Cette année, le Forum de l’OCDE s’est concentré sur la réduction des clivages au cœur de la mondialisation. Le Secrétaire général de l'Organisation, Angel Gurria, ne veut « laisser personne sur le côté », même s’il déplore une croissance molle en 2017, qui ne devrait pas dépasser les 3 % au niveau mondial[1] . Malgré les difficultés économiques, comment réussir à combattre les inégalités ?
Place aux Femmes
Dans les années 1970, 30 % des femmes américaines étaient diplômées en économie. Depuis, le taux se détériore. Elinor Ostrom[2], théoricienne des biens communs, est la première et seule femme à avoir obtenu le « prix Nobel d'économie » en 2009. Il paraîtrait qu’une femme ne postule pas à un emploi si elle n’a pas 100 % des compétences requises alors qu’un homme se lancerait dès 50 %[3]. Seulement 20 % des parlementaires à travers le monde sont des femmes[4]. Le Forum de l’OCDE a été l'occasion de donner la parole aux représentantes d’une bonne moitié de l’humanité, en interrogeant leur place au sein de l’espace public et dans le monde du travail.
Chiara Corazza[5],directrice du Women’s Forum, plateforme d’expression pour les femmes sur les sujets économiques et sociétaux, souhaite que d’avantage de jeunes femmes s’investissent en politique. Avec Christine Lagarde, qui lui a remis la Légion d’honneur en 2009 à Bercy alors qu'elle était Ministre de l’Économie, elle administre le Arab International Women’s Forum : « je travaille avec beaucoup de femmes tunisiennes, il faut les pousser à aller dans la politique. Collectivement, les femmes peuvent changer les valeurs de leur pays, et ainsi leur sort individuel ».
Même après dix-huit ans de carrière, Chiara Corazza fait toujours le même constat déplorable : « C’est plus difficile pour les femmes de penser qu’elles peuvent y arriver ». Pour montrer qu’il faut s’accrocher, elle raconte une anecdote : « Une fois, à Tokyo, je devais négocier un accord pour Paris avec un ambassadeur japonais connu, Yoichi Suzuki. Le soir, nous étions six à diner et j’étais la seule femme. L’ambassadeur s’adresse à chacun des convives sur des questions politiques, et quand vient mon tour, l’interprète me dit « Avez-vous pu visiter le zoo ? Il y a un bébé panda là-bas ». J’ai voulu pleurer, je me suis sentie humiliée. Mais j’ai tenu, et j’ai demandé quel était le nom du panda. On m’a répondu « Tonton ». Ce à quoi j’ai répondu : « Saviez-vous que c’était le surnom du président français Mitterrand » ? Alors, l’ambassadeur a ri. Le lendemain, j’étais devenu une star. Tout le monde me demandait comment j’avais éveillé l’intérêt de l’ambassadeur. »
Encore aujourd’hui, à des postes de responsabilité, les femmes trop souvent ne sont pas prises au sérieux. Pour Silvana Koch-Mehrin, femme politique allemande libéral-démocrate (FDP) et ancienne vice-présidente ALDE (centre) du Parlement européen, il est temps que cela cesse : « 80 % des question posées à une femme à un haut poste tournent autour de sa coiffure, ses bijoux, son mari, ses enfants… Quand on me les pose, je promet d’y répondre si on pose les mêmes à mes collègues masculins. On sera égaux quand autant de femmes incompétentes que d’hommes travailleront en politique. C’est un milieu où l’on doit être dur, et ça me plaît. J’ai pu arrêter de fumer, mais jamais je ne pourrais arrêter la politique ».
Au-delà du constat, c'est autour des solutions que les discussions portent dans le débat public, comme la mise en place de quotas. Carsten Kissmeyer, membre du parti libéral danois Venstre (gauche) et ancien maire de la ville d’Ikast, considère qu’il serait contre-productif d’en instaurer : « Il faut changer le système de l’intérieur. Les femmes doivent prendre la décision d’être candidates d’elles-mêmes ». Mais ce n'est pas toujours aussi simple souligne Marie Kiviniemi, ancienne Première ministre de Finlande, pour qui les quotas peuvent être bénéfiques : « avec eux, les entreprises pensent l’avenir avec les hommes et les femmes à des hauts postes de responsabilité »[6]. Conclusion : le monde a non seulement besoin de leaders féminins, mais aussi de trouver cela commun.
Intégrer les jeunes : le défi du numérique
La transition vers un monde plus moderne permet dans une certaine mesure de pallier certaines inégalités. Pour Tatiana Landysheva, Vice-présidente de l’ONG AIESEC (Association internationale des étudiants en sciences économiques et commerciales), intégrer les jeunes dans le monde du travail est primordial pour moderniser l’entreprise : « les jeunes ne sont pas fainéants, ils veulent agir. Ils sont flexibles et ils apportent naturellement avec eux la transition technologique d’une entreprise ».
Conférence Meet the Author The Econocracy, Forum de l'OCDE 2017.
Mais encore faut-il les mobiliser. Eva Kaili, députée européenne issue du parti social-démocrate grec (PASOK), rappelle que les jeunes ne votent pas, même quand leur avenir est en jeu, comme le référendum sur le Brexit au Royaume-Uni en juin 2016 l'a rappelé[7] : « nous devons améliorer le système de vote, et faire voter les jeunes grâce à des applications digitales. En Estonie, le vote en ligne a déjà été mis en place ».
La confiance des jeunes dans les institutions démocratiques est primordiale pour un système plus juste à l’avenir. Selon Vincent Hendricks, professeur de philosophie, on ne peut pas construire de démocratie sans confiance : « L’un des plus grands défis du XXIe siècle est la désinformation sur internet. C’est une menace contre les gouvernements et un outil stratégique pour le populisme. Les militants reprennent une information non selon sa véracité mais si elle va dans le sens de leurs idées ».
Maîtrisée, la technologie peut-elle aussi contribuer à recréer de la confiance ? Partisane d’une démocratie digitale, Eva Kaili le pense : « Les citoyens croient plus les blockchains[8] que leurs banques. Internet donne du pouvoir aux citoyens, ils peuvent s’y exprimer et nous faire prendre de meilleures décisions. Internet n’a pas de frontières. Une démocratie décentralisée est possible grâce aux nouvelles technologies ».
Toutefois, la « République numérique » n’en est qu’à ses prémices. Virgile Deville, entrepreneur Civitech, rappelle l’exemple de la loi Lemaire, promulguée le 7 octobre 2016[9]. La consultation en ligne menée en amont n’avait mobilisé que 20 000 internautes, invités à contribuer au processus d'élaboration du projet de loi. C’est un faible chiffre pour la France et ses plus de 66 millions de citoyens. Virgile Deville affirme tout de même qu’on ne doit pas abandonner l’idée d’une « démocratie liquide ». En référence à la société liquide théorisée par Zygmunt Bauman en 1998, l’idée qu’on se fait d’un monde post-moderne où l’unique référence n’est plus la collectivité mais l’individu qui consomme. Dès lors, le citoyen connecté deviendrait la référence du modèle politique à venir. Sera-t-il plus équitable ?
Favoriser la justice économique
Selon le directeur du Climate Change Foundation AVINA (un centre qui relie les entreprises s’intéressant aux questions environnementales entre elles), Ramiro Fernandez : « quand on demande aux gens s’il y a plus de pauvres aujourd’hui qu’il y à 25 ans, 50 % répondent oui alors que c’est faux ». Le capitalisme a effectivement été producteur de richesse, mais aussi d’importantes dérives, générant un sentiment de déclin et une volonté de repli sur soi d'une partie des populations. Le référendum sur le Brexit en Grande-Bretagne en juin 2016 en est un exemple majeur.
Pour un monde plus juste, il faut repenser les règles de son économie. Par exemple, intégrer les migrants au marché du travail est une préoccupation majeure de l’OCDE, notamment à la suite de la crise des réfugiés et dans un contexte de repli des pays européens[10]. Thomas Liebig, spécialiste des questions de migration au sein de l’OCDE, atteste que c’est une opportunité, bien qu’elle créer des peurs : « On ne doit pas oublier les personnes qu’on laisse derrière. Il est important de montrer que nous régulons l’immigration, mais aussi que nous devons intégrer les migrants par la coordination des pays et la création de nouvelles institutions ».
Conférence sur le revenu universel, Forum de l'OCDE 2017.
Cette année, la philosophie des infrastructures internationales s’ancre dans des mesures d’ouverture. Mais comment multiplier les portes d’entrées d’un libéralisme à une voie ? Sur le thème « Le Péril de laisser l’économie aux experts », Zach Ward-Perkins, co-auteur du manifeste étudiant The Econocracy [11], invite à critiquer la ligne libérale conformiste enseignée dans les écoles, et à comprendre le monde réel. D'autant que ce monde réel est un monde économique, ce que Diane Coyle, économiste et enseignante à Harvard, rappelle avec justesse : « tout le monde dans la rue prend des décisions économiques tous les jours, alors qu’ils disent ne rien connaître à l’économie ». C'est un paradoxe majeur : l’économie comme discipline théorique prendrait trop de place en Angleterre selon Zach Ward-Perkins (à l’instar de l’Histoire, discipline dominante de la culture française), alors que les économistes ne s’adressent pas assez au grand public, ne vulgarisent pas suffisamment leurs débats. L’économie devient une technique, et la politique s’en distingue. C'est le manque de communication qui entraîne des crises, telles que le Brexit. Un tel phénomène s’avère dangereux pour la démocratie et la qualité du débat public, à l’ère où les nationalismes sont exacerbés.
Repenser le rôle des économistes constitue une étape importante pour le développement de la justice sociale. Le revenu universel constitue une réponse potentielle à la mode. Popularisé aux États-Unis par le candidat à la primaire démocrate américaine en 2016 Bernie Sanders et en France par Benoit Hamon, candidat socialiste à l'élection présidentielle d'avril et mai dernier, sa mise en œuvre a également été défendue par le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg dans un discours à Harvard en mai dernier[12]. William Spriggs, économiste et « Assistant Secretary for Policy » au département américain du Travail sous l’administration Obama, revendique les bienfaits du revenu universel : « Dans les pays de l’OCDE, les travailleurs prennent trop de risque pour leurs revenus. Contre la montée du fascisme et des Trump, il faut le revenu universel »[13]. Pourtant, aux États-Unis comme dans de nombreux pays, le concept suscite des craintes, quant à la baisse par exemple de l’effort de travail des enfants à l’école[14].
William Spriggs rappelle avec humour que dans un monde qui change, le libéralisme ne sera bientôt plus monnaie courante : « les robots sont inquiétants, car ils ne veulent pas acheter de voiture »[15]. Avec les mutations des sociétés et de l'économie, beaucoup de métiers vont disparaître, et d'autres vont émerger. Kenneth Scheve, professeur en science politique à l'université de Stanford et favorable à la taxation des plus riches, affirme que le revenu universel a l’avantage de diminuer la logique bureaucratique et de responsabiliser les gens. Dès lors, il génère de nouveaux revenus. Guy Standing, économiste auteur du best-seller Le Précariat. Les dangers d’une nouvelle classe[16] et fondateur du Basic Income Earth Network, un organisme qui promeut le revenu de base, rapporte des expériences concrètes : « En Afrique et en Inde, pendant deux ans, le revenu universel a été versé à 6 000 personnes. En conséquence, il y a eu plus d’égalité, d’activité, et de santé. La valeur du revenu universel surpasse celle de l’argent »[17].
Connecté aux enjeux de la modernité et de l’actualité internationale, le Forum de l’OCDE est l'occasion de témoigner d’une préoccupation réelle pour une mondialisation plus juste. Discuter les inégalités avec des idées qui montent en popularité dans l’espace public est vecteur d’espoir pour véritablement inclure les minorités du monde de l’entreprise. Toutefois, à l’avenir cela sera-t-il suivi d’actions suffisantes ?
[1] GURRIA Angel, « L’économie mondiale est prise au piège d’une croissance molle qui nécessitera de recourir de manière plus large et mieux coordonnée aux politiques budgétaires, monétaires et structurelles », Libération, 1er juin 2016, http://www.liberation.fr/futurs/2016/06/01/angel-gurria-l-economie-mondiale-est-prise-au-piege-d-une-croissance-molle-qui-necessitera-de-recour_1456686 , consulté le 9 juin 2017.
[2] RODIER Anne, « Elinor Ostrom, Nobel 2009 d’Economie, théoricienne des ‘’biens communs’’ », Le Monde, 19 juin 2012, http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2012/06/19/elinor-ostrom-nobel-2009-d-economie-theoricienne-des-biens-communs_1721235_3382.html, consulté le 9 juin 2017.
[3] CUMIN Monique, « En finir avec les inégalités hommes/femmes au travail : 7 pistes concrètes », S’épanouir au travail, 27 février 2017, https://sepanouir-au-travail.com/2017/02/27/en-finir-avec-les-inegalites-hommesfemmes-au-travail-7-pistes-concretes/, consulté le 9 juin 2017.
[4] « La représentation des femmes dans les parlements mondiaux », Observatoire des Inégalités, 20 juin 2010, http://www.inegalites.fr/spip.php?page=article&id_article=681, consulté le 9 juin 2017.
[5] N’KAOUA Laurance, « Chiara Corazza, femme du monde », Les Echos, 8 mars 2017, https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/0211853133081-chiara-corazza-femme-du-monde-2070594.php, consulté le 9 juin 2017.
[6] BARWICK Thomas, « Faut-il des quotas en faveur des Femmes? », Capital, 2 juin 2017, http://www.capital.fr/polemik/faut-il-des-quotas-en-faveur-des-femmes-1223425 , consulté le 9 juin 2017.
[7] COURBET Claire, « Le Remain, premier choix des jeunes, vraiment? », Libération, 29 juin 2016, http://www.liberation.fr/desintox/2016/06/29/le-remain-premier-choix-des-jeunes-vraiment_1462866, consulté le 9 juin 2017.
[8] « Qu’est-ce que la blockchain? », Blockchain France, 2017 https://blockchainfrance.net/decouvrir-la-blockchain/c-est-quoi-la-blockchain/, consulté le 9 juin 2017.
[9] « Loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique », vie-publique.fr, 10 octobre 2016, http://www.vie-publique.fr/actualite/panorama/texte-discussion/projet-loi-pour-republique-numerique.html, consulté le 9 juin 2017.
[10] HIAULT Richard, « L’Europe doit vite s’atteler à mieux intégrer ses migrants », Les Echos, 23 mars 2017, https://www.lesechos.fr/monde/europe/0211901838594-leurope-doit-vite-satteler-a-mieux-integrer-ses-migrants-2074541.php, consulté le 9 juin 2017.
[11] CHAKRABORTTY Aditya, « The Econocracy review – how three students caused a global crisis in economics », The Guardian, 9 février 2017, https://www.theguardian.com/books/2017/feb/09/the-econocracy-review-joe-earle-cahal-moran-zach-ward-perkins, consulté le 9 juin 2017.
[12] DE VALLIER Lino, « Mark Zuckerberg trouve que le revenu universel est une bonne idée », Capital, 26 mai 2017, http://www.capital.fr/entreprises-marches/mark-zuckerberg-trouve-que-le-revenu-universel-est-une-bonne-idee-1229471, consulté le 9 juin 2017.
[13] DAMGE Mathilde, « Carte : le revenu universel et ses expérimentations dans le monde », Le Monde, Les Décodeurs, 5 juin 2016, http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/06/05/carte-le-revenu-universel-et-ses-experimentations-dans-le-monde_4936892_4355770.html, consulté le 9 juin 2017.
[14] REUGE Guillaume, « Le revenu universel perçu différemment à travers le monde », Libération, 12 janvier 2017, http://www.liberation.fr/planete/2017/01/12/le-revenu-universel-percu-differemment-a-travers-le-monde_1541014, consulté le 9 juin 2017.
[15] WHITWAM Ryan, « Robots are coming for your job – but maybe that’s okay », ExtremeTech, 21 juin 2016, https://www.extremetech.com/extreme/230521-robots-are-coming-for-your-job-but-maybe-thats-okay, consulté le 9 juin 2017.
[16] RODIER Anne, « La quête effrénée de flexibilité n’est pas terminée », Le Monde, 23 février 2017, http://www.lemonde.fr/emploi/article/2017/02/23/la-quete-effrenee-de-flexibilite-n-est-pas-terminee_5084068_1698637.html, consulté le 9 juin 2017.
[17] FERNANDEZ Benjamin, « En Inde, l’expérience revitalise les villages », Le Monde diplomatique, mai 2013, http://www.monde-diplomatique.fr/2013/05/FERNANDEZ/49068, consulté le 9 juin 2017.
Légende de la photo en bandeau : Talk Together Discovery Lab Women in Public Life, Silviana Koch-Mehrin, Mari Kiviniemi, Carsten Kirsmeyer, Chiara Corazza, Forum de l'OCDE 2017.
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