Isabelle Durant est Secrétaire générale adjointe de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement - CNUCED. Mme Durant a été Vice-première ministre, ministre des Transports et de la Mobilité de Belgique, membre du Sénat belge, Vice-présidente du Parlement européen, membre du Parlement de la région de Bruxelles-Capitale.
Marie-Sixte Imbert - Commerce équitable, commerce durable… Equité commerciale internationale, que cela signifie-t-il ?
Isabelle Durant - La CNUCED est née dans les années 1960, en 1964, précisément de cette ambition d’assurer l’équité commerciale à l’échelle internationale, bien avant l’Organisation mondiale du Commerce – OMC en 1995. C’est l’époque de la décolonisation et des indépendances, de la mise à l’agenda des enjeux de développement autonome et des débats sur le nouvel ordre économique.
De conférence ponctuelle, la CNUCED est devenue permanente pour défendre la possibilité pour les pays en développement d’entrer de plein pied dans l’économie internationale : la question du commerce doit se mettre au service du développement.
Comment favoriser l’équité commerciale internationale ? Quels outils, reconnus et acceptés par tous, pour fonder cette démarche ?
Pour agir et définir ce qui est équitable et la manière d’y arriver, il faut bien sûr commencer par se donner des critères de mesure. La définition de ces critères économiques liés au PIB et à d’autres caractéristiques objectivables existe au niveau de l’ONU et se traduit par des catégories de pays :
- Les PMA ou Pays les moins avancés, LDCs en anglais ;
- Les LLDCs, Landlocked Developing Countries qui sont les pays les moins avancés et enclavés, sans accès à la mer. On inclue également dans ce groupe les Small Island Developing States, les petits pays insulaires comme les petites îles des Caraïbes ;
- Les pays à revenu intermédiaire ;
- Les pays développés.
Disposer de telles catégories, objectivées à travers un certain nombre de critères, permet de déterminer les avantages ou discriminations positives dont peuvent ou non bénéficier les pays en développement. Un pays peut passer d’une catégorie à une autre, ce qu’on appelle la graduation. S'il passe par exemple du statut de PMA à celui de pays à revenu intermédiaire, il perd des avantages et se retrouve en réalité dans une situation économique plus difficile à court terme. Lors de ses premières réunions, la CNUCED a ainsi mis en place le système généralisé de préférences repris par l’OMC : lorsqu’ils exportent vers les pays développés, les pays les moins développés ont des tarifs plus accessibles, sans négociation ni réciprocité.
Néanmoins, ce système a été construit pour une économie essentiellement de biens, et notamment de biens de base – produits alimentaires, coton, minéraux, etc. Face au développement du commerce des services, à la numérisation de l’économie, au poids croissant des données, le système conserve son sens mais doit être modernisé et adapté.
Il doit l’être également face à l’importance des mesures non-tarifaires prises par les Etats, qui peuvent freiner les exportations et le commerce international. Je suis récemment allée au Pérou, avant la crise de la Covid-19, pour travailler sur les enjeux de bio-trade, le commerce à partir de la biodiversité. L’accès au marché européen des novel food est tellement contraint en termes phytosanitaires qu’il est quasi-impossible d’y accéder, même pour des producteurs très professionnels. Le système généralisé de préférences ne réduit donc pas toutes les barrières commerciales.
Dans quelle mesure la crise de la Covid-19 rebat les cartes en matière d’inégalités et d’équité économique ?
Les inégalités entre pays se sont globalement réduites au cours des 15-20 dernières années, au contraire de celles au sein des pays qui se sont gravement accentuées. La crise de la Covid-19 a exacerbé cette décorrélation : les plus fragiles le sont encore un peu plus.
Face à ce double mouvement d’inégalités, la CNUCED affûte les outils proposés aux Etats membres. Elle a pour mandat de soutenir les pays en développement pour les aider à devenir acteurs de l’économie internationale et à en bénéficier, dans un contexte de mutations majeures liées à la numérisation et au changement climatique qui est devenu une réalité tangible.
Tout le monde parle de l’après-Covid et appelle à une autre relance. Mais je crains que cela ne soit pas automatique et que la pandémie n’incite pas à modifier nos comportements dans la durée. Des sommes colossales ont été dépensées au sein des pays développés pour répondre aux conséquences socio-économiques de la crise. Pour ces derniers comme pour ceux en développement, pour qui le choc a été encore bien plus terrible, le faible coût par exemple des énergies fossiles peut freiner ou ralentir encore la transition écologique pourtant indispensable. L’après-Covid n’est pas gagné, même si dans les discours et même dans les choix opérés, certains tabous de l’économie ultra-libérale sont tombés.
Quelle(s) réponse(s) pouvons-nous malgré tout imaginer ?
La réponse aux inégalités économiques doit s’adapter aux changements en matière d’inégalités. La fracture numérique constitue un nouveau type d’inégalités entre pays et groupes de population, en matière d’éducation, de santé, etc. La numérisation n’est pas un luxe : elle est vitale et très profitable si elle se met au service du développement.
Les moteurs de l’économie numérique sont les données et la plateformisation – la capacité à mettre en réseau un certain nombre de données par rapport à des services ou clients. Soyons bien conscients de l’avance américaine et chinoise : ensemble, l’activité des grosses enterprises numériques chinoises et américaines génère 90 % des gains de l’économie numérique mondiale. Les 10 % restant, ce sont l’UE et l’Europe, l’Afrique, le reste de l’Asie, etc. La fracture est gigantesque, surtout si l’on considère que l’Europe a été un moteur historique de l’industrialisation. Il est donc urgent de créer de la valeur économique numérique en Europe et en Afrique, et non pas seulement de fournir par nos données, du bénéfice et des clients aux grandes plateformes actuelles.
A côté de ces inégalités numériques, les anciennes inégalités s’accentuent tandis que l’aide au développement tend à diminuer. Les fameux 0,7 % du PIB que les pays développés se sont engagés à y consacrer sont très loin d’être atteints, d’autant plus que l’on inclut dans l’aide au développement des enjeux en réalité distincts, comme l’aide aux réfugiés qui relève des conventions de Genève. La crise de la Covid-19 complique encore l’équation. Les contributions à l’organisation de coopération multilatérale qu’est l’ONU sont elles aussi en diminution ou payées avec retard, ce qui place l’ONU face un grave problème de trésorerie.
Ces inégalités, diverses et variées, anciennes et nouvelles, sont terriblement préoccupantes pour le dialogue et la coopération entre nations, pourtant impératifs pour éviter de voir resurgir le souverainisme, le nationalisme économique et donc la loi du plus fort aux niveaux européen comme international.
Face aux nombreuses et diverses remises en cause du multilatéralisme, avons-nous encore besoin des organisations multilatérales ? Que peut-on encore, ou à nouveau, accomplir en leur sein ? Et faut-il dépasser ou réinventer le capitalisme afin d’assurer l’équité économique ?
La CNUCED rassemble en son sein à la fois les Etats donateurs et bénéficiaires. Ceux-ci se retrouvent dans un groupe nommé le G77 : 132 pays dits en développement – dont la Chine – mais dont les degrés de développement et les besoins sont très variables. Ce dialogue n’est pas facile, et souvent polarisé entre le G77 et les autres groupes de pays. Si ceux du G77 n’ont pas que des points communs, voire constituent des sous-groupes en compétition les uns avec les autres, ils défendent le développement en général, y compris dans de nouvelles dynamiques comme le développement Sud-Sud. Le mouvement « Black Lives Matter » mis en avant au moment de l’assassinat de Georges Floyd aux Etats-Unis, a traduit le sentiment identitaire des Africains qui mettent en cause l’attitude néo-colonialiste de la part des pays développés et anciens colonisateurs.
Le capitalisme occidental n’a donc pas toujours servi les pays en voie de développement et la mondialisation n’a pas tenu ses promesses. L’Organisation mondiale du commerce se trouve en grandes difficultés, sans plus aucun accord multilatéral convenable possible. Le cycle de négociations de Doha (2001-2006) n’a jamais été mené à son terme, alors même qu’il devait accorder aux pays en développement des avantages commerciaux importants : la frustration est profonde. Comment négocier à l’OMC des dispositions sur les transactions électroniques, alors que les précédentes négociations ne sont pas mises en œuvre ?
Roberto Azevêdo, directeur général de l'Organisation Mondiale du Commerce - OMC.
Créer une zone de libre-échange au sein de l’Union africaine vise ainsi à faire tomber les barrières internes et générer un grand marché : cela prendra du temps, mais c’est important et pourrait permettre d’intégrer les enjeux environnementaux, numériques, post-Covid. L’UE et d’autres régions du monde pourraient nouer un partenariat – la Chine, entre autres à travers son projet de « nouvelles routes de la soie » est très présente en Afrique, où elle acquière de très importantes infrastructures et accorde des prêts qui représentent un risque d’endettement réel. La définition de ce que pourrait être un nouveau partenariat Union européenne - Afrique est en pleine discussion.
La réduction des inégalités est la clé de voûte de la coopération internationale et multilatérale.
Quel est l’impact de la remise en cause du multilatéralisme par de grandes puissances comme les Etats-Unis ou la Chine sur la recherche de l’équité économique ?
Soyons lucides : le multilatéralisme n’a plus complètement la côte. Certaines grandes puissances s’en désintéressent ou le désavouent. D’autres comme la Chine se glissent dans les interstices pour augmenter leurs zones d’influence – son influence devient majeure, souvent en opposition au géant américain. C’est un véritable pas de deux, entre une stratégie américaine ostentatoire et assertive, et une chinoise plus subtile, faite de détours pour asseoir son influence.
En matière de paix et de sécurité, le volet principal des Nations unies, le Conseil de Sécurité reste un organe important, largement reflet des lendemains de la Seconde Guerre mondiale et non des rapports de force d’aujourd’hui. Les accords y sont difficiles, les pays cherchent d’autres leviers d’influence. De nombreux dialogues bilatéraux s’organisent en parallèle, parfois plus efficaces comme pour l’Iran. Dans d’autres domaines comme en matière commerciale entre les deux grands géants que sont la Chine et les USA, c’est l’escalade.
Dans ce contexte, les nouvelles formes du multilatéralisme sont peut-être celles dont l’on parle le moins : les coopérations en matière de numérique, de propriété intellectuelle, de droits de l’homme, etc. Bilatérales, plurilatérales ou multilatérales, ces coopérations sont concrètes et ponctuelles. Faisons connaître ce qui existe, même si c’est moins spectaculaire, pour re-nourrir la confiance. L’organisation mondiale de la météorologie a mis en place des systèmes d’alerte au tsunami. Les règles de sécurité routière sont standardisées au niveau de l’ONU, des conventions sur la biodiversité sont signées. La CNUCED a par exemple développé depuis 10-15 ans avec quelques ports européens, dont Dublin pour les pays en développement anglophones et Marseille pour les francophones, un réseau de formation des gestionnaires de port. Ce projet est aujourd’hui fragilisé par le rachat de ports par des grandes puissances comme la Chine.
Ce multilatéralisme croisé produit des résultats intéressants, souples et concrets, et peut nourrir des formes plus classiques de multilatéralisme.
Les interactions sont claires entre paix et sécurité, d’une part, bien-être et développement, d’autre part : ces deux multilatéralismes peuvent se nourrir réciproquement, y compris lorsque ce n’est pas spectaculaire. Il reste beaucoup à faire en matière de lutte contre l’évasion fiscale, les paradis fiscaux : la critique est nécessaire autant que la lucidité sur les faiblesses du système multilatéral en ce début de XXIe siècle, mais attention à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
Coopérations concrètes, subsidiarité, pragmatisme… à l’image de la construction européenne finalement ?
Oui, c’est assez vrai. Au Parlement européen, la commission des Affaires étrangères est plus prestigieuse que celle des Transports par exemple : on fait moins la une des médias, mais on construit le marché intérieur. Le député européen Jan-Philip Albrecht a été rapporteur pour le projet de RGPD – Règlement général sur la protection des données : le « forçat du RGPD » a fait un travail remarquable sur la neutralité du net, les données. L’UE a ainsi choisi de protéger de manière stricte les données dans un domaine non réglementé, et donné le ton pour un grand nombre d’autres législations régionales. Nous n’imposons pas, mais la norme s’impose – ce que l’UE fait en matière de droit, elle ne l’a pas fait en matière de technologies numériques.
Le député européen Jan-Philip Albrecht
Le projet de taxe carbone aux frontières de l’UE est plus complexe car il ne s’inscrit pas dans un domaine vierge en matière de régulation et de fiscalité. A contrario, la France a annoncé adopter la taxe GAFA de manière temporaire, en attendant le résultat des négociations au sein de l’OCDE. L’UE ne peut se soustraire au multilatéralisme si elle veut rayonner à travers le monde, y compris d’un point de vue commercial et environnemental : ce n’est pas facile à admettre. Nous nous y sommes confrontés lorsque l’UE a négocié un accord avec l’Ukraine en 2014, contre lequel des sanctions russes ont été mises en place, touchant par exemple les producteurs européens de poires. L’accord commercial avec le Mercosur sera lui aussi difficile à faire ratifier par tous les pays européens en raison notamment du non-respect de l’accord de Paris par certains des pays partenaires.
Nous devons prendre en compte dans nos décisions leur impact sur le reste du monde, comme à l’échelle nationale nous devons assumer ce qui relève des enjeux européens lorsque nous annonçons une décision, inaugurons une infrastructure. C’est indispensable d’expliquer, pour comprendre et asseoir la confiance.
Entre commerce international et production locale, un lien peut-il exister ? Peut-on réconcilier commerce local et commerce international ?
Dans une logique de transition écologique et sociale, nous pouvons bien sûr développer les marchés régionaux pour faciliter les échanges, et relocaliser une partie de l’économie, à travers le développement des circuits courts. Mais n’oublions pas que si nous, Européens, pouvons mettre en œuvre ces mécanismes, c’est parce que nous avons bénéficié de tout le reste avant. Nous ne pouvons pas imposer ces évolutions au reste du monde, et gommer le contexte du commerce international. Le local n’est pas la clé de tout. Mais il est clair que les longues chaînes de valeur, dont les bénéfices sont peu et mal redistribués entre les acteurs économiques et les entreprises qui y contribuent, doivent être raccourcies, plus transparentes et plus régionales.
Comment réorienter l’épargne et l’investissement vers les structures participant à l’équité économique ?
Mobiliser l’épargne, publique comme privée, est un levier majeur dans les pays développés, où elle est relativement élevée. Le problème de la financiarisation est que nous privilégions des rendements immédiats et très, trop élevés ! Il faut accepter un rendement moindre fondé sur une utilisation vertueuse de l’épargne, au sens vert comme social.
Ce mouvement existe, dans les pays en développement depuis des décennies : les tontines par exemple permettent en Afrique de constituer des coopératives, d’investir ensemble. Banques durables, produits durables, etc., se développent dans les pays développés. La question reste toutefois de redéfinir à l’échelle collective le bien public et éviter le greenwashing.
Au-delà, il faut bien sûr lutter contre l’évasion fiscale et l’injustice fiscale. Le confinement à lui seul a fait gagner des sommes considérables à certains acteurs du numérique qui ne sont pas soumis à une fiscalité proportionnée à leurs bénéfices.
Ce n’est certes pas simple. Le Président de la petite île de Sainte-Lucie, en face de la Martinique, a indiqué à la CNUCED l’année dernière combien son destin n’est plus entre ses mains mais entre celles de la communauté internationale en raison du changement climatique. Placée de façon contestable sur la liste des paradis fiscaux par l’UE (puis retirée), l’île a subi un grand préjudice alors même qu’elle n’a guère de possibilités de développement. La question est donc : jusqu’où aller dans l’échange de services, l’optimisation financière, sachant qu’en l’absence de consensus global, chaque pays est potentiellement un paradis fiscal pour un autre, pour tel ou tel produit ou service. Y compris au sein de l’UE.
Ce sont donc deux leviers complexes : mobiliser l’épargne de manière durable, en prenant en compte à la fois le temps et l’espace, et lutter contre l’évasion fiscale dans une logique de long terme.
Grands et petits Etats, organisations internationales, acteurs individuels… Quel rôle pour chacun ?
Le multilatéralisme – comme l’Union européenne – pourrait se nourrir de plus que de la somme des nations. Les expériences qui se vivent dans toutes les grandes villes du monde, en matière de transition écologique et sociale, sont riches et innovantes : le filtre des nations ne doit pas les faire oublier. UN-Habitat y travaille, mais cela reste encore trop faible. Le modèle Climate Action a contribué de manière active au succès de la COP de Paris.
Il faut bien sûr respecter les mandats, les légitimités démocratiques, mais nous pourrions élargir les prises de parole démocratiques, nourrir les coopérations concrètes, opérationnelles. Les villes, qui regroupent 80 % de la population mondiale, sont le lieu de confrontation au réel par excellence en matière de justice sociale, de climat, de migrants… Dispositifs participatifs, délibératifs, à l’échelle des villes notamment : ce sont des outils intéressants pour nourrir la démocratie participative, la revitaliser.