le contexte de la Covid-19 accéléreront la dés-occidentalisation de la gestion des crises dans la Méditerranée.
A.C. - La présidence de Donald Trump a accéléré un mouvement déjà présent dans les relations internationales : le multilatéralisme ne se limite plus aux États. Les relations internationales se réinventent, en offrant plus de responsabilités aux organisations non-gouvernementales, aux fondations du secteur privé, à la société civile. Autrefois limitée au domaine économique, leur influence s’élargit maintenant à la diplomatie, et pourrait se matérialiser par des projets directs, « people to people », sans interface gouvernementale.
A.C. - L’administration actuelle cherche à construire un nouveau multilatéralisme, très conservateur, qui vise à promouvoir les « droits inaliénables » : un internationalisme alternatif à celui de 1945. La liberté de culte et la religion jouent un rôle clé dans cette réflexion, avec Mike Pence et Mike Pompeo comme têtes de file. Bien qu’avec un fond résolument chrétien, cet angle permettrait de continuer à agir pour la protection des minorités religieuses, comme les Ouïghours. L’hégémonie des Etats-Unis à travers le monde serait ainsi perpétuée. Ce n’est pas simplement électoraliste - c’est la projection d’une autre Amérique et de ses croyances vers un nouveau « nouvel ordre mondial ». Cette vision d’un nouveau multilatéralisme sera déployée de manière beaucoup plus assumée en cas de réélection de Donald Trump en novembre 2020.
A.C. - Pour le candidat Joe Biden, le paradigme est tout autre. Ses perspectives restent centrées sur la démocratie comme valeur commune. L’urgence semble de réunir un sommet global sur le sujet, et de lancer de grandes politiques, notamment dans le domaine climatique. Sans pouvoir affirmer qu’il s’agit de la priorité des démocrates au niveau national, le parti pourrait se saisir du sujet au nom de la lutte contre les inégalités, ou face à la crise migratoire. Ainsi, il parlerait au cœur de son électorat, que la crise économique prochaine pourrait grandement affecter. Sans réintégrer l’accord de Paris, désormais dépassé, il pourrait toutefois pousser à des accords multilatéraux qui inclueraient la Chine et d'autres nations. Le climat pourrait constituer un moyen d'apaiser les relations entre ces deux pays qui ne se parlent plus, et renforcer ainsi la puissance américaine.
Pour Washington, les traités de contrôle des armements en place depuis la fin de la Guerre froide sont-ils devenus obsolètes ?
A.C - Sans faire un tel bilan, ces traités trouvent une utilité comme interfaces de négociations. Les discussions pour la prorogation du traité New START de Barack Obama, approuvées par Donald Trump, sont à la fois inattendues et opportunes. Par ce biais, l’administration américaine espère que ces discussions pourront fissurer le tandem Xi-Poutine, ou, au moins, permettre d’apaiser les tensions avec la deuxième puissance mondiale. Pour ce qui est de négocier, en revanche, la Chine ne se montre pas pour l’instant disposée à agir.
A. de H. S. – Comme souvent, le diagnostic américain est juste, mais la réponse n’est pas adéquate. Il y a un besoin évident de réformer les institutions multilatérales pour prendre en compte les nouveaux équilibres internationaux. L’idée de l’administration républicaine est de solder l’héritage de la Guerre froide, perçu comme obsolète car excluant la Chine ; or cette dernière a massivement développé des armements stratégiques et augmenté ses dépenses militaires de plus de 85 % depuis 2010. Les initiatives américaines s’inscrivent donc dans le débat stratégique contre son nouveau rival. Le parti républicain est derrière Donald Trump, estimant que les traités de désarmement freinent la modernisation des forces américaines et que leur expiration prochaine devrait être l’occasion de refonder un nouveau contrôle des armements plus favorable aux Etats-Unis.
A. de H. S. – Les Européens, autrefois au cœur du conflit avec l’URSS, craignent la fin de ces traités. Sans alternative proposée pour l’instant, leur disparition remettrait en cause toute l’architecture de sécurité nucléaire mondiale. Donald Trump porte atteinte à la sécurité européenne en abandonnant unilatéralement l’accord nucléaire avec l’Iran et tous les accords de contrôle des armements avec la Russie, y compris le traité Ciel ouvert.
A. C. – C’est pourquoi le dialogue est nécessaire entre Washington et Moscou pour convaincre les Chinois de lâcher du lest et d’ouvrir le dialogue sur la non-prolifération nucléaire. En Corée du Nord, la médiation chinoise seule a montré ses limites, ce qui n’arrange sans doute personne, ni la Chine, ni la Russie.
A. de H. S. – En cas de victoire démocrate en novembre, la question porte donc sur ce qui sera réversible ou non après quatre années de présidence de Donald Trump. Cette dernière laisse derrière elle un grand vide diplomatique récupéré par la Chine. L’influence chinoise au sein des institutions multilatérales est désormais bien installée. L'administration sous Joe Biden devrait se montrer plus multilatérale mais resterait tout aussi pragmatique au regard des intérêts américains.
A. de H. S. – Même avec une administration Joe Biden, il faudrait reconstruire les réflexes de dialogue et de coopération entre Bruxelles et Washington. Un héritage positif cependant aura été d’inciter les Européens à clarifier leurs intérêts et leurs désaccords avec les Etats-Unis. Washington aura désormais un interlocuteur plus actif et force de propositions. Ce qui n’est pas forcément pour leur déplaire.
Une contribution des Européens peut-elle être de revenir à une rhétorique plus civile en matière de relations internationales ?
A. de H. S. – J’observe une « trumpisation » des relations internationales, où, par mimétisme, la méthode de Donald Trump s’est normalisée et le discours politique plus direct et parfois brutal s’est banalisé. Joe Biden en la matière se montre plus traditionnel, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y aurait plus de désaccords avec les Européens. Rappelons-nous que si Barack Obama s’exprimait comme un président européen, il avait en réalité de nombreux points de désaccord avec les Européens. Que ce soit sur les réponses dissonantes à la crise économique et financière de 2008 (plan de relance américain contre austérité européenne), sur le pivot vers l’Asie, sur l’intervention militaire en Libye en 2011, sur les termes du projet d'accord commercial transatlantique, sur le Brexit. Par ailleurs il consultait peu les Européens (sur l’Afghanistan notamment).
A.C. - L’Histoire et le savoir-faire diplomatique européen sont des atouts considérables dans cette perspective. Les Allemands sont bien conscients de leur stabilité et de leur prouesse économique. Ils peuvent être une puissance potentielle et ont envie de le faire savoir. De même pour la France.
A. de H. S. – Quel que soit le résultat des élections de novembre, les tensions entre Américains et Européens sur le partage du fardeau en matière de défense devraient persister. Vis-à-vis de la Chine, Etats-Unis et UE pourraient porter d’une voix plus unie les enjeux clés pour ces deux puissances. Pour l’UE, ce serait l’occasion de gagner en crédibilité comme interlocuteur.
L’hégémonie américaine est-elle terminée ?
A.C - Si la question de l’hégémonie prête à discussion, en ce qui concerne le retrait, il a déjà eu lieu et est irréversible. Au-delà des considérations budgétaires et humaines, une réalité s’impose au Pentagone : les USA ne gagnent pas les guerres dans lesquelles ils s’engagent seuls. Dans un monde globalisé, à la fois économiquement, politiquement et militairement, la pratique de l’hégémonie semble anachronique, à droite comme à gauche du spectre politique. La mondialisation issue de la pax americana est un fait, et, paradoxalement, elle laisse les Etats-Unis dans l’incapacité de se positionner.
A.C - En outre, un hegemon implique un consentement des gouvernés, ou ici, des alliés. Ce consentement, ignoré sous George W. Bush, restauré difficilement sous Barack Obama et déchiré sous Donald Trump, a tué un possible retour au statu quo ante. Peu importe le résultat des élections de novembre, l’Amérique de Donald Trump existe, et un repli même partiel à l’intérieur des frontières s’annonce. L’Union européenne entend que les alliances doivent être maintenues, mais aussi qu’il est temps de construire une troisième voie. Sans parler d’indépendance, les 27 doivent se doter d’une capacité de réaction autonome. Alors que l’Europe de la défense reste à construire, l’Amérique, elle, ne reviendra pas.