La crise du multilatéralisme est un lieu commun de l'actualité internationale. La paralysie des institutions onusiennes est pourtant mal à propos alors que la pandémie de la COVID-19 continue d'immobiliser une partie du monde. Ce n'est pas la première occasion manquée pour l'organisation de Turtle Bay. L'Assemblée générale et le Conseil de sécurité furent amplement critiquées pour leur impassibilité durant à la Guerre Froide ou face à l'intervention américaine en Irak en 2003.
Toutefois, l'impossible concertation et l'auto-censure des années récentes interrogent : l'impasse dans laquelle se trouve l'Onu est-elle symptomatique d'une méthode anachronique et d'institutions dysfonctionnelles ? Doit-on compter les jours du multilatéralisme ?
Des institutions critiquées
La force de l'organisation née à la suite de la Seconde Guerre mondiale a été sa flexibilité dans un monde qui a vu nombre de changements depuis les années 1980, notamment économiquement. Les réformes néolibérales menées par Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont, selon Bernard Miyet, ancien secrétaire général adjoint de l'Onu délégué aux opérations de maintien de la paix, vidé certains des organes majeurs de leur substance. Des enceintes comme la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) se firent plus discrètes, au profit de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international.
Les rapports de puissance au cœur de l'organisation ont également évolué. La diplomatie des 50 membres initiaux ne saurait se rapporter à celle que pratiquent les 193 membres actuels. Les divisions Nord-Sud et Est-Ouest du temps de la Guerre Froide sont remplacées par les exigences des BRICS et d'autres puissances émergentes. Certaines s'affirment aujourd'hui. La Russie a réémergé politiquement depuis l'annexion de la Crimée, et sa participation au conflit syrien est restée sans conséquences au regard du droit international. La Chine, encore très discrète il y a quelques années, affirme maintenant sa position au sein des enceintes multilatérales. Elle est par exemple, depuis le 1er août 2021, à la tête de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. En outre, ses prises de positions au sein du Conseil de sécurité sont notées avec grande attention par les chancelleries occidentales. Le mandat de Donald Trump fut l'occasion pour ces nouveaux acteurs de remettre en question l'universalité des principes de la Charte des Nations unies. Un pénible camouflet pour une organisation souvent critiquée pour son manque de représentativité.
Malgré les blâmes de toutes parts, les réformes évoquées depuis près de 30 ans font hélas figure de chimères. Alors que les décisions de l’Assemblée générale n’attirent plus les regards comme naguère, le déficit de représentativité du Conseil semble toutefois être un problème insoluble. Les rivalités régionales pour l'obtention d'un siège permanent au sein du Conseil de sécurité empêchent la progression des négociations. Bien que la France soutienne l'accession du G4 (Allemagne, Brésil, Inde, Japon) et de deux pays africains pour aboutir à une meilleure représentation du continent à l'instance suprême de maintien de la paix, ses homologues y semblent moins disposés. Ces débats sont donc à l'image d'une organisation qui, si elle reste respectée, n'en est pas moins la victime de son principe universel.
Une méthode résiliente
L'Onu moderne n'est néanmoins pas à l'image de toute la coopération multilatérale. S'arrêter à ses échecs serait faire fi de toutes ses réussites passées ou récentes. Les organisations thématiques, telles que l'Union Internationale des Télécommunications (UIT) ou le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR), sont des lieux où les débats sont vifs et les décisions récurrentes. Le prix Nobel de la paix accordé au Programme Alimentaire Mondial (PAM) pour son action est probablement le meilleur exemple de cette résilience. Par ailleurs, c'est quand elle semblait fragilisée que l'Onu a pourtant su montrer toute sa pertinence. Comme le rappelle Bernard Miyet, alors qu'à la suite de la chute du mur de Berlin, les opérations de maintien de la paix paraissaient désuètes, elles ont pourtant démontré leur nécessité en Sierra Leone ou au Timor Oriental. À leur apogée, ces forces rassemblaient jusqu'à 120 000 Hommes. Preuve s'il en est de la force de soutien que peut apporter l'organisation.
De surcroît, l'Onu n'a pas le monopole du multilatéralisme. D'autres organisations régionales, comme l'Union européenne ou l'Union africaine, prouvent que l'approfondissement fonctionnel est toujours envisageable. Des enceintes comme le G7 ou le G20 prouvent que la discussion est possible, malgré le risque encouru d’un retour à la diplomatie de club. Aucune de celles-ci ne considère se substituer à l'Onu, mais toutes se proposent de devenir un partenaire dans la mission sécuritaire qui est la sienne. La vigueur de ces communautés régionales rappelle que, si les attaques contre le multilatéralisme viennent de grands pays, ceux-ci restent minoritaires en nombre. Les institutions sont fragilisées, mais la méthode multilatérale fait toujours consensus.
Enfin, cette démarche d'échange séduit également de nouveaux acteurs, jusqu’à récemment exclus du cercle des discussions. La grande évolution des années 1990 et 2000 fut l'inclusion des entreprises ou de la société civile là où seuls les États avaient voix au chapitre. Comme le rappelle Alain Le Roy, ancien Secrétaire général adjoint de l'Onu délégué aux opérations de maintien de la paix, près de 350 entreprises ont répondu à l'appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace. La société civile s'est emparée de l'accord de Paris pour le climat, afin de rappeler les gouvernements à leurs obligations de réduction des émissions de CO2. Des initiatives comme Make our planet great again, lancée par le président Emmanuel Macron en 2017, permettent une inclusion plus large de la communauté scientifique aux débats climatiques. De plus, les élus locaux prennent également leurs responsabilités dans cette démarche. L'association R20, fondée par Arnold Schwarzenegger, promeut l'action environnementale à l'échelle régionale. Ce même but est poursuivi par le C40 Cities, rassemblant 100 des plus grandes villes du monde. La volonté de coopération multilatérale, ralentie à l'échelle étatique, est toujours vivace et perpétuée par de nombreux partenaires.
Vers un redémarrage de la coopération interétatique ?
Le redémarrage de la coopération interétatique est un défi, considérant la défiance actuelle entre les grandes puissances. Le Conseil de sécurité est dépendant des accords et des dynamiques politiques entre les pays qui le composent. L'organe a attesté de son efficacité lorsque les tensions entre ses membres sont mises de côté, comme ce fut le cas en réponse à l'invasion irakienne du Koweït. Le changement d'administration américaine devrait huiler les rouages d'une mécanique éprouvée par son ancien président. Les observateurs s’accordent à dire que la rhétorique America First restera. Cependant, Joe Biden, qui a réintégré son pays dans l'OMS et les Accords de Paris, marque sa volonté de renouer avec un engagement aux valeurs multilatérales. Une bouffée d'oxygène dont se félicitait Antonio Guterres, Secrétaire-général des Nations Unies. Celui-ci aurait conditionné son deuxième mandat à la tête de l'Organisation à une victoire démocrate.
Plus qu'une simple approche des relations internationales, le multilatéralisme est devenu un étendard, porté par les nations désirant qu'il reste la norme. L'Alliance pour le Multilatéralisme, étrennée par les ministères français et allemands des affaires étrangères, unit aujourd'hui 67 pays. Leur point commun est d'être associé pour valoriser des objectifs communs, ainsi que les valeurs promues par la Charte des Nations Unies. En outre, cette diplomatie de coalitions permet d’éviter la négociation au moins-disant, avec un consensus comme plus petit dénominateur commun. Seuls les plus volontaires se rassemblent pour coopérer quand les organisations internationales en sont incapables.
À l’heure où de nouvelles menaces environnementales, sociales ou économiques apparaissent ou se multiplient, et en dépit des critiques qui lui sont adressées, le multilatéralisme n’a jamais été aussi nécessaire. Alors que la vaccination s'accélère dans tous les pays du globe, l'échec d'une réponse coordonnée face à l'épidémie souligne les défauts actuels de la coopération. Les livraisons des précieuses doses sont rythmées par les investissements étatiques, loin du bien public mondial qui avait pu être imaginé. En outre, les exactions conduites par la Chine au Xinjiang ou à Hong Kong remettent la question des droits humains au centre du débat.
Que l'on parle des institutions ou de la méthode, le multilatéralisme n'est pas mort. Il importe toutefois qu'il soit rénové pour conserver sa pertinence. En somme, l'appel d'Alain Le Roy, à s'asseoir « autour de la table pour améliorer, renforcer, ou rénover les règles s'il le faut » n'aura jamais été aussi opportun.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Hippolyte Cailleteau est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille principalement sur la géopolitique de la Chine, ainsi que sur les questions multilatérales.