Pour des impératifs économiques, sociaux ou environnementaux, certains pays à l’instar de l’Indonésie ou de la Birmanie décident de déplacer leur capitale pour se développer et impulser une nouvelle dynamique nationale. Pour le premier, cette réforme est une réponse à la montée des eaux qui menace Jakarta. L’Égypte, quant à elle, ambitionne d’ériger une nouvelle capitale : un projet titanesque.
C’est le plus grand chantier du continent africain, situé à environ 35 kilomètres à l’est du Caire. Il a été présenté dans une station balnéaire, Sharm Al Sheikh, à l’occasion de la conférence sur le développement économique en Égypte - CDEE en 2015, par le chef de l'État actuel, Abdel Fattah Al-Sissi. Établir une nouvelle capitale administrative est loin d’être une idée nouvelle. A l'époque contemporaine, il faut remonter à Anouar Al Sadate, troisième président égyptien, après l’ère nassériste : « Sadate City en 1976 et Future City dans les années 90 devaient [...] jouer le rôle de capitales administratives mais n’ont été que partiellement construites ». La nouvelle capitale administrative, exemple de développement urbain ou prochain éléphant blanc ?
Les ambitions démesurées de la future capitale
Sept fois plus grande que la capitale française avec une superficie de 700 kilomètres carrés pour accueillir 6 millions d’habitants, et 40 milliards d’euros : la nouvelle capitale administrative sera le siège des nouveaux palais présidentiel, ministères, ambassades et parlement géant - 1 000 députés au sein de l'hémicycle.
Outre le déplacement des institutions politiques, les infrastructures diverses se multiplient sur le chantier en plein désert : un aéroport, une vingtaine de quartiers résidentiels, un stade olympique, un parc d’attraction, de nombreuses écoles et universités, des hôpitaux, un quartier d’affaires, un parc dédié à l’innovation, les nombreux espaces verts de la « Rivière Verte »... L’ultra-sécurisation et la multiplication des moyens de surveillance, l'e-gouvernance, la gestion intelligente des ressources et des transports, etc. : le projet de nouvelle capitale se veut à la pointe de la technologie. En parallèle, de nombreuses institutions dédiées à la culture et 1 200 lieux de cultes seront construits. La mosquée Al-Fattah al-Alim et la nouvelle Cathédrale de la Nativité du Caire ont été inaugurées en janvier 2019. Si le gouvernement égyptien envisageait de terminer la première phase du chantier en 2020, le chantier a pris du retard, dans un climat d’opacité.
Trois ambitions socio-économiques : désengorger, rééquilibrer et développer - La première ambition socio-économique de ce projet est de désengorger la ville du Caire : en 2018, l'aire urbaine comptait plus de 24 millions d’habitants. La majorité des Egyptiens habite le long de la bande fertile du Nil qui fournit environ 97 % des besoins en eau de la population et est fondamentale pour les activités agricoles. La concentration de la population autour de ce fleuve n’est pas un phénomène nouveau et date au moins de l’Ancien Empire, trois millénaires avant J-C. La mondialisation et l’exode rural ont accéléré cette tendance et le Caire, surpeuplée et asphyxiée par la pollution, est aujourd’hui l’une des métropoles les plus importantes d’Afrique et du Moyen-Orient. C'est ainsi une forme de plan de la DATAR à l’égyptienne.
En outre, ce projet ambitieux s'inscrit dans les rêves égyptiens de développement économique. Le gouvernement souhaite constituer un nouveau pôle politique, administratif et économique, moteur de l'économie égyptienne.
Enfin, dans un pays où le poids de l’armée est prépondérant, les grands chantiers sont à l’initiative de cette dernière, à l’image de l’agrandissement du canal de Suez en 2015, mis en échec par le ralentissement du commerce mondial accentuée par la pandémie du coronavirus. Affermir dans le paysage économique national - notamment dans le tourisme, l’immobilier de luxe, l’industrie pharmaceutique - le rôle déjà hégémonique de cette institution ancrée au sein de l’appareil d’État est un objectif poursuivi par cette dernière et ses représentants au plus haut niveau de l’Etat.
Deux ambitions géopolitiques - Déplacer la capitale à 35 kilomètres à l'est du Caire permet aux autorités politiques de se rapprocher d'un passage maritime à l'importance stratégique et géopolitique majeure : le canal de Suez, source de revenus considérables grâce au commerce international. Ce dernier fait le lien entre l’Asie, le Golfe d’Aden, l’Afrique du Nord et l’Europe avec la mer Méditerranée.
Se rapprocher du Sinaï peut également permettre de mieux sécuriser ce dernier : éloignée de l’actuelle capitale, la région est très exposée au terrorisme - un attentat en 2017, à l’ouest d’Al-Arich, dans une mosquée au nord de la région, a fait 184 morts. Cependant, la démilitarisation de la région depuis les accords de Camp David de 1978 et son instabilité chronique permettent de relativiser la pertinence de ce rapprochement dans le cas du Sinaï.
Deux ambitions symboliques : Smart City et city branding - A travers ce projet pharaonique, le gouvernement égyptien entend développer une stratégie de puissance, ou d’apparence de puissance. Cette nouvelle capitale présentée comme une ville futuriste, respectueuse de l'environnement et intelligente, une Smart City à l’égyptienne, s'inscrit dans le cadre de la mondialisation et de ses dynamiques de métropolisation.
Le projet vise donc à montrer au monde que l'Egypte possède les attributs de développement des grandes puissances, et a vocation à bénéficier des flux privilégiés qui définissent les échanges entre les villes-monde pour intégrer l’archipel mégalopolitain mondial. Devenir une véritable puissance émergente, une vitrine de la modernité : des ambitions que le gouvernement souhaite concrétiser. City branding ou marketing urbain : cette stratégie met l’accent sur les villes à l’échelle internationale pour attirer les investisseurs.
Une ambition politique : un compound étatique éloigné des troubles sociaux potentiels - Cette ambition n’est pas affichée ouvertement par le gouvernement : construire une base politique éloigné de l'actuelle capitale où se concentre une grande partie de la population égyptienne, pour s’éloigner des manifestations et troubles sociaux chroniques. L’ambition est de protéger le régime de toute tentative de renversement, ou de protestations de grande ampleur. Au Caire, la place Tahrir, lieu mythique du Printemps arabe et d’expression des revendications, est ainsi très proche des institutions politiques actuelles.
De l’ambition à la réalité : une myriade d’obstacles pour une ville nouvelle
Une ville réservée aux ménages aisés ? Les loyers seront très élevés dans la nouvelle capitale. Par conséquent, les Egyptiens des classes modestes et moyennes ne pourront pas s’y loger, ni avoir accès aux hôtels ou resorts.
Projets architecturaux revus, investissements colossaux et promoteurs immobiliers découragés - Certains bâtiments prévus devaient présenter de nombreuses similitudes avec l'architecture dubaïote, afin de faire de la nouvelle capitale un « New Dubaï ». Mais ils ressemblent plus à ceux construits depuis de nombreuses années au Caire, loin de l’image initiale, à l’image d’un mouvement présent au Caire depuis de nombreuses années. Cela marque un réel écart avec le papier. En outre, les investissements nécessaires à la réalisation du projet sont colossaux : 45 milliards d’euros. Tandis que le financement et de rémunération des investisseurs est assis sur un système de Ponzi, synonyme de défauts de paiement ébréchant la crédibilité du projet. « La planification de la « nouvelle capitale » est [quant à elle] passée des mains des Émiratis d’Emaar Properties, déjà très présents sur le marché égyptien, à celles des Chinois ChinaState Construction Engineering Corporation, avant de repasser dans celles du consortium égyptien 5 + UDC ». Les obstacles dans la réalisation du projet sont nombreux.
Le risque reste donc grand de ne pas voir le projet mené à son terme. De nombreuses villes ont été partiellement construites, certaines qualifiées de « villes fantômes », tandis que les réussites urbaines sont rares dans le pays comme Dix-de-Ramadan, générateur d’un important bassin d’emplois dans l’industrie à l’est du Caire.
L’aspect symbolique aurait pris le pas sur l’utilité publique : ce projet serait en réalité un éléphant blanc, un énième projet gouvernemental qui ne répond pas aux priorités du pays - la pauvreté croissante, les freins au développement du secteur privé, le népotisme, le capitalisme de connivence, etc. C’est autant d’énergie et de fonds qui sont détournés des problèmes structurels majeurs de l’Egypte. La nouvelle ville relève donc davantage d’un projet symbolique que d’une utilité publique réelle. Il servirait à accentuer la personnalisation du pouvoir, l'aura personnelle du président. D’où le surnom de « Sissi City » donné par ses détracteurs.