Donald Trump a cédé à son successeur une Amérique à l’image de la Maison blanche : abîmée, mais également regardée avec morgue par les partenaires du monde atlantique. Depuis 2016, et pour la première fois depuis 1914, ceux-ci disposaient de l’ascendant moral sur une puissance américaine dont la réputation était grandement obérée. Ce n’est plus le cas depuis que Joe Biden est au Bureau ovale. Soigner l’Amérique, tel est son programme : cela signifie également redorer le blason de son pays, et restaurer l’influence américaine par des canaux conventionnels. Pour les partenaires des États-Unis, ce n’est pas un retour à la normale : c’est un défi.
Avec un soupir de soulagement : c’est ainsi que la presse européenne a accueilli l’investiture de Joe Biden, mettant fin à quatre années de profonde détérioration des liens entre les États-Unis et ses alliés du monde atlantique – qu’il s’agisse du Canada, du Royaume-Uni ou de l’Union européenne. À ce soupir de soulagement ont cependant succédé plusieurs murmures de Cassandre, incitant à modérer l’enthousiasme et à garder la tête froide face à ce nouveau président, cette nouvelle administration, cette - nouvelle ? - Amérique plus digne, mais aussi plus forte et plus décidée que jamais à revêtir des atours qu’elle avait quelque peu laissés au placard après 1991 : ceux de « leader du monde libre ». Après l’isolationnisme agressif de Donald Trump, assorti d’une politique transactionnelle intransigeante vis-à-vis des partenaires étrangers, la confiance s’est érodée et les relations transatlantiques sont à réinventer.
Du passé, faisons table rase ?
Ne noircissons pas le tableau : au cours des quatre années précédentes, les puissances riveraines de l’Atlantique n’ont jamais été aussi ouvertes au dialogue qu’aujourd’hui. L’europhilie du cabinet Joe Biden est réelle, et on la voit volontiers symbolisée par le Secrétaire d'Etat Anthony Blinken, francophone accompli. Si l’administration de Joe Biden clame par monts et par vaux son retour au multilatéralisme, l’Union européenne se méfie cependant, puisqu’il est tentant de voir dans ce mot si malmené une simple stratégie de marketing dissimulant un projet d’hégémonie américaine retrouvée. L’Union européenne n’a jamais été séduite par le modèle de la pax americana : Bruxelles tient à faire de la fabrique de la paix son apanage, indispensable à la fabrique du grand récit européen.
Pour restaurer cette confiance perdue, une première piste réside dans le fait de solder les problèmes relatifs au non-aboutissement du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement - TTIP, qui mettent à mal les relations transatlantiques. Autrement dit, revoir notamment les tarifs imposés de manière réciproque sur l’aéronautique, les alcools, l’acier et l’aluminium. Cela nécessite également de clarifier les implications du vaste programme Buy American, aux tonalités isolationnistes prononcées, sur les liens commerciaux transatlantiques. Sur le plan de la diplomatie économique, il n’y a que peu de raisons de croire à une inflexion de l’attitude américaine.
Dépasser les enjeux politiques de court-terme pour mettre en avant leur capacité à produire une politique étrangère transparente et lisible est un deuxième axe d’évolution possible pour les États-Unis de Joe Biden. Pour cela, ce dernier doit prouver qu’il est capable de gouverner avec l’appui large du Congrès plutôt que par décrets présidentiels. Rien n’empêcherait en effet son successeur de les neutraliser, avec le même mode opératoire suivi par l’actuel locataire de la Maison blanche pour défaire le legs de son prédécesseur. A ce stade, le 46e président des États-Unis peut gouverner hors décret, la Chambre haute comme la Chambre basse étant démocrates. Toutefois, il n’y a aucune raison de penser que cela sera toujours le cas après les mid-terms de 2022. En outre, le Sénat américain a d’ores et déjà démontré qu’il n’entendait pas se faire dicter sa politique par la Maison blanche, notamment au regard du budget fédéral et du salaire minimum. Les signaux positifs envoyés par l’administration de Joe Biden, à propos de la réintégration des États-Unis dans l'accord de Paris ou au sein de l’OMS, sont cependant salués.
Vers un nouvel équilibre de Guerre froide ?
L’une des conséquences de la pandémie de la Covid-19 est cependant d’avoir, une nouvelle fois, découpé le monde en blocs dont les contours reprennent ceux des bulles sanitaires qu’ont recréées autour d’eux des États interdépendants. Amérique du Nord, Union européenne, Chine, Russie, Océanie, Afrique apparaissent plus que jamais comme des isolats sommés de se positionner les uns par rapport aux autres. Du côté américain, l’objectif premier est de reconstituer une vaste sphère atlantique puissante, placée sous influence américaine et concurrençant le triangle Moscou-Pékin-Téhéran.
Du côté du Vieux Continent, un tel projet ne séduit guère. En premier lieu, il réduirait encore une fois l’Union européenne au statut de nain politique, systématiquement aligné sur Washington. En deuxième lieu, de nombreux États européens n’ont aucun intérêt à souscrire à un multilatéralisme qui ne serait qu’un atlantisme déguisé. C’est le cas de l’Allemagne, toujours dépendante de la Russie sur le plan énergétique, et qui n’est pas prête à renoncer au projet Nordstream 2 pour des impératifs géopolitiques qui lui sont, somme toute, extérieurs. En troisième lieu, la Chine constitue la première destination des exportations européennes : il est donc, pour Bruxelles, contre-productif de s’aliéner Pékin. Pour l’ensemble de ces raisons, les États-Unis ont bien du mal à faire jouer des arguments moraux pour fédérer contre le nouvel « axe du mal » sino-russe. Que ce soit dans le cadre de l’affaire Alexandre Navalny ou à propos du génocide ouïghour en cours au Xinjiang, les instances européennes comme les États européens se sont illustrés par leur silence, voire leur passivité. Une telle attitude bride sévèrement le rêve américain de reconstruction du vieux bloc de l’Ouest.
Il y a ainsi fort à parier que la diplomatie atlantique du début de cette décennie sera bien plus pragmatique et transactionnelle qu’idéaliste. Les années Donald Trump ont donné à l’Union européenne des réflexes de proactivité et de fermeté qui ont participé à la renforcer d’un point de vue interne : il serait vertueux qu’elle ne s’en départît pas. Il n’est pas clair si Joe Biden s’adresse sincèrement à ses partenaires européens, d’égal à égal : à Bruxelles de le contraindre à voir les choses autrement.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Arnaud Chaniac, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, est spécialiste des enjeux propres à l'Amérique du Nord.