Les effets de la pandémie de la Covid-19 sont plus prononcés pour les femmes que les hommes : elle a d’ailleurs engendré le néologisme « she-cession » au sein de la sphère anglophone. Que ce soit parce que leurs emplois sont plus précaires et plus concentrés dans les secteurs liés au contact humain (tourisme, commerce, etc.), ou parce que les familles se tournent davantage vers elles pour les soins qui ne peuvent plus être fournis hors du foyer, les femmes subissent depuis le printemps 2020 une dégradation plus importante de leur situation économique que les hommes. Et sans parler des effets sur leur santé.
La reprise que l’on commence à voir poindre après le début en décembre 2020 de la distribution d’un vaccin à l’échelle mondiale représente l’occasion de mettre en place des politiques en faveur des femmes, afin qu’elles puissent reprendre le terrain perdu et, peut-être, compenser une partie de l’écart qui existait avant la pandémie. La reprise pourrait ainsi représenter une avancée importante en matière d’égalité entre les femmes et les hommes. Une des voies possibles pour atteindre cet objectif repose sur l’abolition des systèmes fiscaux fondés sur la famille ou le ménage, plutôt que sur l’individu. Depuis les années 1970, une majorité de pays développés à travers le monde a d’ores et déjà adopté cette revendication de longue date du mouvement féministe, mais de grands joueurs traînent toujours les pieds, notamment la France, l’Allemagne ou les États-Unis. Le fait que les États-Unis, d’ordinaire promoteurs de réformes à caractère libéral (comme peut être conçue l’individualisation de la fiscalité), fasse partie des pays réfractaires à une telle évolution peut contribuer à expliquer la lenteur de cette dernière.
Fiscalité du ménage
vs. fiscalité individuelle, un enjeu juridique de reconnaissance du conjoint
Le mouvement féministe réclame ce changement depuis longtemps, parce que la fiscalité fondée sur le ménage tend à invisibiliser les femmes et leur contribution à ce dernier ainsi qu’à la société. Les données fiscales figurent parmi les meilleures sources de données sur la distribution de la richesse, comme l’illustrent les travaux maintenant célèbres de Thomas Piketty. Or les autorités fiscales ne voient que ce qu’elles codifient : dans les pays à fiscalité familiale, on ne connaît pas précisément la distribution des revenus au sein des ménages, en particulier au sein des couples à revenus élevés. Si le contrat social s’articule autour du lien entre droit à la participation démocratique et devoir de contribuer aux projets collectifs, une partie non négligeable des citoyens voit cette relation altérée par la présence d’un intermédiaire.
Les questions de l’existence face à l’État, liées à la fiscalité familiale, concernent également la reconnaissance différenciée des unions autres que les mariages ou celle des mariages entre conjoints de même sexe. Ainsi plusieurs États en viennent à de facto invisibiliser les conjoints, soit en refusant de reconnaître leur existence distincte, soit en refusant de reconnaître qu’ils ne sont pas des personnes seules.
Le système fiscal, puissant frein ou incitateur à l’intégration sur le marché du travail
Au-delà des considérations de droit, la fiscalité familiale constitue également une barrière à la participation économique des femmes. Quand l’unité d’imposition est le ménage, les taux d’imposition de ses membres s’égalisent l’un par rapport à l’autre. Les membres à revenu élevé voient leur taux d’imposition diminuer, tandis que ceux dont les revenus sont plus faibles font face à un taux plus élevé que s’ils avaient vécu seuls. Dans la grande majorité des cas, ce second effet est ressenti par les femmes. En outre, les hommes sont généralement insensibles (ou beaucoup moins sensibles) au taux d’imposition des revenus du travail. En raison de la force des stéréotypes quant à leur rôle dans l’économie comme au sein du ménage, la baisse souvent constatée de leur taux d’imposition dans le cadre du ménage ne génère pas pour eux d’effet incitatif.
La fiscalité du ménage codifie ainsi en retour les rôles de pourvoyeur principal et de source de revenu d’appoint que l’on associe encore, malheureusement, respectivement aux hommes et aux femmes. Alors que face à la pandémie, de nombreuses femmes tendent à se détacher du marché du travail pour assurer les soins aux membres de leur famille, une relance fondée sur l’augmentation de l’incitation au travail des femmes, pourrait avoir des effets importants sur l’emploi, la croissance et l’égalité de genre.
La fiscalité du ménage, frein à l’égalité entre les femmes et les hommes
Enfin, la fiscalité familiale nuit à la redistribution de la richesse par la fiscalité, car elle dissimule la valeur du travail non-rémunéré, qui est principalement effectué par les femmes. Ce type de fiscalité crée en effet une égalité entre l’impôt payé par un couple formé d’un seul travailleur et d’une personne hors marché du travail, et celui payé par un couple qui serait formé par deux travailleurs touchant chacun la moitié du revenu commun. Or un couple qui dispose d’un revenu généré par le travail d’un seul de ses membres est certainement plus riche qu’un couple qui a besoin de deux travailleurs pour atteindre le même revenu total. Car le temps que consacre le membre non-salarié du premier couple au travail non-rémunéré contribue de facto à la richesse du couple. Dites à un couple de parents qu’ils ne seraient pas matériellement avantagés s’ils pouvaient compter sur une troisième personne pour les aider à temps plein et ils vous riront au nez.
Un impôt fondé sur le revenu familial plutôt que sur le revenu de chacun considéré individuellement gomme une partie des inégalités qui existent au sein de nos sociétés. Il réduit donc une partie de sa capacité à égaliser les chances de chacun.
Comment faire de la fiscalité individuelle une réalité ?
L’imposition fondée sur le revenu familial s’oppose ainsi à la pleine reconnaissance civique de tous, empêche la participation de tous à l’économie à la hauteur de leur ambition et remet en cause le principe de justice qui doit sous-tendre tout système fiscal. Une des principales raisons de son maintien dans un certain nombre de pays tient sans doute, au-delà de la difficulté technique comme politique face à un sentiment de « ras-le-bol fiscal », à ce que la réforme de l’unité d’imposition tendrait nécessairement à produire des gagnants et des perdants à court terme, selon la distribution des revenus au sein des ménages. Le fait de mettre en place une fiscalité individualisée de manière graduelle et non immédiate pourrait permettre de surmonter de tels obstacles. On peut également mettre en place des mesures compensatoires pour éviter de défavoriser des ménages trop âgés pour voir leur distribution du revenu évoluer, et prendre en compte la situation des personnes durablement éloignées du marché du travail.
On peut observer la manière dont ont procédé la Suède, le Royaume-Uni ou même l’Irlande pour développer diverses pistes pratiques pour aider la mise en place d’une telle réforme. En Suède, un des précurseurs de ce type de transition fiscale en 1971, le passage à la fiscalité individuelle a été accompagné par la création d’une réduction fiscale destinée spécifiquement aux couples à un seul revenu. Au Royaume-Uni, la transition s’est faite dans le cadre d’une réforme fiscale plus large au début des années 1990, réforme qui incluait également une réduction des taux supérieurs du barème d’imposition. La réforme irlandaise du tournant du millénaire vers une imposition partiellement individualisée reposait quant à elle sur l’idée de laisser inchangé le barème pour les ménages à un seul revenu, mais à rendre proportionnellement plus avantageux les barèmes applicables aux couples à revenus plus égaux ou aux personnes seules. Des propositions fondées sur des simulations existent par ailleurs pour les cas français et allemand.
Dans tous ces cas, il est possible de passer la fiscalité individuelle, et de bénéficier de ses effets bénéfiques pour l’emploi et l’égalité, tout en accompagnant les ménages potentiellement perdants d’une telle réforme.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Antoine Genest-Grégoire est Fellow de l'Institut Open Diplomacy et est spécialisé en justice fiscale et réduction des inégalités.