Entretien avec Camille Lons, chercheuse et coordinatrice du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient de l'ECFR. Propos recueillis par Léonard Lifar.
Les faits
Mardi 02 octobre 2018, Jamal Khashoggi, journaliste saoudien exilé aux États-Unis et en Turquie, se rend au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Sans nouvelles depuis, sa fiancée donne l’alerte dans les heures qui suivent et l’hypothèse d’un kidnapping puis d’un assassinat par les services saoudiens se fait de plus en plus probable au fil des révélations de la police turque. Depuis, l’Arabie saoudite traverse une crise diplomatique majeure puisque différents indices accréditent la thèse selon laquelle le prince-héritier, Mohammed Ben Salman dit MBS, serait le commanditaire de cette opération. Sous pression des ONGs et des médias, la communauté internationale est divisée face aux explications de Riyad.
Mohammed Ben Salman, prince héritier d'Arabie saoudite
L.L : Lors de son discours devant les élus de son parti au Parlement, le président Erdogan a choisi de ménager l’Arabie saoudite, malgré l’accumulation d’indices indiquant la responsabilité de proches de Mohammed Ben Salman : dans quel but ?
C.L : Il y a un véritable décalage entre les fuites de la police turque d’un côté – souvent macabres, et incriminant directement les Saoudiens, dont certains proches de MBS – et d’un autre côté le discours officiel d’Erdogan, plus politique. Beaucoup d’observateurs ont été déçus par son discours devant le Parlement qui n’a mentionné MBS à aucun moment.
La Turquie est dans une position ambivalente, tentant de retirer le meilleur bénéfice possible de la situation. Sur le plan diplomatique, elle est plutôt en froid avec l’Arabie saoudite : lutte pour leadership du monde sunnite, soutien aux Frères musulmans et prise de position en faveur du Qatar dans la crise du Golfe. De plus, le rapprochement saoudien avec Israël, bête noire d’Erdogan, et son opposition farouche à l’Iran, opposent les deux puissances sur l’échiquier géopolitique. Néanmoins, malgré tous ces différends, Erdogan garde un certain respect pour le roi Salman, et Ankara a toujours cherché à ménager Riyad, dont l’influence religieuse et la puissance économique au Moyen-Orient restent importantes.
Certaines sources expliquent que les Saoudiens essaient de « monnayer » le silence des Turcs, notamment contre des promesses d’investissements dans une économie turque en pleine difficulté. Khaled al-Faysal, cousin et homme de confiance du roi Salman, a probablement été dépêché à Ankara dans cette optique.
Recep Tayyip Erdoğan, président de la République de Turquie
L.L : Outre-Atlantique, l’embarras se fait sentir à la Maison Blanche alors que les pressions du Congrès et des médias américains se font plus en plus fortes.
C.L : Quasiment chaque jour, de nouvelles preuves apparaissent sur l’implication des Saoudiens dans l’assassinat de Khashoggi. La position de Donald Trump, voulant minimiser voire nier le rôle de l’Arabie saoudite et de MBS dans cette affaire devenait intenable. Notamment avec les prises de position de certains membres du Congrès, dont des Républicains, très critiques à l’égard de l’Arabie saoudite.
Dans une interview donnée récemment au Wall Street Journal, Donald Trump a finalement accepté l’implication saoudienne dans cette affaire, tout en disant vouloir faire confiance à la version de MBS comme quoi il ne serait pas responsable. À ce jour, la seule mesure de rétorsion prise par les Américains est la suspension de visas de 21 ressortissants saoudiens.
Néanmoins, l’Arabie saoudite est un partenaire stratégique des États-Unis dans la région. Cette relation fait que Riyad dispose de différents moyens de pressions sur Washington, et plus largement sur une partie de ses partenaires occidentaux. Avec près de 110 milliards de contrats d’armements avec les États-Unis, l’Arabie saoudite « achète » sa sécurité et sa réputation auprès de la Maison Blanche en soutenant l’industrie de l’armement américaine. De plus, l’Arabie saoudite conserve une capacité d’influence sur les cours du pétrole que les États-Unis craignent vraiment s’ils choisissaient de déstabiliser le marché. De plus, les Américains comptent sur l’Arabie saoudite pour mener leur lutte contre l’Iran et rattacher progressivement les États arabes avec Israël. Malgré les rodomontades de part et d’autre, chacun sait qu’il a besoin de l’autre.
Donald Trump, président des États-Unis, en visite en Arabie saoudite,
avec à sa gauche le roi Salman d'Arabie saoudite
L.L: À la vue de cette situation plus qu’embarrassante pour Riyad, MBS peut-il perdre sa place ?
C.L : C’est la grande question que tout le monde se pose. Néanmoins, je crois qu’il est dans une telle position de force qu’il serait très difficile pour ses adversaires en interne d’essayer de le déloger, de quelque façon que ce soit. Le roi Salman a tellement investi sur son fils depuis le début qu’il paraît improbable qu’il le désavoue publiquement. De plus, même si les habitudes sont plus que bousculées ces dernières années, ce n’est pas la tradition saoudienne de limoger quelqu’un sous la pression.
Le roi doit être en train de chercher à résoudre les choses de manière consensuelle, en y associant le comité des sages de la famille régnante. Surtout, on note depuis quelques temps qu’il prend en compte la grogne au sein de la famille royale, en rééquilibrant les prises de position de MBS sur certains dossiers (conflit israélo-palestinien, introduction de Saudi Aramco…).
Néanmoins, il est très âgé et MBS centralise tous les pouvoirs marginalisant ainsi l’opposition au sein de la famille royale. Toutes les élites, économiques, religieuses ou militaires, sont mises sous sa coupe ou écartées. Selon certaines sources, le prince restreindrait par ailleurs l’accès de certains membres de la famille au roi.
Peut-être que la pression extérieure pourrait jouer un rôle. Mais malgré les preuves qui s’accumulent et qui vont sans doute continuer à tomber, je doute que les États-Unis s’ingèrent au point de demander la tête de MBS et aucun autre pays ne possède plus d’influence sur Riyad.
L.L : Tout le monde semble surpris par le meurtre de Jamal Khasshoggi, mais était-ce quelque chose de si imprévisible ?
Depuis l’accession au pouvoir de MBS, on assiste à un raidissement du régime, avec une répression accrue comme en témoignent les nombreuses arrestations d’opposants. La politique étrangère est également beaucoup plus offensive et agressive ces dernières années (guerre au Yémen, embargo du Qatar, tensions croissantes avec l’Iran). Tout cela dans une absence de réponse côté occidental qui a créé un climat d’impunité.
Néanmoins, si l’affaire Khashoggi semble être la goutte d’eau qui fait déborder le vase, il n’y a aucune raison d’être si surpris par l’attitude de MBS. On parle souvent de MBS comme possédant deux visages : autoritaire et réformateur. En réalité, les deux ne sont pas nécessairement contradictoires dans la mentalité saoudienne. Malgré les réformes sociétales qui ont lieu (autorisation de conduire pour les femmes, développement des divertissements), il n’y a aucun progrès sur le plan de libertés politiques. Au contraire, MBS assume même le fait que le pays a besoin d’un régime autoritaire pour être réformé.
Vue de Riyad, capitale de l'Arabie saoudite
L.L : Comment la communauté internationale peut-elle désormais envisager ses relations avec l’Arabie saoudite ?
C.L : Tout l’enjeu pour les puissances occidentales va être désormais de dissocier leur partenaire saoudien de la figure sulfureuse de MBS. Les différentes chancelleries attendent déjà les décisions du roi Salman, avec sans doute un rééquilibrage institutionnel qui pourra donner l’impression que MBS ne possède pas tous les pouvoirs.
Lors de sa visite au salon Euronaval du Bourget le 23 octobre dernier, le président Macron n’a d’ailleurs pas souhaité répondre à la question d’un journaliste sur un éventuel arrêt des ventes d’armes à l’Arabie saoudite, comme le préconise la chancelière Merkel, en expliquant que cela n’avait rien à voir avec le sujet. Si les Anglais et les Allemands sont plus virulents, je pense que la majorité des États occidentaux vont tâcher de faire la difficile distinction entre MBS et l’Arabie saoudite en expliquant qu’un partenariat entre deux pays dépasse les simples « erreurs de casting ».