Internet et ses technologies ont modifié en profondeur l’économie et la société chinoise. Une attention particulière a été accordée par les gouvernements et médias occidentaux aux exportations de Huawei, soupçonnant l’entreprise chinoise d’être un cheval de Troie pour les services de renseignement chinois. Toutefois, le modèle chinois ne se résume pas à cela. Il propose un modèle plus nationalisé, plus contrôlé mais aussi avec une profusion de services encore inconnue en Europe, plébiscitée en Chine. Son exportation rencontre des freins mais également des clients, notamment en Afrique et en Asie.
L’internet chinois s’est structuré grâce à des infrastructures relativement isolées
L’émergence de l’internet chinois date de la fin des années 1990 et plus encore, de l’entrée du pays dans l’OMC en 2001. Très tôt, le gouvernement s’est préoccupé du contrôle des informations circulant sur internet et a progressivement instauré des mécanismes de filtrage, surnommé « the Great Firewall ».
Pour cela, le gouvernement s’appuie sur des monopoles d’État : tant sur les infrastructures que parmi les fournisseurs d’accès à internet. L’architecture du réseau facilite son contrôle : alors que la plupart des pays autorisent l’interconnexion de leurs infrastructures, la Chine contraint tous les échanges entre son réseau et le réseau mondial à passer par des points d’entrée en nombre restreint. Ce faisant, l’internet chinois a été comparé à un intranet géant, cette architecture amplifiant les capacités techniques et humaines de contrôle des informations.
Pour un observateur extérieur, la première conséquence du Great Firewall sera l’impossibilité d’accéder à Google, Youtube ou Facebook. Toutefois, la censure sur l’internet chinois ne vise pas tant à empêcher des contenus étrangers en Chine qu’à prévenir la circulation de contenus indésirables au sein du pays. Ainsi, avant d’être censuré dans son intégralité, seules les pages en mandarin de Wikipédia étaient bloquées en Chine, l’accès à Youtube a été bloqué quand des contenus critiques et produits domestiquement y ont été postés et les journaux étrangers se sont vus interdits au fur et à mesure de la publication d’articles critiquant le régime.
Les autorités peuvent ainsi nettoyer la toile de ses contenus : dernière illustration en date, la disparition des traces du questionnement populaire et des enquêtes indépendantes sur l’épidémie à Wuhan.
Plus qu’un miroir aux GAFA, l’internet chinois propose un autre modèle
L’implantation limitée, voire l’absence des concurrents américains a permis l’émergence d’un internet chinois à part entière. Au-delà d’une simple opposition en miroir entre GAFA d’une part et BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) de l’autre, l’analyse de leurs activités et de leur pénétration du tissu économique et social révèle un modèle chinois propre, marqué par une interconnexion forte des secteurs économiques, ainsi qu’une une collecte et une utilisation plus souple des données.
En Chine, les usages sur internet ont profité du faible équipement en ordinateur individuel au début des années 2000 pour effectuer un saut de génération par rapport à l’Occident. Ce sont les services sur smartphone qui se sont le plus développés. L’usage du mail ne s’est ainsi jamais vraiment répandu et les échanges, y compris professionnels, se font par messagerie instantanée : Wechat compte 1,2 milliard d’utilisateurs. En outre, cette application est un parfait exemple pour illustrer l’importance de l’économie digitale en Chine. Elle rassemble à elle seule les services proposés par Facebook, Whatsapp, Instagram, Tinder, Paypal, permet de payer ses factures, de régler ses achats dans quasiment l’intégralité des magasins, de réserver ses billets de train, des rendez-vous médicaux, etc.
En 2019, d’ailleurs le gouvernement a comptabilisé 223 milliards de transactions numériques, parmi lesquelles 101 milliards de transactions par smartphone pesant 53 000 milliards de dollars. Wechat et Alipay - la plateforme de paiement d’Alibaba - en captent plus de 90 %.
En outre, l’usage de la carte bancaire étant peu répandu et l’accès aux prêts bancaires restreint pour les PME et les particuliers, les paiements dématérialisés et les nouvelles solutions de prêts aux particuliers et aux petites entreprises ont explosé. Le récent camouflet du gouvernement chinois bloquant l’introduction en bourse d’Ant Group, qui possède AliPay s’explique en grande partie par la volonté du gouvernement chinois de régulariser et reprendre la main sur ce qui représente une part de plus en plus importante du système financier du pays.
A ce titre, le commerce en ligne chinois représentait 42 % du commerce en ligne mondial en 2018, illustrant ainsi la manière dont s’est développée et étendue l’économie digitale chinoise.
Ce déploiement tout azimut permet aux entreprises du net de collecter un très grand nombre de données sur leurs clients. Ce sont sur ces données croisées que reposent les systèmes de crédit social, qui permettent par exemple d’obtenir un crédit à la consommation sans historique bancaire mais grâce à ses historiques d’achats en ligne. Il permet aussi l’émergence d’un système de surveillance de masse, au Xinjiang évidemment mais aussi parmi toute la population, qui s’est avéré efficace pour juguler l’épidémie de Covid-19.
Ces technologies reposent en effet sur une réglementation ambiguë quant aux données. Actuellement, la réglementation en vigueur repose sur la loi de cybersécurité de 2016, aux termes flous. Cette loi oblige toutes les entreprises, y compris étrangères, ayant des activités en Chine à y localiser l’intégralité de leurs données utilisées sur le territoire chinois. En 2018, une extension de cette loi dispose que le gouvernement peut y avoir accès. Ce dernier n’a présenté qu’en octobre 2020 un projet de loi portant sur la protection des données personnelles, qui s’inspire en partie du RGPD. Cela répond au mécontentement des internautes chinois après de nombreux détournements de leurs données personnelles
L’extension d’internet ne cesse de s’accélérer : les autorités ont annoncé l’installation de 600 000 antennes 5G dans le pays d’ici la fin 2021, après en avoir installé 700 000 en 2020, sachant qu’il en faudrait 10 millions pour couvrir l’intégralité du territoire. La marge de développement d’Internet s’illustre également dans la quantité d’utilisateurs. Quand aux Etats-Unis, 90 % de la population se rend sur Internet tous les mois, en Chine, c’est 65 %, soit 900 millions de personnes.
A l’heure actuelle, la Chine exporte principalement ses équipementiers
Bien qu’ultra dominantes sur le marché domestique et reconnues pour leurs capacités d’innovation, les applications chinoises s’exportent peu, à l’exception notable et notée de Tiktok. A contrario, les smartphones chinois se vendent largement à l’extérieur des frontières du pays : ils dominent par exemple le marché africain grâce à des offres adaptées aux spécificités locales.
De manière plus structurante encore, la Chine exporte ses équipementiers (Huawei, ZTE) : fibre optique, 5G mais aussi systèmes de surveillance (« safe city »). En 2017, le pays avait ainsi investi 1 milliard de dollars dans le secteur des technologies en Afrique. A titre de comparaison, le consortium pour les infrastructures en Afrique principalement représentés par les pays du G8 et les banques de développement avait contribué pour 618 millions de dollars et les gouvernements africains pour 600 millions.
Le numérique est devenu un pan stratégique des Nouvelles routes de la soie. La concrétisation des « nouvelles routes de la soie numériques » est particulièrement visible en Afrique, en Asie et en Europe de l’Est. A la différence des Nouvelles routes de la soie « d’infrastructures », où les entreprises chinoises sont souvent des entreprises d’État, les Nouvelles routes de la soie digitales ont été portées jusqu’à récemment par des groupes privés, qui recherchaient à se développer sur des marchés nouveaux. La portée stratégique du gouvernement est réelle mais n’a pas constitué un facteur unique au développement des entreprises, en particulier dans les secteurs des terminaux et des applications mobiles. Alibaba exporte ses solutions de cloud au même titre qu’Amazon.
En outre, une entreprise chinoise, même privée, aura tendance à labelliser son projet « Nouvelles routes de la soie » dans un souci de relations publiques, que ce projet ait bénéficié ou non d’un soutien actif de la puissance publique. Enfin, ces entreprises en se développant cherchent à satisfaire un besoin : la vente de produits de surveillance répond à une demande autoritaire qui existe très probablement en dehors de quelconque encouragement du gouvernement chinois.
Toutefois, le gouvernement chinois accorde une importance croissante à l’exportation de ses technologies digitales. Le deuxième sommet des Nouvelles routes de la soie en 2019 lui a ainsi consacré un forum spécifique : un accord y a été signé pour l’installation par ZTE de la fibre optique en Argentine.
On observe également la participation croissante des entreprises chinoises aux organismes internationaux de fixation des normes technologiques : en mars 2020, le gouvernement chinois et Huawei ont proposé une réforme radicale du protocole Internet (IP) à l’Union internationale des télécommunications, l’organisation onusienne de normalisation des technologies de communication. Les critiques de cette proposition avancent que cela conduirait à un internet plus centralisé donc plus facilement « isolable ».
Quelles sont les possibles conséquences de l’exportation du modèle chinois ?
En effet, les technologies chinoises étant développées dans un écosystème propre, la présence d’infrastructures digitales chinoises facilite la greffe d’autres entreprises du même pays et peut compliquer l’implantation d’autres technologies.
Enfin vient le cas Huawei et plus généralement, la question de l’espionnage. Début 2018, le journal Le Monde révélait que le siège de l’Union Africaine, financé et construit par la Chine, voyait ses données internes détournées vers Shanghai. De manière générale, la 5G repose sur la création d’usages multiplicateurs de données, qui ont, comme toute donnée, le potentiel d’être utilisées.
L’indépendance des entreprises chinoises vis-à-vis du gouvernement chinois étant régulièrement mise en lumière, les craintes quant à l’installation d’infrastructures sensibles sont compréhensibles. Toutefois, il faut rappeler que l’offre chinoise est technologiquement et financièrement compétitive. A peser les pour et les contre, le risque de fuite des données peut être acceptable pour un gouvernement s’il est contrebalancé par une perspective de développement technologique et/ou par un signal politique positif envers la puissance chinoise.
De manière générale, la tendance actuelle des entreprises chinoises est de quitter le marché américain, poussées par les restrictions. Les économies émergentes pourraient donc devenir les arbitres d’un match entre les deux modèles américains et chinois.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Juliette Lamandé est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur les problématiques relatives aux nouvelles routes de la soie, et au développement urbain