Dans un premier billet : “Retour vers le présent : les crises oubliées”, je vous faisais part de mon souhait et de l’intérêt de revenir sur des crises à travers le monde dont nous n’entendons plus parler ou trop peu. Ces crises sont bien souvent chassées de notre quotidien médiatique par de nouvelles crises à aborder sans pourtant avoir trouver une issue favorable aux précédentes, disparues dans le flot des informations en continu. À défaut d’exhaustivité, j’ai restreint cette série de décryptage à un certain nombre de situation dont les problématiques en matière de protection des droits humains trouvent écho jusqu’au coin de notre rue, ici, en France. Commençons par le sort des Rohingyas au Myanmar, puis nous reviendrons en France pour évoquer le phénomène migratoire : une similitude que ces deux situations partagent dans des proportions tout à fait distinctes.
Genèse et perpétuation des tensions ethniques au Myanmar
Comprendre la situation des Rohingyas au Myanmar de nos jours exige de revenir sur son contexte historique et socio-économique. Au XIXe siècle, trois conflits opposèrent les Britanniques aux Birmans, jusqu’au 1er janvier 1886, date à laquelle la Reine Victoria reçut l’ensemble de la Birmanie comme cadeau du Nouvel An. À l’arrivée de la puissance colonisatrice dans le sud du pays en 1826, les Arakanais bouddhistes fuirent, laissant leurs terres en friche. Les Britanniques décidèrent de favoriser l’immigration des musulmans du Bengale, les Rohingyas, afin d’exploiter les rizicultures. Associés ainsi à l’envahisseur britannique, ces derniers furent considérés comme des traîtres par les Birmans, faisant naître les tensions ethniques qui firent des Rohingyas la minorité la plus persécutée du monde. Les importantes ressources naturelles de l’Arakan, notamment en hydrocarbures, alimentent les tensions autour de leur exploitation et de leur partage.
Dès l’indépendance de la Birmanie en 1948, les Rohingyas furent considérés comme des sous-citoyens. Dénommés « métèques » ou « Bengalis », malgré plus d’un siècle et plusieurs générations de présence dans l’Arakan, les Rohingyas furent privés d’un certain nombre de libertés et de droits fondamentaux « telles que la libre circulation dans le pays, l’accès à des services publics comme l’éducation et les droits élémentaires tels que le mariage ou le vote ». Plus encore, le refus de leur accorder la citoyenneté fit des Rohingyas des apatrides de jure. Il n’est donc pas surprenant que le Myanmar n’ait pas signé les conventions onusiennes de 1954 et 1961 sur les droits fondamentaux des apatrides et la réduction de ces derniers.
Les tensions furent entretenues par les Birmans sur fond de différences religieuses et culturelles et, plus récemment, par les suspicions de soutien de réseaux terroristes aux Rohingyas - un soutien bien vite rejeté par la rébellion rohingya elle-même. Sur le terrain, les tensions se traduisent depuis plusieurs années par des actions violentes entre les deux parties, les autorités birmanes et les rebelles rohingyas. La crise actuelle aurait pour origine l’augmentation de ces violences fin 2016, suivie d’attaques des rebelles Rohingyas contre des postes de police en août 2017 qui acheva de faire exploser la situation.
Le sursaut de l’Occident et de la communauté internationale
C’est principalement la crise migratoire au Bangladesh voisin qui attira l’attention des Occidentaux, qui traversaient alors eux-mêmes la « crise migratoire » en Méditerranée. Les réseaux sociaux furent le principal canal de sensibilisation à l’égard des Rohingyas, à travers le #SaveRohingyas ou l’activisme naissant de Youtubeurs. Incitées par l’opinion publique de puissants États, les Nations unies instituèrent un Mécanisme d’enquête indépendant pour le Myanmar qui révéla en août 2019 l’enfer que vivaient les Rohingyas.
L’enquête (A/HRC/42/50) fit état de violences extrêmes exercées par les forces armées birmanes à l’encontre des Rohingyas. Spoliations de terres et outils agricoles afin d’empêcher les Rohingyas de cultiver leurs terres et de se nourrir, travail forcé, détentions arbitraires, tortures de Rohingyas incarcérés, disparitions forcées, « violences sexuelles et sexiste, y compris le viol et le viol en réunion de filles et de femmes », exécutions extra-judiciaires sur des civils. Un premier rapport (A/HRC/CRP.4) faisait spécifiquement état des violences sexuelles et sexistes commises au Myanmar et leurs conséquences sur les conflits ethniques.
Les pressions internationales sur le gouvernement birman n'obtinrent aucun succès. Des reproches et demandes d’action furent adressés par des gouvernements, des organisations internationales et même par un prix Nobel. L’Union européenne a « renforcé l’embargo sur les armes à destination de la Birmanie et a placé sous sanctions (gel des avoirs placés dans des banques européennes et interdiction de voyager sur le territoire européen) » des officiers birmans. Tandis que les États-Unis se sont limités à interdire l’entrée sur le territoire américain à des hauts officiers. Rangoun demeure cependant inflexible tandis que le Bangladesh voisin annonçait en mars 2019 ne plus pouvoir accueillir de nouveaux réfugiés et fustigeait l’inaction des Nations unies, en particulier du Conseil de sécurité. Ce dernier reste en effet bloqué par le veto de la Chine, soucieuse de consolider ses liens avec le Myanmar et qui cherche également à affaiblir le Conseil des droits de l’Homme sur la question. Se ménager un accès à l’Océan indien via l’Arakan permettrait en effet à Beijing de réduire sa dépendance commerciale au seul détroit de Malacca, souvent lieu d’actes de piraterie. Renforcer les relations avec le Myanmar s’inscrit dans la volonté chinoise de tisser plus avant son collier de perles et ses nouvelles routes de la soie.
La justice internationale contre les exactions birmanes : trop peu, trop tard ?
Novembre 2019 fut déterminant en matière d’usage du droit à l’encontre des exactions birmanes. Le 11 novembre, la Gambie, soutenue par l’Organisation de la coopération islamique, a introduit une requête à l’encontre du Myanmar devant la Cour internationale de Justice sur le fondement de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dont les deux Etats sont parties. Dans une société internationale guidée par les intérêts des États, il faut relever le courage de la Gambie qui dépensa au cours au procès de nombreuses ressources afin de défendre une ethnie persécutée sur le territoire lointain d’un autre État. En janvier 2020, la Cour a enjoint le Myanmar à cesser toutes exactions dans l’attente du jugement final, qui peut demander plusieurs années. Il y a fort à parier que ces mesures provisoires ne seront pas suivies d’effets, tant les autorités birmanes nient toute violence contre les Rohingyas. À La Haye toujours, les juges de la Cour pénale internationale ont autorisé l’ouverture d’une enquête sur les causes et les conditions de l’exode massif des Rohingyas au Bangladesh. Le témoignage en septembre 2020 de deux anciens soldats birmans recueillis par les rebelles de l’armée de l’Arakan confirme qu’il ne s’agissait pas d’actes spontanés ou isolés, mais bien d’une impitoyable stratégie mise en oeuvre par les autorités birmanes.
Tandis que les procédures devant les juridictions internationales sont soumises à de longs délais, une population entière continue de subir ces exactions. La Cour internationale de Justice et la Cour pénale internationale statueront sur la qualification à donner à cette politique birmane : génocide ? Crime contre l’humanité ? À moins que les autorités birmanes soient exemptées de toute violation du droit international. Toutes les hypothèses sont à ce jour possibles.
L’amplification du phénomène migratoire en France : une crise pour en cacher une autre
Le Myanmar paraît bien loin depuis la vieille Europe. Pour autant, ce sont bien les similitudes des phénomènes migratoires qui ont attiré l’attention des puissances occidentales. Si, en tant que simples citoyens d’un État européen, nous n’avons que peu de pouvoir sur la situation au Myanmar, nous en avons davantage à l’égard de la situation dans notre propre pays.
Or l’image de « crise » migratoire en Méditerranée dans la seconde moitié des années 2010 ne résiste pas aux chiffres. Le Bangladesh a accueilli plus de 700 000 réfugiés Rohingyas, les réfugiés syriens au Liban seraient au nombre de 1,5 millions pour des PIB respectifs en 2019 de 303 millions et 53 millions de dollars. La France, où le PIB en 2019 s’élevait à 2 716 millions de dollars a accordé le statut de réfugié à 36 275 personnes sur 177 822 demandes. Quant aux migrants : en 2019, « 6,7 millions d’immigrés vivent en France, soit 9,9 % de la population totale ». Plus précisément, « 38,9 % des immigrés arrivés en France en 2018 sont nés en Afrique et 34,1 % sont nés en Europe. Les immigrés arrivés en France en 2018 sont le plus souvent nés au Maroc (9,4 %), en Algérie (7 %), en Italie (4,4 %), en Tunisie (4,2 %), en Espagne (3,7 %), au Royaume-Uni (3,3 %), en Chine (2,5 %), en Roumanie (3 %), ou au Portugal (2,5 %). » Enfin, entre 2006 et 2018, « le nombre d’immigrés arrivés en France est passé de 193 400 à 273 000. […] Au total, le solde migratoire des immigrés a baissé légèrement entre 2006 (+164 000) et 2009 (+133 000) avant de croître pour atteindre 225 000 personnes en 2016. » La France est donc loin derrière les pays en développement, principaux pays d’accueil de réfugiés et de migrants, toutes catégories confondues. En 2020, les réfugiés syriens représentent 30 % de la population libanaise.
En comparant la richesse nationale, comment peut-on parler de crise migratoire en Europe ? Comment « démêler le vrai du faux » ? Le qualificatif de crise migratoire en Europe est avant tout autoproclamé afin de détourner les populations des véritables problèmes de notre société, vers des boucs-émissaires qui n’ont pas le loisir de se défendre, trop occupés à tenter de survivre. D’autant plus quand ces mêmes problèmes sont à l’origine des mouvements migratoires. Ainsi, la crise des Rohingyas est notamment liée à la richesse des ressources ainsi que la situation géostratégique de leurs terres. La crise en Syrie est elle-même liée à des migrations internes en raison d’une sécheresse au nord du pays, résultat des changements climatiques fruits de la pollution intensive liée au modèle productiviste et consumériste. Qu’ils soient chassés par des politiques répressives qui visent à s’approprier des ressources, ou par des conditions environnementales considérablement dégradées, les populations réfugiées paient le prix de notre gestion des ressources à l’échelle planétaire.
Les situations de violation des droits humains qui seront passées en revue dans cette série de décryptage trouvent une origine commune dans notre système économique contemporain.