On prête à Paul Valéry ces quelques mots : « Une époque intéressante est toujours une époque énigmatique, qui ne promet guère de repos, de prospérité, de continuité, de sécurité ». Ils auraient été prononcés devant un groupe de lycéens, en 1930.
À cet égard, l’époque de la polycrise est assurément une époque aussi intéressante que terrifiante.
Tout au long de notre étude, nous nous sommes efforcés d’en dissiper la dimension énigmatique et d’en proposer la lecture la plus lucide possible. Car si le terme avait été déjà utilisé, expliqué et mobilisé, aucune démarche n’avait été entreprise pour disséquer la polycrise avec un tel souci pour l’étendue du phénomène et pour la complexité de ses composantes. Pour comprendre l’effet de cette potion, il fallait en décomposer toutes les réactions chimiques.
Dans une démarche exigeante et originale, fondée sur l’exploration de quatre crises systémiques et leurs rétroactions, la contribution d’une trentaine d’experts et l’implication de dix co-auteurs, nous avons tenté de répondre à ce qui nous apparaissait comme un vide conceptuel périlleux face à une réalité douloureuse.
Cette ambition prospective n’est, par essence, jamais achevée : il demeurera toujours des angles à explorer, des analyses à affiner. Pour autant, nous pensons avoir ici produit un état des lieux qui nous invite, sinon nous oblige, à envisager l’étape suivante.
Nous croyons que la radicalité et la précision du diagnostic constituent un indispensable début, un fil premier à tirer, pour trouver le remède.
Quel remède, alors ?
Nous avons assez pointé dans ces pages la folie que représentent le réflexe court-termiste et la pensée monolithique pour éviter l’écueil des « dix mesures phares » à adopter sans plus tarder.
Pour autant, nous nourrissons l’espoir que ces travaux soient utiles à notre pays comme à notre Europe, à nos concitoyens comme à nos gouvernants.
Car comprendre la polycrise, c’est s’armer face aux ruptures qui nous traversent. C’est nous trouver moins démunis face à la marche de l’Histoire qui presse le pas et nous couple le souffle.
Nos travaux ne prescrivent donc pas une trajectoire précise mais proposent des points de repères pour retrouver une direction claire.
Pour combattre la polycrise. Pour détourner nos yeux du regard glaçant de cette Méduse. Pour délier l’étreinte de ce constrictor qui brise notre courage et brime l’action.
Pour naviguer à travers l’épais brouillard de la guerre, saturé par les gaz de l’anthropocène, gonflé par les échappements de nos failles économiques, et plein des miasmes de la défiance politique, il nous fallait une boussole.
Ses points cardinaux sont clairs. Il s’agit de se libérer de la tyrannie de la sidération géopolitique par l’action pour l’autonomie stratégique. Il convient de gouverner avec les limites planétaires et de renouer avec l’art du récit démocratique. Il nous faut donc pleinement réinvestir l’économie de la souveraineté et potentialiser la sobriété. Et surtout, il nous revient de régénérer l’éthique politique à partir de l’obligation intergénérationnelle.
Nous n’irons pas plus loin pour l’heure car nos travaux ne visaient aucune approche programmatique per se mais cherchaient à ouvrir une réflexion pratique qui s’impose comme une préalable tranchant : quel mode d’exercice du pouvoir, quel type de leadership, doit-on inventer et cultiver pour être à la hauteur de notre temps ?
Nous ouvrons ici trois pistes de réponses qui dessinent le tempérament, mieux, l’ethos des dirigeants qui sauront traverser la polycrise : le rapport au temps, le rapport à la parole, le rapport à la technique.
Premièrement, le rapport au temps doit être renouvelé, pour renouer avec une pensée planificatrice qui autorise plutôt qu’elle stérilise.
L’ordination spontanée des parties n’est pas une option face à un tout détraqué par la polycrise : citoyens et dirigeants de demain doivent donc ordonner et impulser une action dont le temps est la matière première, et non plus une simple contrainte. Il ne s’agit donc pas de pouvoir prévoir l’imprévisible, mais de bâtir des plans qui intègrent l’incertitude comme une donnée avec un objectif élémentaire : poursuivre l’action sans se trouver soumis aux circonstances extérieures qui paralysent, déroutent ou font rebrousser chemin.
Nous avons vu en France assez de volte-face radicales au cours de dernières années, par exemple en matière énergétique, pour comprendre l’importance de s’engager dans des politiques de long terme intégrant les rythmes, les interdépendances, les effets systémiques.
Nous appelons donc les citoyens à choisir des dirigeants qui agissent architectes et non en bricoleurs, qui assument des décisions qui structureront l’avenir sur des années, qui s’émancipent de l’obsession du coup d’après.
Parce que cela suppose de se libérer de l’opinion immédiate et de la dopamine de la popularité facile, cela reconfigure aussi le rapport à l’expression.
Deuxièmement, le rapport à la parole politique doit être régénéré pour renouer avec la volonté de convaincre du nécessaire, au lieu de se contenter de formuler une offre supposée rencontrer une demande réelle ou fantasmée.
Dans un débat public où le vide narratif est omniprésent, l’avenir du leadership passe par la restauration de la capacité à dire, à faire comprendre, à faire accepter.
Nous n’avons pas vu de tel mouvement depuis bien longtemps. Comment s’y prendre ? Certainement pas dans l’idée d’un énième contenu, de l’ouverture d’un énième canal numérique qui favoriserait le sentiment de proximité entre le peuple et ses célébrités politiques.
Non, s’adresser différemment aux citoyens suppose de penser le message et le média, le contenu et le contenant dans une même démarche. Une pensée qui s’exprime naturellement dans la grammaire multimédia de notre temps, sans tomber dans ses travers avilissants.
L’enjeu est de renouer avec une parole politique qui informe l’opinion, c’est-à-dire qui lui donne une structure, et lui livre à la fois une réalité tangible, compréhensible, non-négociable.
Pour autant, cette voie à inventer ne fera pas fi des moyens de communication immenses à notre disposition. Au contraire : il n’y a pas de leadership politique possible à l’avenir qui ne comprenne l’intrication entre l’histoire politique et sa toile de fond technologique.
Troisièmement, le rapport à la technique doit être repensé pour que l’acte de gouverner soit fondé sur une conscience historique augmentée, assumant le continuum entre les rapports de force technologiques et politiques.
Alors que la démocratie moderne est née de la révolution industrielle, notre époque voit émerger une forme nouvelle de pouvoir façonné par l’abondance de données, la puissance des réseaux qui fragmentent la conscience collective, et la capacité encore inconcevable de l'intelligence artificielle qui renouvelle tout ce que nous savons de la création de valeur.
Si la thermodynamique a été le creuset économique de la démocratie libérale, l’ère de l'algorithmique a produit une nouvelle matrice politique qui prépare l’instauration d’une démocratie illibérale.
Le leader conscient sait lire cette mutation et la vérité intangible dans laquelle elle s’inscrit : ce sont les révolutions technologiques qui précèdent les révolutions politiques et non l’inverse, tant elles fondent les rapports de force et façonnent les imaginaires.
L’ethos politique se refonde dans un rapport au temps, rapport à la parole, rapport à la technique en phase avec l’époque.
Alors que la polycrise nous projette brutalement et immédiatement dans une ère nouvelle, nos repères s'estompent tous les uns après les autres. C’est l’occasion d’esquisser ce tout nouvel ethos du gouvernant et du gouverné, précurseur anthropologique d’une nouvelle démocratie.
C’est le moment de forger un ethos à la hauteur du kairos.
Voilà donc les trois qualités que nous devons cultiver pour nous-mêmes et rechercher chez celles et ceux qui aspirent à nous gouverner : la lucidité stratégique, la parole performative et la préhension scientifique.
Car nous ne croyons pas à la fable selon laquelle les hommes et les femmes seraient interchangeables comme si seuls comptaient le programme ou le projet. Nous n’adhérons pas à cette vision de gestionnaire pour qui une direction serait la somme de pas qui se succèdent les uns après les autres.
Au fond, nous pensons intimement qu’en politique, l’ethos précède le logos. Tout le comme le kairos redéfinit l’ethos.
Nous affirmons que face à la polycrise, la fabrique politique ne peut se fonder ni sur la recherche d’une figure providentielle, ni sur la négociation besogneuse d’une liste de mesures techniques. Nous croyons que lr potentiel de gouverner existe en tant que capacité des hommes et des femmes à façonner l’avenir en faisant adhérer au chemin qu’ils proposent.
Précisons d’emblée qu’un tel leadership ne peut émerger que s’il est réellement plébiscité par tous et sincèrement encouragé par chacun. Ainsi, chaque membre du corps démocratique est appelé à cultiver cet ethos autant qu’il peut : c’est la condition nécessaire pour qu’émergent celles et ceux qui, par délégation, sont choisis pour répondre à la polycrise.
Les temps plus faciles qui précèdent ce tournant historique ont offert l’occasion aux citoyens de se constituer en clientèles plus ou moins conscientes, qui n’admettent la légitimité du pouvoir qu’à l’aune de ce qu’il leur offre. Ces citoyens-consommateurs ne sauraient permettre à la démocratie de prospérer car ils sont dissociés de l’exigence historique qui prévaut sur les gouvernés, et donc se coupent eux-mêmes du corps politique.
En revanche, si l’on retrouve dans chaque foyer, dans chaque entreprise, dans chaque école ou hôpital les qualités qui nous permettront de traverser ce changement d’époque, alors nous avons une chance d’attraper le kairos.
Cette direction exige courage, lucidité, humilité, inventivité. Nos pratiques habituelles et nos institutions traditionnelles sont épuisés par les assauts frénétiques d’une polycrise qui prend chaque jour un nouveau visage, toujours plus moqueur de notre incapacité à faire face.
Notre volonté est donc ici d’établir une grille de lecture pour reconnaître celles et ceux capables de nous aider à traverser la polycrise, parmi ceux qui nous entourent comme ceux qui nous surplombent.
Cela commencera par refonder les formes mêmes de la décision, par inventer des institutions nouvelles pour faire des choix collectifs plus lucides, plus robustes et plus durables.
C’est à cette hauteur que se joue la véritable issue de la bascule historique que nous vivons : dans l’affirmation d’un nouvel art de gouverner, issu de la rencontre entre une époque et ceux qui auront su la comprendre assez profondément pour la transformer.
Alors que notre pays, et donc notre Europe, est en proie à des tourments intérieurs qui nous projettent tous dans un profond état de sidération tant ils sont en décalage avec les enjeux de la polycrise, notre étude sert donc à rappeler l’essentiel.
Entre deux tweets insensés et communiqués de presse impensables, s'amoncellent sous nos yeux les gravats de l’époque, provoqués par l’éboulement du système international, le dépassement des limites planétaires, l’effondrement de notre modèle socio-économique et le renversement de nos institutions politiques.
Mais nous ne nous contenterons pas de constater. Parce qu’un think tank n’est pas un cercle de poètes qui prosent et glosent sur la chute de Rome en s’amusant des frasques de Néron. C’est une forge où la relève affûte des armes nouvelles.
Nous avons toujours cherché à être force de proposition : une force inlassablement au service des générations futures.
Depuis qu’en 2011 notre think tank a créé, autour du G20 et du G7, les groupes d’engagement qui permettent à la jeunesse d’avoir une voix diplomatique, nous nous battons pour que l’avenir ne soit jamais condamné par le présent. Pour que le futur soit désirable à partir d’ici et maintenant.
C’est tout l’enjeu de cette bascule historique. Avec un présent si sombre, le futur lui-même semble empli de désespoir. Parce que la brutalisation du monde provoque l’effroi. Parce que l’accélération de l’anthropocène étouffe l’air du temps. Parce que le décrochage de notre économie, la plus prospère du monde, signe un retournement dans l’Histoire du progrès. Parce qu’in fine, il apparaît au plus grand nombre que la crise politique que nous vivons paraît s’expliquer par un renoncement des gouvernants à offrir un futur meilleur aux gouvernés.
Nous ne cédons en rien à cette fatalité et appelons nos concitoyens, et ceux qui se prévalent de leurs votes, à régénérer la promesse de l’aube en renouant avec l’espoir. Si citoyens et dirigeants doivent repenser leur rapport au temps, à la parole et à la technique, c’est aussi qu’ils doivent repenser leur rapport à l’avenir : jouer sur les peurs aujourd’hui pour gagner une élection demain, c’est l’assurance de condamner les citoyens et les institutions à une défaite certaine après-demain. Repenser un rapport fécond à l’espérance est indispensable.
Et pour notre part, nous y prendrons toute notre part dès le prochain G7 sous présidence française : pour la troisième fois consécutive, nous aurons à organiser le sommet Y7, ce groupe d’engagement par lequel les moins de 30 ans adressent leurs alertes et propositions aux chefs d’Etat et de gouvernement du G7.
Une fois de plus, nous préparerons une jeunesse parfaitement consciente de ce dont le temps est gros à effectuer la maïeutique intergénérationnelle qui doit opérer entre le Y7 et le G7. Avec un thème radical pour le Y7, à la hauteur de cette époque effroyablement énigmatique : combattre la polycrise.
L’Institut Open Diplomacy, fondé en 2010 par Thomas Friang, est un think tank reconnu pour ses travaux d’intérêt général. En 2025, face à l’accumulation de crises géopolitiques, écologiques, économiques et politiques qui s’aggravent mutuellement, il s’est donné pour mission de « comprendre et combattre la polycrise ».
Pour mener à bien cette mission, l’Institut a constitué un groupe de prospective. Les 10 co-auteurs du rapport ont engagé la réflexion en consultant plus de 30 experts de haut niveau afin d’analyser ces quatre grandes systémiques et leurs rétroactions, pour comprendre la bascule historique qu’opère la polycrise.
Cette étude, intégralement accessible via ces pages, est présentée au Sénat le 31 octobre 2025. Elle marque ainsi le 15e anniversaire de l’Institut Open Diplomacy et pose les bases du prochain sommet du Y7. Organisé sous présidence française du G7, il aura pour thème « combattre la polycrise ».