Ambivalents face à un Islam politique dominant la scène nationale égyptienne au lendemain du printemps arabe, l’UE et ses États membres en sont revenus depuis le coup d’État de 2013 à un accommodement de l’autoritarisme. L’approche réaliste dont cet accommodement découle, convergente avec le ‘réalisme de principe’ de l’administration Trump, a permis à al-Sissi de renforcer le caractère autoritaire de son régime. Elle a également participé à conforter l’assise régionale du Caire – notamment dans le cadre de la crise libyenne.
Relayée au second plan, l’UE doit questionner son approche. In fine, celle-ci favorise l’instabilité régionale et contrevient donc directement aux intérêts européens. On y préfèrerait une approche privilégiant le développement socio-économique, la démocratie et les droits de l’homme.
La clôture de la décennie 2010, pour le moins mouvementée en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, est l’occasion de revenir sur les principaux bouleversements politico-stratégiques en Égypte, pivot géopolitique de la région.
Au lendemain de la mort de l’ancien président Hosni Moubarak, un retour par étapes peut apporter un éclairage utile pour envisager les possibles de la décennie 2020 d’un point de vue européen. Face aux enjeux soulevés par un tel travail prospectif, il est nécessaire de mettre en perspective les approches des administrations américaines successives.
A l’aube du printemps arabe, un affaiblissement de l’autoritarisme
Garde-fou du monde arabe, l'Egypte est depuis 40 ans un relai de projection stratégique des États-Unis au Moyen-Orient. À cet égard, la relation qui lie Le Caire et Washington est moins une relation de subordination que d’interdépendance, poussant au réalisme.
Du réalisme américain, les Européens ont eu bien du mal à se détacher. L’UE et ses États membres, s’ils ont commencé par promouvoir une approche partenariale dans les années 1990 et 2000, l’ont ensuite mise au second plan au profit d’un accommodement de l’autoritarisme pour remédier à l’instabilité régionale. Preuve en est : l’Europe a dévolu à l'Égypte d’Hosni Moubarak la co-présidence de l’Union pour la Méditerranée en 2008.
Au même moment, pour soulager une armée américaine épuisée et redorer l’image de l’Amérique dans le monde arabo-musulman, ternie par les années Bush Jr, Barack Obama plaçait la démocratie en haut de son agenda diplomatique régional. C’est du moins la couleur qu’annonçait son discours du Caire en 2009. Mais le manque de cohérence de l’administration Obama, auquel s’est ajoutée l’inconsistance européenne, a favorisé l’affaiblissement des régimes autoritaires.
L’émergence brutale du printemps arabe est la conséquence directe de cet affaiblissement. Au-delà des grands bouleversements régionaux que nous connaissons, la période révolutionnaire ainsi ouverte a également révélé une cacophonie insoupçonnée dans le traitement par Washington et les capitales européennes de la question égyptienne. Plus encore, cette cacophonie a mis en lumière un important dissensus sur l’approche à avoir face à l’Islam politique puis au retour à l’autoritarisme qui s’ensuivit.
Une ambivalence éludée face à l’Islam politique
Le soulèvement contre Moubarak en 2011, et la transition démocratique qui a suivi ont contraint Américains et Européens à traiter avec de nouveaux acteurs politiques.
Marginalisés sous Moubarak, puis en retrait à l’heure du soulèvement, les Frères musulmans – principaux acteurs de la mouvance islamiste en Égypte – ont rapidement fini par dominer le processus de transition. Légitimés par les élections qui les ont portés au pouvoir en 2012, les Frères musulmans ont alors refusé toute forme de compromis avec d'autres forces politiques. C’est en grande partie ce mépris du dialogue qui a conduit au renversement de Mohamed Morsi par l’armée en 2013.
Malgré un discours insistant sur la démocratie et les droits de l’homme, l’UE a réagi de façon très ambigüe à ce renversement. On a plus entendu le silence des capitales européennes face au coup d’Etat, que les critiques sur la “démocratie de surface” portée par la Haute Représentante de l’UE Catherine Ashton.
De son côté, l'administration Obama avait adopté face aux Frères musulmans une approche légaliste servant à préserver les intérêts américains. Malgré cela, elle s’est bien gardée de qualifier le renversement de Morsi par l’armée de “coup d’État”.
Ces ambivalences ont rapidement fait place à un accommodement de l’autoritarisme qui a fini par simplifier l’équation stratégique régionale.
Un retour au statu quo autoritaire
À la lumière de l’hostilité populaire contre la politique de réformes – notamment constitutionnelles – et du musellement de l’opposition par les Frères musulmans, l’ingérence de l’armée puis le renversement de Morsi en 2013 ont dans un premier temps été interprétés comme un épisode de plus du printemps arabe.
Cependant, les développements récents ont en fait montré qu'il s'agissait davantage de l’amorce d'une “contre-révolution” bridant les aspirations égyptiennes à la démocratie. Depuis 2013, on constate un effet d'annulation du processus de transition démocratique entamé en 2011, avec la crainte d’un retour au statu quo autoritaire.
Dans l’immédiat, Européens et Américains n’ont pas suivi une stratégie similaire vis-à-vis du Caire.
Confrontés au risque de perdre pied au Moyen-Orient, l’UE et ses États membres ont accepté ce retour à l’autoritarisme sous l’égide d’Abdel Fatah al-Sissi. En supervisant l’élection présidentielle de 2014, en renforçant les liens économiques à partir de 2015, l’UE a établi des relations plus approfondies avec l’Égypte d’al-Sissi qu’avec celle de Morsi, sans pour autant observer une amélioration en matière de droits de l’homme et de démocratie.
À l’inverse, du côté de Washington, la violence de la répression des pro-Morsi et les violations répétées des droits de l’homme par le régime d’al-Sissi ont conduit à un refroidissement des relations bilatérales, illustré par une suspension de l’aide militaire par l’administration Obama.
Dans un premier temps, l’équation stratégique s’est donc complexifiée pour les Européens comme pour les Américains, et aucune des deux approches ne s’est révélée concluante, chacun ayant perdu une influence considérable au Caire suite au coup d’État militaire.
Quand Trump simplifie l’équation stratégique
L’arrivée de Donald Trump au pouvoir a d’abord été accueillie favorablement par Le Caire. Al-Sissi fut le premier dirigeant arabe à lui rendre visite à la Maison Blanche. Il y a été reçu avec l’espoir d’un réchauffement des relations bilatérales, qui se matérialiserait par un renouvellement de l’aide économique et militaire américaine, et la promesse d’inscrire les Frères musulmans sur la liste noire des mouvements terroristes.
Dans l’immédiat pourtant, peu de changement de la part de l’administration Trump par rapport à l’administration Obama : constatant les violations répétées des droits de l’homme, Washington a poursuivi sa politique de gel de l’aide.
Néanmoins, avec la politique étrangère impulsive de Trump, la question des droits de l’homme et des réformes démocratiques a vite reculé dans l’agenda américain au Moyen-Orient. Étant donné les tensions dominant la région et son ambition pour celle-ci, l'administration Trump devait se rabattre sur une approche réaliste. Trump s’est donc accommodé d’al-Sissi. Ce rapprochement a été acté à l’occasion d’une rencontre bilatérale entre les deux dirigeants en marge de l’Assemblée générale des Nations Unies de septembre 2017.
L’administration Trump traite donc désormais l’Égypte à rebours de l’approche libérale d’Obama. L’acharnement du président américain actuel à défaire tout ce le travail de son prédécesseur est très clair. Tout juste dix ans après le discours d’Obama prônant le renouveau de la confiance du monde arabe en l’Amérique, celui du Secrétaire d’État Mike Pompeo à l’Université Américaine du Caire en 2019 le défait point par point.
Pompeo n’a pas manqué de remercier al-Sissi pour son « courage », notamment dans sa lutte contre l’Islamisme radical – comprendre les Frères musulmans –. Il s’est appliqué à remettre en cause le changement d’approche voulu par Obama eu égard aux “nations amies des États-Unis”. Il n’en fallait pas plus pour conforter al-Sissi dans son approche du pouvoir.
Si le ‘réalisme de principe’ de Trump simplifie l’équation égyptienne – et régionale – pour les États-Unis, il la complexifie nettement pour l’UE et ses États membres.
Une Europe à l’éternel second plan
La tournée des capitales européennes d’al-Sissi à l’automne 2017 – conclue par la signature de nombreux contrats d’armement – a conforté le régime égyptien dans son autoritarisme. Elle a aussi confirmé l’approche accommodante des Européens à son égard.
Bridant à la fois les mouvements islamistes et les appels à plus de démocratie, al-Sissi a fait de l’Égypte un rentier militaire dont les Européens sont devenus les sponsors passifs.
Jouant sur les défis sécuritaires et migratoires, Al-Sissi a su se rendre indispensable pour les Européens. A mesure que Le Caire se renforce sur la scène régionale, ces derniers s’affaiblissent.
Le risque présenté par cet accommodement est celui du musellement. Les deux dernières années ont mis en lumière les paradoxes de l’approche européenne en Égypte. Alors qu’elle aurait pu encourager les réformes sociales et sociétales dans le pays, l’UE est restée en retrait sur les questions de politique intérieure posées à l’occasion de l’élection présidentielle de 2018.
Résultat : les Européens paient aujourd’hui la facture de leur manque d’activisme en Afrique du Nord et au. Moyen-Orient. La dégénérescence de la crise libyenne au cours des derniers mois en est l’illustration. Tandis que l’UE soutient Tripoli et le Gouvernement d’Accord national, Le Caire soutient sans vergogne la marche du Maréchal Khalifa Haftar sur la capitale libyenne. Celui-ci utilise d’ailleurs du matériel militaire acheté par l’Égypte aux Européens et contribue à l’escalade vers une guerre civile. Les Européens se retrouvent pris au piège d’une instabilité régionale à laquelle ils ont donc in fine eux-mêmes contribué.
Ces récents développements nous amènent à nous interroger. L’approche réaliste, court-termiste, privilégiant la sécurité et la stabilité, peut-elle durer ? Ne serait-il pas plus opportun de reprendre le travail en faveur du développement et la démocratie ?
Le printemps arabe n’a pas marqué la fin de l’Histoire. S’accommodant d’un régime autoritaire, en mettant de côté les résistances qu’il soulève au sein de la société égyptienne, au lieu de le pousser à se libéraliser, l’UE et ses États membres oublient la principale leçon du printemps arabe : sans prospérité, pas de stabilité.
Au fond, l’approche sécuritaire des Européens se résumerait à un alignement sur l’approche américaine. Et pour cause, Washington fait et défait les alliances régionales, et donc les équilibres régionaux. Mais, cantonnés dans ce second rôle, les Européens oublient que leurs intérêts sont d’abord liés à la prospérité.
Alors charge à l’UE et ses États membres de définir une stratégie plus cohérente pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, qui ne fasse pas de l’Égypte une exception autoritaire. Cela implique un retour vers des conditions démocratiques plus strictes pour les aides économiques. Cela impose aussi de dialoguer directement avec les États-Unis pour adopter une approche commune et cohérente face au Caire dans le contexte régional, et libyen en particulier.