À l’époque de la Guerre froide, l’Union soviétique constituait un vecteur de cohésion entre les alliés nord-américains et européens. L’immense machine militaire soviétique, disposée aux portes de l’Europe occidentale, constituait une menace suffisante pour légitimer l’existence et le rôle de l’Alliance. L’OTAN avait un but, elle était faite pour contrer l’URSS. Aujourd’hui, impossible de ne pas avoir à l’esprit les contradictions internes de l’Alliance quand on évoque les déclarations du Président français sur la « mort cérébrale de l’OTAN », sur les questions des dépenses militaires des pays membres ou sur les derniers agissements de la Turquie face à la Grèce en Méditerranée orientale. La prise de conscience du facteur chinois, serait-elle donc un nouveau moyen de cohésion entre les membres de l’Alliance et particulièrement entre les membres européens ? Certains commentateurs pensent que l’essor de la Chine pourrait renforcer le lien, Robert Kaplan évoque « qu’ironiquement, la vitalité de l’OTAN elle-même pourrait être ravivée par une Guerre froide dans le Pacifique ». D’autres comme Stephen Walt voient l’émergence d’une responsabilité européenne en matière de défense permettant aux États-Unis de procéder à un rééquilibrage de leurs forces vers l’Asie-Pacifique. Cependant, il faut noter que la Chine n’assigne pas le même degré de menace entre les États-Unis et les membres européens de l’OTAN. Dans son livre blanc, Pékin défend le dialogue bilatéral avec les pays de l’UE visant un « partenariat sino-européen pour la paix, le développement et la civilisation ». Aussi, outre les contradictions sino-américaines, l’Europe peut apparaître comme une présence apaisante et adopte généralement une attitude plus équilibrée quand les États-Unis s’animent un peu trop avec la Chine. Néanmoins, l’UE a-t-elle les moyens de jouer ce rôle de modérateur.
Un peu plus à l’est, le déplacement progressif du compas stratégique européen ?
La perception du défi chinois commence à évoluer entre les membres européens de l’OTAN. Même si l’Europe possède moins de leviers et d’intérêts stratégiques en Asie, un conflit, par exemple, en mer de Chine méridionale aurait des effets directs sur toute l’économie européenne. Le trafic maritime ainsi que la vie quotidienne des citoyens. Le Royaume-Uni semble également vouloir jouer un plus grand rôle en Asie-Pacifique, comme le montre le récent déploiement du porte-avions HMS Queen Elizabeth et l’établissement de l’alliance AUKUS.
Pareillement, sur le volet économique, l’influence commerciale de Pékin est croissante. En déployant ses opportunités commerciales et son marché en Europe, la Chine espère pouvoir découpler les États-Unis de ses partenaires européens en proposant une alternative. Pour les États européens, la Chine est vue comme un marché sophistiqué, un partenaire économique fondamental et un investisseur opulent. Dans ce sens, ils s’efforcent de maintenir de bonnes relations avec Pékin. À l’inverse, les États-Unis perçoivent la Chine comme une menace autant sur le plan sécuritaire qu’économique. Ainsi, le développement des relations sino-européennes à moyen terme risque de d’amener la Chine à remplacer les États-Unis comme premier partenaire économique des États européens. Enfin, le facteur russe reste largement présent dans la mentalité collective de l’Alliance, c’est ce qu’explique May-Britt Stumbaum, chercheuse à l'Université libre de Berlin et experte des relations entre l’UE et la Chine : « L'Europe ne partage pas et ne partagera probablement jamais la perspective de puissance dure des États-Unis sur l'Asie-Pacifique. Le rééquilibrage des États-Unis vers l'Asie-Pacifique a été stimulé par des considérations militaires stratégiques et n'est considéré que de manière secondaire dans une perspective économique. Pour les Européens, et en particulier l'Allemagne, la région Asie-Pacifique et les relations avec la Chine sont façonnées par la « tyrannie de la distance », la Russie se situant entre les deux, consommant la plus grande partie de la pensée stratégique et des ressources que l'Allemagne et l'Europe entretiennent ».
Néanmoins, même si la Chine commence peu à peu à mobiliser les réflexions de l’OTAN, le public européen reste bien plus inquiet des questions adjacentes à l’Europe. La Russie, la Méditerranée orientale, la Libye ou encore les conséquences du Brexit mobilisent bien plus les ressources de la composante européenne de l’Alliance que la question de la Chine. Le défi posé par la Russie est bien plus présent et immédiat que le défi chinois, particulièrement au sein des membres baltes et est-européens de l’Alliance (Estonie, Lettonie, Lituanie et Pologne). Pour ces États, l’objectif historique de l’OTAN perdure, au regard des actions de la Russie en Estonie (2007), en Géorgie (2008) et en Ukraine (2014), et légitime toujours l’utilité de l’OTAN.
Toutefois, pour ces États, le défi chinois pourrait être une contrepartie. L’idée générale serait un soutien explicite des alliés d’Europe orientale, si la cette politique chinoise de l’OTAN évolue vers une posture bien plus affirmée, en échange du maintien de la dissuasion américaine face à la Russie.
« Une maison en plusieurs demeures » : la Chine, révélatrice des divisions européennes
Dans ses mots au sommet de Londres, Jens Stoltenberg affirmait que « la Chine n’est pas un ennemi, mais elle change la perception de l’ordre global par les leaders de l’OTAN ». Cependant, comme nous l’avons vu, la perception de la Chine par les membres de l’OTAN est assez disparate, et Pékin utilise ces divergences internes avec l’objectif d’isoler les membres de l’Alliance entre eux. Cela passe tout d’abord par une pénétration économique et technologique du marché européen. L'intégration actuelle de la technologie chinoise dans les infrastructures nationales critiques des télécommunications des alliés de l'OTAN, l'investissement des entreprises chinoises dans l'industrie de haute technologie et les start-ups des pays membres de l'OTAN, sont particulièrement préoccupantes pour les États-Unis. Le débat autour du déploiement de la 5G par Huawei en Europe illustre bien ces inquiétudes existantes autour du risque de voir les membres européens de l’OTAN vulnérables à l’espionnage et aux cyberattaques chinoises lancées par l’intermédiaire du réseau des infrastructures nationales. Les investissements de Pékin dans des infrastructures clés des membres européens et de l’OTAN sont encore d’autres facteurs d'appréhension. L’Italie, le Portugal et la Grèce, avec le port du Pirée, sont l’objet d’investissements chinois dans leurs réseaux énergétiques, portuaires et logistiques ce qui pourrait ralentir une action coordonnée entre les pays européens en cas de crises. Enfin, sur le plan de l’armement, la Serbie a été le premier État européen – au sens géographique du terme – à acheter six drones de combat chinois CH-92A. L’armée serbe sera donc la première en Europe à utiliser des systèmes de combat chinois.
La Chine s’efforce également de cultiver des liens politiques et économiques avec les États d’Europe centrale et orientale à travers le cadre de coopération du 17+1 (Coopération réunissant l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, l’Estonie, la Grèce, la Hongrie, la Lettonie, la Macédoine du Nord, le Monténégro, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie, la Serbie, la Slovaquie et la Slovénie). Ces efforts sont considérés, à Bruxelles et à Washington, comme une manière d’alimenter davantage la fragmentation au sein de l’Europe. De plus, au-delà de ces 17 États, quatre États européens et figures majeures de l’Alliance – Allemagne, France, Italie et Royaume-Uni – sont la cible de près de 70 % du total des investissements directs à l’étranger (IDE) chinois en Europe. Ces investissements chinois en Europe ont été soulignés par Jens Stoltenberg en décembre 2019 : « nous devons mettre sur table des propositions visant à maintenir l'avance technologique de l'OTAN, à développer des principes et des normes communs pour les nouvelles technologies, et à renforcer la coopération entre les alliés dans des domaines tels que la recherche et le développement conjoints ». En ce sens, il pointait le déficit européen en matière d’uniformisation du contrôle des investissements, notamment dans les technologies sensibles, qui reste une compétence des États membres au niveau national. En reprenant les éléments cités auparavant, la puissance commerciale et économique chinoise pourrait avoir raison de l’Alliance. En cas de confrontation sino-américaine, le risque est de voir les États européens rester dans la passivité ou la neutralité.
Pour les Européens, la Chine n’est généralement pas considérée comme une menace militaire directe. L’UE et ses États membres n’ont pas d’intérêts immédiats en matière de sécurité dans la région Asie-Pacifique et les Européens n’ont pas suivi les États-Unis dans leur pivot (ou rééquilibrage) vers l’Asie annoncée par l’administration Obama en octobre 2011. L’Europe reste encore concernée par son voisinage proche, à savoir le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et la Russie. En définitive, la menace commune essentielle pour la cohésion de l’Alliance, comme pendant la Guerre froide, est largement absente de la vision internationale de l’Union, elle inquiète moins les Européens qui voient d’abord la Chine comme un partenaire commercial. De plus, les Européens craignent d’être pris dans un piège stratégique avec les États-Unis par un conflit avec la Chine pour les intérêts vitaux américains. Concrètement, quelles conséquences pour l’Europe si les États-Unis déclenchaient l’article 5 du Traité de l'Atlantique nord en cas de conflit avec la Chine ? Les gouvernements européens seraient confrontés à une décision déchirante : s’impliquer directement dans le conflit, avec tous les risques que cela comporte, ou rester neutre et causer des dommages peut-être irréparables à l’Alliance atlantique.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Ronan Corcoran, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur les problématiques de l'Arctique et de l'Europe du Nord.