Le 8 juin 2021, la France a annoncé la suspension de son aide au développement et de sa coopération militaire avec la République centrafricaine (RCA). L’aide budgétaire française à l’Etat centrafricain représente alors 10 millions d’euros et 300 soldats français sont stationnés en République centrafricaine (RCA), notamment dans le cadre de missions de l’Organisation des Nations unies (ONU) et de l’Union européenne. La France condamne, en effet, la complicité de l’Etat centrafricain dans des campagnes massives de désinformation visant des représentants français. Des campagnes nourries et relayées par les services de renseignement, l’armée ou encore des groupes paramilitaires russes.
Historiquement liée à la RCA, où elle a mené sept opérations militaires depuis 1960, la France a retiré une partie de ses soldats déployés dans le pays en 2016, au terme de l’opération Sangaris. Selon plusieurs observateurs, elle laisse alors un vide stratégique dans le pays, dont le Président, Faustin-Archange Touadéra, se met en quête d’un nouvel allié. La Russie, qui souhaite étendre son influence sur le continent africain, utilise alors la diplomatie et la coopération militaire pour s’implanter en RCA et y contrer l'influence historique de la France. Depuis 2018, les rivalités franco-russes dans le pays se sont intensifiées et la France a progressivement pris ses distances vis-à-vis d’un gouvernement centrafricain de plus en plus hostile. Jusqu’à sa décision du 8 juin.
De 1960 à 2016, la France est un partenaire incontournable de la République centrafricaine
Depuis 1960, la République centrafricaine et la France entretiennent des relations étroites. Celles-ci sont fondées sur une coopération bilatérale dense (diplomatique, économique, culturelle, etc.) et sur les liens singuliers qui unissent les présidents des deux pays. Dans son livre Hollande L’Africain (2015), Christophe Boisbouvier relève de nombreux exemples de ces liens, notamment sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981). En 1976, la France finance le sacre de Jean-Bedel Bokassa (1966-1996) comme Empereur de Centrafrique, en contrepartie de quoi ce dernier remet des diamants au Président français et à ses proches, comme le révèle, en 1979, le Canard Enchaîné. En septembre 1979, la France, via son armée, renverse finalement l’Empereur et permet à l’ancien Président David Dacko (1960-1966) de proclamer le rétablissement de la République centrafricaine. De 1979 à 1981, l’armée française soutient l’ancien Président de retour au pouvoir et renforce les capacités des forces armées centrafricaines (FACA) dans le cadre de l’opération Barracuda.
La proximité entre la France et la RCA se poursuit sous la présidence de Jacques Chirac (1995-2007). En mars 2007, la France intervient militairement au nord de la République centrafricaine, à Birao, où plusieurs dizaines de parachutistes français sont déployés. L’intervention répond alors à la demande du général putschiste François Bozizé (2003-2013), qui s’était emparé du pouvoir en mars 2003 et dont l’autorité était menacée en novembre 2006 par le soulèvement de groupes armés musulmans au nord du pays.
En décembre 2012, dans la continuité de son prédécesseur, François Hollande décide de déployer 150 parachutistes français en RCA, au moment où l’offensive de la Seleka, une coalition de rebelles composée majoritairement de groupes djihadistes, marche vers Bangui et menace Bozizé. Surtout, le 5 décembre 2013, la France lance à Bangui l’opération Sangaris, mandatée par la résolution 2127 du Conseil de Sécurité de l’ONU (CSNU) pour soutenir la Mission internationale de soutien à la Centrafrique (MISCA), commandée par l’Union africaine. L’ONU craint alors que la guerre civile déclenchée à la suite de la prise du pouvoir par la Séléka et la destitution de François Bozizé, enracinée dans de profondes tensions intercommunautaires, ne dégénère en violences de masse. Au total, 600 militaires français sont déployés à Bangui. C’est la 7ème intervention militaire de la France dans le pays depuis 1960 et aussi la dernière. L’opération se termine en 2016, notamment suite à l’investiture de l’actuel président centrafricain, Faustin-Archange Touadéra.
Depuis 2017, la Russie accroît son influence en République centrafricaine
Pendant près de quarante ans, la Russie est absente de la République centrafricaine et ne joue pas de rôle significatif dans la politique intérieure du pays. Au cours de son règne, l’Empereur Bokassa rapproche progressivement son pays de l'Union soviétique et l’éloigne de la France, qu’il accuse publiquement de conserver la RCA comme fournisseur de ressources tout en lui refusant toute indépendance militaire et économique. Mais cette ouverture prend fin brutalement en 1979, lorsque la France renverse l’Empereur.
L'influence de la Russie en RCA s'accroît considérablement à partir de 2017, à la suite du retrait de la France au terme de l'opération Sangaris. En janvier 2018, Moscou intervient pour la première fois dans le pays par le biais du groupe Wagner, une société militaire privée déjà présente en Syrie et en Ukraine et dirigée par l'oligarque de Saint-Pétersbourg et proche du Président Vladimir Poutine Evgeny Viktorovich Prigozhin. La même année, après avoir signé des accords bilatéraux avec Bangui, notamment dans le domaine militaire, la Russie décuple son champ d'action dans le pays : des soldats de l’armée russe assurent désormais la sécurité du Président et les FACA bénéficient de l’appui d'instructeurs privés russes. En mars 2018, le média russe Znak révèle que le groupe Wagner exploite une installation à Krasnodar qui forme des militaires au combat en RCA.
La Russie étend encore son intervention militaire dans le pays le 22 décembre 2020, en déployant 300 instructeurs militaires à la demande du Président Touadéra, qui craint que son prédécesseur, François Bozizé, ne fasse échouer les élections du 27 décembre par un coup d'État. Après la réélection de Touadéra au cours d’un processus électoral relativement pacifique, la Russie annonce le retrait de ses instructeurs le 15 janvier. Néanmoins, des sociétés militaires privées russes restent actives en RCA, notamment à travers leurs activités de formation des FACA, et maintiennent une présence sur l’essentiel du territoire. Ainsi, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France ont dernièrement accusé les mercenaires russes d'opérer aux côtés des forces armées de RCA, de commettre des violations des droits de l'homme à l'encontre des civils et d'entraver les opérations de maintien de la paix de l'ONU.
Une rivalité de moins en moins sourde
En 2017, les rivalités opposant la France et la Russie en RCA prennent une nouvelle dimension. Les deux pays s’opposent notamment au sujet de l’embargo mis en place par le Conseil de Sécurité des Nations unies (CSNU) dès 2013 sur les ventes d’armes à destination de la RCA. A la fin de l’année 2017, la Russie est autorisée par le CSNU à envoyer armes et instructeurs militaires dans le pays. Elle est suivie, en 2018, par la France, qui bénéficie d’une exemption similaire du CSNU et livre 1 400 fusils d’assauts aux FACA. Plus tard, en 2020, alors que la France soumet au CSNU un projet de résolution reconduisant l’embargo existant, la Russie propose, quelques jours seulement avant le vote, un contre-projet de résolution plus favorable au gouvernement de la RCA. Il prévoit notamment une levée partielle de l’embargo, en autorisant l’équipement armé des blindés. La France doit alors accepter plusieurs compromis afin de sécuriser la reconduction de l’embargo par le CSNU. En juillet 2021, la Russie appuie l’intégration d’une dérogation supplémentaire pour certains mortiers dans la résolution du CSNU qui proroge l’embargo jusqu’au 31 août 2022.
En dehors du domaine militaire, la France et la Russie sont engagées dans un conflit d’information et d’image. Selon Reporters Sans Frontières, cités par l’Ecole de guerre économique (EGE), des individus liés à la Russie ont rémunéré des Centrafricains pour déployer des campagnes anti-françaises dans des médias locaux, relayées par Sputnik et RT, deux médias internationaux d’origine russe. Au-delà des médias locaux, la Russie a également créé des sites internet, impulsé la création d’une radio et subventionné des médias et des ONG dans le but de relayer ces campagnes dirigées contre la France et l’ONU et de promouvoir les bénéfices de la coopération russo-centrafricaine. Selon l’EGE, la France, quant à elle, a régulièrement dénoncé la présence de mercenaires russes en RCA au travers d’articles et d’émissions dans des médias français. L’ambassade de France en RCA a même alloué un financement au Haut Conseil de la Communication de RCA afin d’organiser un atelier de formation de journalistes de médias locaux à la lutte contre la désinformation. Plus récemment, le 15 décembre 2020, Facebook a annoncé avoir supprimé plusieurs réseaux de faux comptes : deux liés à la Russie et un lié à l’armée française.
En définitive, loin de rompre avec la politique de la France dans ses anciennes colonies, la « stratégie de la Russie en Afrique révèle un retour de la stratégie soviétique », estime the Atlantic Council. Cette stratégie vise à consolider l’influence de l’Etat russe sur le pouvoir central de RCA et à éviter un coup d'État qui pourrait mettre brutalement fin à ses ambitions sur le continent africain. En effet, la RCA s’inscrit dans une manœuvre plus large de la Fédération de Russie, observée dans d’autres États africains, visant à gagner de nouveaux soutiens diplomatiques en Afrique, à étendre son influence militaire dans le monde et à acquérir de nouveaux débouchés économiques.
Le retrait militaire total annoncé par la France devrait favoriser un peu plus le renforcement de l’influence d’acteurs russes, étatiques et privés, dans le pays. La France demeure toutefois présente en RCA au travers des militaires et du personnel français déployés dans le cadre des deux missions de l’Union européenne dans le pays : la mission de formation EUTM RCA et la mission civile de conseil EUAM RCA. Des casques bleus français participent aussi à la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA).
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Charlotte Rousseau est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur les enjeux de développement des économies africaines.