Les présidentielles américaines sont toujours ponctuées d’intenses débats politiques à l’occasion desquels chaque candidat redouble d’imagination pour faire adhérer les électeurs à ses idées – et la campagne de 2016 qui oppose la démocrate Hillary Clinton au le républicain Donald Trump ne fait pas exception ! Mais si chacun est libre d’exprimer son opinion, liberté ne rime pas avec égalité. Réputée sans limite, la liberté d’expression aux États-Unis n’est pas aussi neutre qu’elle apparaît ; l’argent est et reste le principal canal de diffusion des opinions politiques.
Aux États-Unis, une liberté d’expression sacralisée
« Le Congrès ne pourra faire aucune loi ayant pour objet […] de limiter la liberté de parole ou de presse » dispose le Premier Amendement de la Constitution américaine, intégré à cette dernière en 1791 par le célèbre « Bill of Rights ». Cette affirmation – dont les constitutions de chaque État fédéré se font l’écho – place la liberté d’expression au plus haut niveau de l’ordonnancement juridique américain, et ne permet d’envisager les quelques exceptions à cette liberté (diffamation, obscénités, pornographie infantile, etc.) que de manière très étroite. Tellement étroite que de nombreux interdits en Europe – la négation de la Shoah par exemple – sont tout simplement juridiquement impensables outre-Atlantique. Alors que la France se conforme à l’adage selon lequel « on ne peut pas tout dire », et notamment tenir des propos susceptibles de troubler « l’ordre public établi par la loi »1, aux États-Unis, brûler le drapeau aux cinquante étoiles est une forme d’expression légalement protégée – selon un arrêt de 1989 de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Texas v. Johnson.
Il n’est dès lors pas étonnant que cette liberté s’exprime aussi au travers de l’espace digital, et qu’elle soit mise à profit par les candidats à l’élection présidentielle pour jeter le discrédit sur leurs adversaires. Le comité d’action politique, ou « super PAC », d’allégeance démocrate Priorities USA a ainsi diffusé une série de messages publicitaires décrivant Donald Trump comme « inapte à devenir président »2. L’intéressé a répliqué avec les mêmes armes, mettant à profit la pneumonie dont a été victime la candidate démocrate Hillary Clinton début septembre pour démontrer, à grand renfort de musique anxiogène, qu’elle n’avait pas la force de diriger le pays3. Cette utilisation de l’espace public pour véhiculer de tels messages au titre de la liberté conférée par le Premier Amendement n’est pas nouvelle. En 1964 déjà, les soutiens du candidat démocrate Lyndon B. Johnson avaient diffusé « Daisy Girl »4, une vidéo d’une minute dans laquelle le décompte par une petite fille des pétales d’une fleur était soudainement remplacé par celui qui précèderait l’emploi de l’arme atomique : la conclusion était limpide, « Votez pour le président Johnson […] les enjeux sont trop importants pour rester à la maison ». Mais alors que cette vidéo n’avait été diffusée qu’une seule fois sur les télévisions américaines, l’essor technologique, la multiplication des supports et des moyens d’accès fait qu’il est aujourd’hui quasiment impossible pour les électeurs d’endiguer le flot de messages publicitaires à visée politique.
La liberté d’expression au service du plus offrant ?
« Les médias empoisonnent l’esprit des votants » a asséné Donald Trump à l’occasion du troisième débat télévisé des élections américaines le 19 octobre dernier5, ajoutant qu’il ne reconnaîtrait peut-être pas l’issue du vote le 8 novembre prochain pour cette raison6. L’avantage politique conféré par la publicité a effectivement de quoi préoccuper dans un pays où ce sont environ 7 milliards de dollars qui ont été dépensés par les candidats et divers groupes d’intérêt lors des élections présidentielles de 2012, un record historique7. Car si la liberté d’expression est la même pour tous, les possibilités d’expression ne sont pas équivalentes, et une démocratie qui s’appuie autant sur la ressource financière pour inciter au vote en faveur d’un candidat peut apparaître bridée.
Cette année, l’audience de chacun des trois débats présidentiels entre septembre et octobre derniers a été estimée entre 66 et 84 millions de personnes8. C’est la Commission sur les débats présidentiels, une organisation à but non lucratif créée conjointement par les deux partis démocrate et républicain en 1987, qui organise chacun de ces débats. Or cette dernière n’a pas souhaité inviter les deux « petits » candidats à l’élection présidentielle du 8 novembre – le président du parti libertarien Gary Johnson et la candidate du parti écologiste Jill Steine – au motif que ni l’un ni l’autre ne recueillait plus de 15 % des intentions de vote dans les sondages, sur la moyenne des résultats des cinq grands instituts de sondage américains. Mais paradoxalement, comment ces candidats peu connus du grand public pourraient-ils gagner le soutien populaire s’ils sont privés de visibilité médiatique ? Cette règle controversée des 15 % n’aura permis en tout et pour tout dans tout l’histoire de la Commission qu’à un seul candidat indépendant des deux grands partis, l’homme d’affaires Ross Perot de participer au débat télévisé, en 19929. Il avait alors réuni en novembre près de 19 % des votes, contre seulement 8,4 % en 1996, lorsqu’il n’avait pas été invité au débat. Il n’appartiendrait qu’à la Commission, financée par des contributions privées, de changer la règle…
Au cœur des débats sur le financement des campagnes politiques américaines, présidentielle mais pas seulement, l’arrêt rendu en 2010 par une Cour suprême fédérale conservatrice à 5 votes contre 4 – « Citizens United v. Federal Election Commission » – a fait grand bruit. Pourtant, il ne s’agissait pas de limiter le montant des contributions électorales des entreprises privées, qui sont virtuellement illimitées aux États-Unis alors qu’elles sont rigoureusement interdites en France10. L’objectif discuté en 2010, bien moins ambitieux, était de s’assurer que les entreprises privées ne puissent pas financer la « communication de propagande électorale » sur des supports électroniques dans les soixante jours précédant l’élection présidentielle – comme le préconisait l’article 203 de la loi bipartisane de 2002 portant réforme des campagnes électorales, le « Bipartisan Campaign Reform Act ». Huit ans après l’adoption de cette loi, en la déclarant en partie inconstitutionnelle, la Cour Suprême américaine a fait une nouvelle lecture absolutiste du Premier Amendement de la Constitution, considérant que l’interdiction desdites publicités aurait pour effet de « restreindre le discours politique ». Si l’intention est louable, l’argument ignore en réalité le risque de détournement de la liberté d’expression qu’engendre la monétisation du discours politique. C’est en tout cas l’opinion qu’a exprimé la candidate démocrate Hillary Clinton en répétant à l’occasion du troisième débat présidentiel du 19 octobre dernier qu’elle nommera à la Cour suprême, si elle est élue, un juge favorable à un revirement de jurisprudence. Une promesse qui n’aura pas empêché l’ancienne Secrétaire d’État de lever plus d’un milliard de dollars pour sa propre campagne11, notamment à travers des dons d’entreprises privées.
Les activistes de l’expression libre
Si la liberté d’expression est belle et bien toute puissante aux États-Unis, certains s’opposent à ce qu’elle soit au service des plus puissants. Depuis mai 2015, la lutte contre les soutiens financiers apportés par les entreprises s’est trouvée un fer de lance en la personne du Sénateur indépendant Bernie Sanders, dont la course malheureuse à l’investiture démocrate pour la campagne présidentielle a créé une onde de choc dans le pays. Appliquant à la lettre son slogan « Big money out of politics », Bernie Sanders s’est ainsi illustré en finançant plus de 99 % de sa campagne grâce à des dons privés12 de citoyens américains, en moyenne de 27 dollars13. Pour lui, le gouvernement « du peuple, par le peuple et pour le peuple » tel que l’a conceptualisé Abraham Lincoln dans son discours de Gettysburg en 1863, est en train de périr sous les coups du système de financement des campagnes politiques14. Âgé de 75 ans, Bernie Sanders sait mettre le potentiel du nouveau monde digital au service de ses idées. Le 14 octobre dernier, il a fait perdre en un tweet plus de 300 millions de dollars à la compagnie pharmaceutique Ariad, dont la valeur boursière s’est effondrée de 15 % en quelques heures : « La cupidité des sociétés est incroyable. Ariad a augmenté le prix du traitement contre la leucémie à près de $199 000 par an » 15.
Un tel impact pour un simple tweet montre combien le monde numérique change les codes de l’expression démocratique, et ce au grand dam de certains candidats. La plateforme Wikileaks s’est ainsi illustrée au fil de cette campagne présidentielle en publiant une multitude d’emails du directeur de campagne de Hillary Clinton, John Podesta16. L’un de ces messages notamment contenait une liste d’une quarantaine d’individus qui avaient été pressentis comme candidat à la Vice-présidence sur le ticket démocrate, parmi lesquels Tim Cook, CEO d’Apple, le multimilliardaire Bill Gates, ou sa femme Melinda Gates17. Récemment, c’est une nouvelle fois la Fondation Clinton qui a été visée par la publication de documents sur Wikileaks18 – ce phénomène laisse planer des craintes sur la possibilité d’un détournement politique de l’information, non plus par des groupes économiques, mais par d’autres acteurs qui ne cherchent pas moins à influencer les électeurs. Preuve que la liberté d’expression est l’otage de cette nouvelle guerre de l’information, la République d’Équateur a annoncé le 18 octobre 2016 – à la veille du troisième débat présidentiel – avoir limité l’accès à internet du fondateur de Wikileaks Julian Assange19 au sein de l'ambassade londonienne dans laquelle il réside depuis 2012. Une décision qui n’a certainement pas déplu aux plus importants contributeurs de la campagne démocrate.
1 Article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».
2 « Anti Donald Trump ads aired by Priorities USA Action during August 2016», vidéo Youtube, août 2016, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] URL : https://youtu.be/iQc6VBzZ0kI
3 « Dangerous », vidéo Youtube, octobre 2016, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] URL : https://youtu.be/WTylz2WToXw
4 « Daisy Girl », vidéo Youtube, décembre 2001, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] URL : https://youtu.be/9Id_r6pNsus
5 Troisième débat de la présidentielle américaine, 19 octobre 2016, 62e min.
6 « It’s the media’s fault Donald Trump might not accept the outcome of the election, says Donald Trump », The Washington Post, octobre 2016, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] URL : https://www.washingtonpost.com/news/the-fix/wp/2016/10/19/its-the-medias-fault-donald-trump-might-not-accept-the-outcome-of-the-election-says-donald-trump/
7 « FEC: $7B spent on 2012 campaign », Politico, janvier 2013, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] URL : http://www.politico.com/story/2013/01/7-billion-spent-on-2012-campaign-fec-says-087051
8 « Final Presidential Debate Draws 72 Million Viewers », The Huffington Post, octobre 2016, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] URL : http://www.huffingtonpost.com/entry/presidential-debate-ratings_us_58094536e4b0cdea3d8692f7
9 « Third-party candidates lose legal fight to get into presidential debates », The Washington Post, octobre 2016, consulté le 4 novembre 2016, [en ligne] URL : https://www.washingtonpost.com/news/post-politics/wp/2016/08/05/third-party-candidates-lose-legal-fight-to-get-into-debates/
10 Article L-52-8 alinéa 2 du Code électoral : « Les personnes morales, à l'exception des partis ou groupements politiques, ne peuvent participer au financement de la campagne électorale d'un candidat, ni en lui consentant des dons sous quelque forme que ce soit, ni en lui fournissant des biens, services ou autres avantages directs ou indirects à des prix inférieurs à ceux qui sont habituellement pratiqués ».
11 « Tracking the 2016 Presidential Money Race », Bloomberg, octobre 2016, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] URL : http://www.bloomberg.com/politics/graphics/2016-presidential-campaign-fundraising/
12 « Bernie Sanders », OpenSecrets.org, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] URL : https://www.opensecrets.org/pres16/candidate.php?id=N00000528
13 « Bernie Sanders Received More Individual Campaign Contributions Than Obama’s Entire 2008 Campaign », The Huffington Post, avril 2016, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] : http://www.huffingtonpost.com/brian-hanley/bernie-sanders-has-alread_b_9671406.html
14 Bernie 2016, site officiel, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] : https://berniesanders.com/issues/money-in-politics/
15 « En un tweet, Bernie Sanders fait perdre 387 millions de dollars à des investisseurs », Le Figaro, octobre 2016, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] : http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2016/10/18/20002-20161018ARTFIG00174-en-un-tweet-bernie-sanders-fait-perdre-387-millions-de-dollars-a-des-investisseurs.php
16 « Les révélations des e-mails publiés par WikiLeaks sur Hillary Clinton », L’Obs, octobre 2016, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] : http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20161019.AFP0057/les-revelations-des-e-mails-publies-par-wikileaks-sur-hillary-clinton.html
17 « Tim Cook, Bill et Melinda Gates ont été envisagés comme vice-présidents par le camp Clinton », Le Monde, octobre 2016, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] : http://abonnes.lemonde.fr/pixels/article/2016/10/19/tim-cook-bill-et-melinda-gates-ont-ete-envisages-comme-vice-presidents-par-le-camp-clinton_5016401_4408996.html
18 « WikiLeaks s’en prend à Bill Clinton et à sa fondation », Le Monde, octobre 2016, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] : http://abonnes.lemonde.fr/elections-americaines/article/2016/10/27/wikileaks-s-en-prend-a-bill-clinton-et-sa-fondation_5021685_829254.html
19 « Ecuador Cuts Internet of Julian Assange, WikiLeaks’ Founder », The New York Times, octobre 2016, consulté le 29 octobre 2016, [en ligne] : http://www.nytimes.com/2016/10/19/world/europe/julian-assange-embassy.html
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