Dans un premier billet : « Retour vers le présent : les crises oubliées », je faisais part de mon souhait et de l’intérêt de revenir sur des crises à travers le monde dont nous n’entendons plus parler ou trop peu. Ces crises sont bien souvent chassées de notre quotidien médiatique par de nouvelles crises à aborder sans pourtant avoir trouvé une issue favorable aux précédentes, disparues dans le flot des informations en continu. À défaut d’exhaustivité, j’ai restreint cette série de décryptages à un certain nombre de situations dont les problématiques en matière de protection des droits humains trouvent écho jusqu’au coin de notre rue, ici, en France. Pour ce deuxième billet nous aborderons la pauvreté aux États-Unis, avant de traverser à nouveau l’Atlantique pour en constater l’étendue en France.
Pauvreté et droits humains, une relation interdépendante
Ces dernières décennies, les inégalités ont augmenté de manière considérable à travers le monde. Autrement dit, les riches sont devenus plus riches et les pauvres sont devenus plus pauvres, y compris au sein des pays développés. La pandémie de la Covid-19 n’a fait qu’exacerber cette tendance, plongeant près de 150 millions d’individus dans l’extrême pauvreté. Or, cette pauvreté a des effets néfastes sur l’effectivité des droits humains.
Dès 1989, la Commission des droits de l’Homme des Nations unies a examiné « l’extrême pauvreté en tant que source majeure de privation, qui nuit à l’exercice de tous les droits de l’homme » (A/HRC/7/15). En septembre 2000, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la Déclaration du Millénaire (A/RES/55/2) dont découlent les Objectifs du Millénaire pour le Développement. La réduction de l’extrême pauvreté et de la faim constitue le premier de ces huit Objectifs parmi l’accès à l’éducation primaire pour tous, l’égalité des sexes, la réduction de la mortalité infantile, l’amélioration de la santé maternelle, la lutte contre les maladies, la préservation de l’environnement et la mise en place d’un partenariat mondial pour le développement. Dans cette même perspective d’intensifier la mobilisation internationale, en 2007, l’Assemblée générale a inauguré la deuxième décennie des Nations unies pour l’élimination de la pauvreté (2008-2017) (A/RES/62/205).
Parmi les traités onusiens de protection des droits humains, c’est le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels qui a pour but de libérer les individus de la misère. En effet, en ratifiant ce Pacte, les États s’engagent notamment à assurer à leur population un droit au travail assorti d’un revenu décent et de congés, un droit de se former ou de s’affilier à des syndicats, à la sécurité sociale, une protection et une assistance accordées à la famille, à un niveau de vie suffisant - ce qui comprend le droit fondamental qu’a toute personne d’être à l’abri de la faim, le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible, à l’éducation, de participer à la vie culturelle et de bénéficier des progrès scientifiques. Sur les 193 États reconnus par l’ONU, pas moins de 171 ont ratifié ce Pacte. Parmi les pays développés se trouvent un réfractaire, les États-Unis d’Amérique, qui refusent encore et toujours de garantir des droits sociaux à leur population, leur préférant la garantie de libertés individuelles, en dépit de la paupérisation croissante.
Si la pauvreté progresse de manière considérable au sein de la population américaine, cette tendance se fait jour également en France, dans des proportions différentes mais non moins honteuses. Constatée par les Nations unies, confirmée par des institutions nationales, relayée par la presse et vécue par des millions de personnes, la pauvreté ronge le piédestal des États développés des deux côtés de l’Atlantique.
In Poverty We Trust
Les États-Unis n’ont pas ratifié le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, ce qui n’a pas empêché les Nations unies d’évaluer la réalité de la pauvreté américaine. Du 1er au 15 décembre 2017, le Rapporteur spécial sur les droits de l’Homme et l’extrême pauvreté, Philip Alston, a effectué une mission aux États-Unis afin de déterminer si les politiques et programmes mis en place par le Gouvernement pour lutter contre l’extrême pauvreté étaient conformes à ses obligations en matière de droits humains. Dans son rapport (A/HRC/38/33/Add.1), Philip Alston fait état de l’immense contraste entre l’opulence de la première puissance mondiale et les 63 millions de pauvres qui survivent en son sein. Parmi ces derniers, 18,5 millions d’individus se trouvent dans une situation d’extrême pauvreté, et 5,3 millions vivent dans des conditions similaires à celles vécues par les populations en situation d’extrême pauvreté dans les pays en voie de développement.
Les États-Unis sont les meilleurs, même dans le pire de la pauvreté ! Ce rapport nous apprend que la première puissance mondiale enregistre le plus haut taux de pauvreté des jeunes et le plus haut taux de mortalité infantile parmi les pays de l’OCDE, l’espérance de vie la plus courte parmi les démocraties développées, le plus haut taux d’inégalité entre les salaires des pauvres et des riches parmi les pays occidentaux, le plus haut taux d'incarcération du monde, le plus haut taux d’obésité et le plus bas taux de mobilité sociale intergénérationnelle parmi les pays développés.
Dans un pays qui considère que les droits humains doivent protéger les individus de l’immixtion de l’État, l’intervention de ce dernier, y compris pour assurer un niveau de subsistance minimum à sa population, apparaît comme un danger. Qu’en est-il dans un État-providence comme la France ?
Force est de constater que les Français ne sont pas épargnés par la pauvreté. Tout comme aux États-Unis, la pandémie de la Covid-19 a eu des effets dévastateurs mais n’a fait qu’exacerber une situation déjà fermement ancrée. Si le régime général de la sécurité sociale a pu freiner cette constante jusqu’à présent, les conséquences des réformes réalisées et en cours laissent les Français dans l’expectative.
Cette pauvreté galopante s’accompagne de la violation d’un certain nombre de dispositions des conventions internationales de protection des droits humains. En 2016, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies reprochait au Pays des droits de l’Homme nombre de manquements. L’absence d’une protection adéquate pour les jeunes et les chômeurs de longue durée, privés d’un certain nombre de prestations sociales, d’une véritable lutte contre la stigmatisation des bénéficiaires de prestations sociales, l’exclusion de nombreuses personnes en situation de précarité des mécanismes d’aide en raison du critère obligatoire de domiciliation, l’incidence disproportionnée de la pauvreté parmi certains groupes défavorisés et marginalisés comme au sein des départements et régions et collectivités d'outre-mer, l’insuffisance des moyens mobilisés pour mettre en oeuvre le droit à un logement suffisant, ou encore le faible taux de réussite scolaire parmi les personnes issues de groupes socialement et économiquement défavorisés. Dispositifs administratifs, sociaux, politiques publiques de lutte contre la pauvreté et d’inclusion sociale, politiques de la ville, l’attention nécessaire est pluridimensionnelle et de longue haleine.
Un an plus tard, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme indiquait que la situation n’était guère en train de s’améliorer, bien au contraire. Ainsi, en 2017, à la suite des recommandations du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, la Commission constatait « un durcissement de la précarité pour les groupes défavorisés et marginalisés visés par le Comité. Par ailleurs, les inégalités sociales vont en augmentant. Ces disparités importantes sont d’autant plus nocives que ces personnes en situation de vulnérabilité se trouvent alors au croisement de plusieurs discriminations qui ne se contentent pas de s’accumuler mais s’aggravent mutuellement ». La même année, la Commission pointait déjà la situation dramatique des territoires ultramarins dont les taux de pauvreté variaient entre 48,6 % en Martinique et 61,3 % en Guyane, tandis que la moyenne française s'élevait à 14,7 %.
La pauvreté ne meurt jamais
En 2020, le bilan ne s’est guère amélioré. Le 11 février, The Guardian révélait qu’en dépit de l’excellente santé des bourses américaines et d’un taux de chômage au plus bas, les États-Unis comptaient 140 millions de pauvres, soit plus d’un tiers de leur population. Près de 700 Américains décèdent des causes de la pauvreté… chaque jour ! Face à cette situation catastrophique, la pandémie de la Covid-19 n’a fait qu’abattre l’épée de Damoclès qui planait déjà sur eux. Elle a ainsi mis toujours plus en lumière un problème structurel, lié à la constitution même du tissu social américain : si le virus touche principalement les populations en situation de pauvreté, la pauvreté touche principalement les minorités.
Face à ce problème structurel, les solutions se font attendre pour des millions d’Américains, en matière de mobilité sociale, de couverture santé et d’accès aux soins, d’égalité des chances ou de réduction des inégalités. Si les promesses sont nombreuses, nul doute que les décisions de Joe Biden seront attendues, après quatre années de présidence de Donald Trump, après des manifestations contre les violences policières qui ont embrasé (de nouveau) une bonne partie du pays à la suite de la mort de George Floyd en juin 2020, tout en cherchant à protéger les Américains et redresser le pays face à la pandémie. Dans une Amérique profondément divisée entre Républicains et Démocrates, avec une très courte majorité au Sénat, face à des années d’opposition à l’Obamacare, la marge de manœuvre de Joe Biden risque d’être étroite. Car face à des Républicains pour certains viscéralement attachés à la protection des libertés individuelles, l’aile gauche montante des Démocrates n’entendra certainement pas capituler dans la lutte contre les inégalités et contre l’exploitation des classes sociales dominées et exploitées.
En France, le 16 octobre 2020, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme s’alarmait à nouveau : 8,9 millions de personnes sont pauvres et vivent avec moins de 1 041 euros par mois. Parmi ces dernières, 2,2 millions sont en situation d’extrême pauvreté et vivent avec moins de 694 euros par mois. Outre les problèmes financiers, la pauvreté en France s’accompagne de problèmes d’accès à un logement décent, à la justice, à un travail, à l’éducation et aux soins. Ce ne sont pas que des comptes en banque qui sont vides, ce sont des droits qui sont violés.
Abolir la pauvreté
Comme le résume le sociologue Denis Colombi : « Tout ça, c’est politique ». La réduction, réelle, de la pauvreté au cours de ces dernières décennies, voire siècles, à travers le monde, ne peut se résumer à une externalité positive du modèle économique en vigueur. Elle résulte davantage d’une évolution progressive de droits accordés pour - ou pris par - les individus. Les États, et en particulier les pays développés, ne peuvent se résoudre à attendre que toutes les conditions économiques soient favorables : ils ont déjà les ressources nécessaires pour endiguer la pauvreté, et la responsabilité de protéger chacun de leurs citoyens. Il s’agit donc d’une question politique, et non pas de conjoncture économique ou budgétaire.
En ces temps de profonde crise sociale, il peut être bon de rappeller l’intervention d’Ambroize Croizat, Ministre du Travail et initiateur du régime général de la sécurité sociale, devant l’Assemblée nationale constituante le 8 août 1946 : « [c]’est ainsi seulement, en libérant les travailleurs de l’obsession permanente de la misère, qu’on permettra à tous les hommes et à toutes les femmes de développer pleinement leurs possibilités, leur personnalité ». Et de conclure que « l’unité de la sécurité sociale s’affirme sur le plan social. Il s’agit toujours, en effet, d’apporter des moyens d’existence à des familles manquant de ressources, de sauvegarder le capital humain du pays par la prévention de la maladie et de l’invalidité, de permettre à tous les individus de développer au maximum leurs moyens propres ».
Assurer des conditions de vie décentes aux individus n’est pas un idéal à atteindre, il est le seuil minimal d’existence à réaliser pour tous les êtres humains.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Gaëtan Ferrara est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et est spécialisé en théorie des Relations Internationales et en droits humains.