Député des Côtes d'Armor (22), Monsieur Hervé Berville est également membre de la Commission des affaires étrangères à l'Assemblée nationale et auteur d'un rapport sur la « Modernisation de la politique partenarial de développement » en septembre 2018.
En août 2018, vous avez publié un rapport sur la politique partenariale de développement et de solidarité internationale. Trois ans après, quelles avancées ont été réalisées dans ce domaine ?
Effectivement, ce point d’étape est important car il nous permet de mesurer la capacité qu’a la politique de transformer des propositions en actions concrètes. C’est d’autant plus important que les questions du développement et du partenariat global avec l’Afrique sont considérés comme des enjeux de première importance, aussi bien au niveau de la Présidence de la République que du Premier Ministre et du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
En 2018, nous nous étions fixé trois objectifs principaux : d’abord rendre la politique partenariale de développement plus citoyenne, en cherchant à mieux la faire connaître de nos concitoyens, notamment dans les territoires, et à les impliquer plus dans sa mise œuvre. Ensuite, renforcer son efficacité en cherchant en permanence à avoir plus d’impact pour les populations, pour s’assurer que les montants significatifs que nous allouons participent à l’amélioration concrète de leur qualité de vie. Au-delà de la dimension quantitative, c’est bien la qualité des partenariats qui est au centre de la réflexion et de l’action. Il s’agit ainsi d’élargir le champ des acteurs de cette politique en travaillant en plus étroite coordination avec le secteur privé, les collectivités locales, les ONG ou encore les universités, et, ce faisant, au fond « désinstitutionnaliser » et « detechnocratiser » cette politique.
Avec la loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, promulguée le 4 août 2021, nous pouvons résolument affirmer que ces objectifs ont été atteints, avec notamment cinq grandes avancées majeures.
La première, c’est la définition d’un véritable cadre stratégique de cette politique partenariale de développement, qui est annexé à la loi. La loi, qui a fait l’objet de nombreuses discussions au Parlement, et en amont avec la société civile, a permis de fixer ensemble une véritable doctrine, avec des domaines prioritaires d’action (éducation, santé, égalité femme-homme, changement climatique, territoires fragiles…) tout comme des zones géographiques prioritaires, avec notamment l’Afrique subsaharienne. Ainsi, pour la première fois, notre politique partenariale s’intègre parfaitement à notre politique internationale, reposant notamment sur le triptyque des « 3D » (Diplomatie, Défense, Développement). Cette politique de solidarité internationale s’inscrit également en parfaite cohérence avec les objectifs de l’Accord de Paris, le Programme d’action d’Addis-Abeba, le Forum Génération Égalité ou encore l’Agenda 2030.
La question du pilotage est essentielle pour assurer la bonne mise en œuvre de ce Cadre de partenariat global, du plus haut niveau jusqu’au terrain. Le Conseil présidentiel du développement a ainsi été créé afin de rendre la chaîne de commandement plus efficace et transparente, et au niveau local des conseils locaux de développement vont être mis en place pays par pays, avec l’implication des ambassadeurs et de la société civile pour créer une équipe de France coordonnée et soudée. L’objectif est à la fois de renforcer l’adaptabilité, de contourner l’écueil technocratique, d’associer le plus grand nombre d’acteurs locaux, mais aussi de renforcer la dimension politique pour porter plus haut nos valeurs.
La deuxième avancée, c’est l’aspect financier et budgétaire. Avec la loi de programmation votée à l’Assemblée nationale, nous atteignons les 0,55 % du revenu national brut (RNB) consacré à notre politique partenariale de développement, promesse du candidat Emmanuel Macron, avec l’inscription de l’atteinte de l’objectif de 0,7 % en 2025. Depuis 2017, les montants alloués ont augmenté de 5 milliards d’euros. C’est un effort considérable qui témoigne de la forte volonté politique française de tenir nos engagements, notamment vis-à-vis des Nations unies. En détaillant dans la loi cette trajectoire, nous luttons aussi contre l’imprévisibilité des moyens financiers qui constituent un frein à la bonne mise en œuvre de cette politique qui s’inscrit nécessairement dans le temps long.
Troisièmement, nous avons voulu embarquer tous les pans de la société en mettant en avant les acteurs non-traditionnels au cœur de notre projet, car c’est l’essence de la philosophie que nous portons depuis le discours du Président de la République à Ouagadougou. Depuis trois ans, nous avons beaucoup travaillé sur l’amélioration des liens avec les diasporas pour bénéficier de leur connaissance et expertise, avec notamment la création d’un corps d’experts techniques de la diaspora. En parallèle, le secteur privé doit être l’une des clés de voûte de cette politique avec la mise à disposition d’un plus grand nombre d’outils (initiative Choose Africa, renforcement des outils de garantie, développement de la gestion pour compte des tiers, prêts en devises locales…). Par ailleurs, pour être toujours au plus près des réalités du terrain, le budget des ambassades pour soutenir des projets issus des sociétés civiles est passé en trois ans de 27 à 90 millions d’euros, considérant que les acteurs locaux, notamment la jeunesse et les femmes, devaient être les moteurs de ces partenariats car elles détiennent les solutions concrètes aux enjeux de leur pays. La philosophie globale est ainsi de passer d’une approche asymétrique dépassée à une vraie logique de partenariats, d’égal à égal, donnant les moyens d’agir à tous ces pans de la société.
Quatrièmement, au-delà des financements et des outils, il faut remettre de la relation humaine sur le terrain et faire en sorte que la coopération technique s’exprime pleinement. C’est pourquoi l’agence publique Expertise France, rattachée au groupe de l’Agence française de développement (AFD), aura un grand rôle à jouer dans le déploiement de compétences permettant de répondre aux enjeux de développement, en lien notamment avec les diasporas.
Enfin, il s’agissait de sortir de la logique quantitative pour avoir une logique qualitative. Au lieu de se focaliser sur les montants alloués, soyons davantage attentifs à l’impact réel de notre politique. C’est pourquoi une commission indépendante d’évaluation, rattachée à la Cour des Comptes et réunissant des parlementaires et des experts, aura pour mission d’évaluer l’impact des projets financés par la France.
Cette commission aura un triple objectif : une transparence accrue vis-à-vis de nos citoyens, un meilleur contrôle de l’action publique, un meilleur apprentissage et une meilleure capitalisation sur les connaissances que nous avons de ce qui fonctionne ou non. Car c’est en démontrant l’efficacité de nos actions que nous pourrons influencer aux niveaux européen et international sur les enjeux de développement. Dans cette optique, nous avons lancé un Fonds d’innovation pour le développement avec l’économiste Esther Duflo pour financer et impulser des politiques publiques novatrices visant à réduire la pauvreté et combattre les inégalités.
Avec cinq avancées, nous pouvons raisonnablement considérer les instruments de sa politique et qu’elle n’a plus seulement la politique de ses instruments.
Parmi les innovations de la loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, ce texte introduit le principe de la restitution des « biens mal acquis » à la population des pays concernés : comment un tel sujet à forte dimension judiciaire et juridique s’intègre dans une politique de développement ?
Il faut comprendre cela comme une volonté d’intégrer cette problématique des biens mal acquis dans notre politique internationale et dans nos relations avec tous les pays. Car il est essentiel de souligner que cette question des biens mal acquis ne se limite pas simplement aux pays en développement et à l’Afrique, des pays du continent européen, asiatique ou américain peuvent très bien faire l’objet de ce type de procédure. La corruption est une maladie qui malheureusement est présente partout sur le globe. C’est d’ailleurs pour prendre compte de cette réalité que nous avons tenu à ce que restitutions se fasse dans le cadre d’un programme dédié au sein du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et non directement par l’AFD.
Ce que nous voulons avant tout, c’est renforcer notre coopération avec les pays en développement sur toutes ces problématiques transnationales que sont le détournement de fonds, la corruption, le blanchiment d’argent, etc.
Investir ce sujet, c’est à la fois une question de valeur, afin que l’impôt des Français ne serve pas à financer les voitures du fils d’un dirigeant d’un pays donné, pour être très concret, mais surtout d’efficacité économique car la corruption nuit à l’impact de notre politique et entrave la résolution commune des défis.
Dans votre rapport de 2018, vous évoquiez la nécessité d’un nouveau pacte fondateur entre l'Europe et l'Afrique, et la nomination d'un commissaire européen dédié à la relation Europe-Afrique : quels échos ont eu ces propositions au niveau européen, et se reflètent-elles dans l’élaboration du nouveau partenariat Union européenne-Afrique ?
Au moment des élections européennes, le Président avait rédigé une lettre dans laquelle il évoquait justement la nécessité d’un pacte Europe – Afrique, rebondissant sur cette idée de partenariat spécial avec le continent africain recouvrant l’ensemble de nos défis communs, avec cette idée de faire de l’Afrique la priorité géopolitique des européens.
L’idée d’un commissaire Europe – Afrique n’a malheureusement pas été reprise, en partie à cause du traité de Lisbonne qui limite le nombre de commissaires. Néanmoins, l’idée de ce partenariat global fait son chemin, doucement mais sûrement, que ce soit à travers les accords post-Cotonou [ NDLR : dont les négociations ouvertes en 2018 se sont conclues en janvier 2021] ou en préparation du sommet Union européenne / Union africaine de 2021. Si vous me permettez cette comparaison, à l’heure actuelle la relation entre l’Europe et l’Afrique est un peu comme un amour sans mariage ; un pacte fondateur ou un traité nous permettrait d’officialiser cette relation que l’on veut globale et durable.
Enfin, nous recommandions à l’époque la rationalisation des outils de développement à l’échelle européenne. C’est ainsi une très bonne chose que le Parlement européen ait donné son feu vert le 14 juin dernier pour la création du nouvel instrument « L'Europe dans le monde » (l'instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération international), rassemblant pour la première fois la majorité des différents flux de financements de la coopération extérieure en un unique instrument.
Il y a quelques années, l’économiste zambienne Dambisa Moyo publiait L'aide fatale : les ravages d'une aide inutile et de nouvelles solutions pour l'Afrique. Aujourd’hui, quels sont les débats qui animent les pays du Sud vis-à-vis de l’aide internationale, et comment la France se positionne-t-elle dans ces débats ?
Tout d’abord, je ne pense pas être la personne la mieux placée pour dire quelle est la position de nos homologues dans ce débat.
Néanmoins, je peux vous dire que certains de nos interlocuteurs n’apprécient plus le ton un peu paternaliste qui est parfois employé avec eux. Rien que le terme d’aide au développement renvoie à une notion d’asymétrie qui est une vision dépassée des réalités de nos relations. Il faut bien comprendre que dans cette politique partenariale, nous aussi, Français, nous apprenons des autres, aussi bien dans le domaine agricole que sanitaire par exemple.
Il faut faire confiance à ceux qui sont sur le terrain. La pandémie a d’ailleurs été l’occasion de démontrer que l’Afrique n’a pas nécessairement besoin de nous pour avancer. Bien sûr que ces pays font face à plus de défis en matière de pauvreté, d’inégalités et de changement climatique, auquel ils sont davantage exposés, mais pour autant, il ne faut pas croire que toutes les solutions viennent de Paris, Bruxelles ou Washington.
Pour arriver à installer un partenariat d’égal à égal, je reste persuadé qu’il faut impliquer les sociétés civiles dans l’élaboration et le déploiement de notre politique partenariale, et particulièrement la jeunesse. Dans de nombreux pays, le décalage entre l’âge des gouvernants et la vitalité démographique peut nuire à l’efficacité si on n’intègre pas assez les jeunes dans nos processus. Plutôt que de s’attarder sur le crépuscule d’une vision des relations dépassée, tournons-nous vers la promesse de l’aube.
Quelles conséquences la crise de la Covid-19 a eu sur la politique de l’aide au développement française ?
Plutôt que des conséquences, je dirais que nous avons déjà pu tirer plusieurs leçons de cette crise.
La première leçon, c’est que la pandémie a souligné la nécessité de la coopération internationale pour répondre aux défis communs. La prise de conscience avait déjà eu lieu plus ou moins avec le changement climatique, mais pour la première fois avec la crise de la Covid, tout le monde se sent dans le même bateau si j’ose dire.
Alors que certains souhaitent le repli sur soi, que les brexiters au Royaume-Uni prônent le protectionnisme, que l’Amérique de Trump portait un unilatéralisme teinté de mercantilisme, et que la Chine assumait une forme de nouvel impérialisme, cette crise, j’en suis persuadé, démontre que seul le multilatéralisme peut nous permettre de répondre aux défis de l’humanité.
La seconde leçon, c’est qu’après dix ans de diminution des budgets alloués à la santé mondiale, la France a eu raison de décider dès 2017 de refaire de la santé une priorité. Ce choix s’est révélé pertinent a posteriori et nous a permis de ne pas être pris au dépourvu lorsqu’il a fallu mettre en œuvre des programmes d’appui en matière de télémédecine, de couverture santé universelle, de systèmes de santé régionaux, etc.
Enfin la troisième leçon rejoint ce que je disais précédemment : il faut faire confiance aux forces vives locales, qui ont beaucoup à nous apprendre et nous permettent de concevoir des solutions plus adaptées aux réalités mouvantes des sociétés. C’est sur ces forces vives qu’il a fallu compter lorsque les frontières se sont refermées et que les flux en tout genre se sont restreints.
Avec l’approche de l’élection présidentielle de 2022, quel débat politique anticipez-vous en France sur cette thématique ?
Tout d’abord, il est important de noter que la loi sur la solidarité internationale a été votée à l’unanimité, témoignant d’un fort consensus sur ce sujet et une volonté commune de réformer en profondeur cette politique.
Il faut reconnaître que ce n’est pas le premier sujet dont nos concitoyens nous parlent en circonscription, mais je suis résolument convaincu que ce travail d’explication et de co-construction est nécessaire pour légitimer cette dépense d’argent public à destination de pays étrangers.
Je le constate tous les jours, les Français comprennent bien que nous ne pouvons pas nous sortir d’une situation de crise mondiale de manière isolée, désarticulée, et désynchronisée. Et aujourd’hui la plupart des Français, j’en suis sûr, ont conscience qu’il n’y a pas d’efficacité dans la politique locale s’il n’y pas d’ambition dans la politique internationale.
Pour conclure, il m’est difficile de prévoir ce qu’il pourra être dit dans le débat en 2022 mais nous ne sommes en effet pas à l’abri de voir certains candidats, notamment l’extrême-droite, se livrer à un concours Lépine de la solution miracle pour face aux enjeux globaux avec des propositions comme l’assujettissement de notre politique de solidarité internationale ce qui serait à la fois inefficace et une grave erreur.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que leurs auteurs. Léonard Lifar est Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur les enjeux liés à l'Afrique subsaharienne.