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« Nos sociétés ne veulent plus assumer collectivement la responsabilité du lien
intergénérationnel » souligne Caroline IBOS

7 octobre 2025

Sociologue et directrice du Laboratoire d’études de genre et de sexualité à l’Université Paris 8, Caroline IBOS éclaire l’émergence d’un ordre autoritaire fondé sur la régression des droits des femmes, la délégitimation du care et ladislocation des solidarités intergénérationnelles. Ce durcissement, fondé sur le masculinisme et les rapports de pouvoir qu’il sous-tend, structure un projet politique transnational qui sape les fondements démocratiques, fragilise la cohésion sociale et affaiblit la résilience stratégique des sociétés européennes. À rebours de cette recomposition autoritaire, Caroline IBOS appelle à restaurer le rôle des institutions publiques comme lieux de conflictualité démocratique, à reconnaître les métiers du lien comme socle d’une société viable et à redonner aux jeunes générations une voix effective dans la décision collective. La France ne pourra se refonder sans faire de l’égalité, de la justice sociale et du soin des piliers politiques à part entière de son avenir.

Comment analysez-vous les formes de violence sociale etpolitique qui traversent actuellement nos sociétés, et que révèlent-elles des rapports de pouvoir contemporains ?

Nous vivons un moment de grande violence sociale et politique, que l’on retrouve à différentes échelles. Il s’agit d’abord d’une violence dans les rapports sociaux eux-mêmes : une brutalité du quotidien, des conditions de travail, dans les trajectoires d’exil, dans les formes de précarisation ou de relégation. Cette violence se donne aussi à voir dans les discours, dans la manière dont certains pouvoirs politiques parlent des minorités, des femmes, des chômeurs, des personnes racisées, comme s’il s’agissait d’obstacles à une cohésion nationale fantasmée.

Cette situation ne tombe pas du ciel. Elle s’inscrit dans des rapports de domination de longue durée, et notamment dans l’histoire coloniale, patriarcale et capitaliste de nos sociétés. Mais aujourd’hui, il me semble qu’on assiste à une sorte de reconsolidation autoritaire de ces rapports de pouvoir. Ce que j’observe, c’est une tentative très organisée de certains groupes dominants, aux niveaux économique, politique, mais aussi symbolique, d’annuler ou d’invalider les progrès démocratiques récents, notamment ceux portés par les mouvements féministes, antiracistes ou issus des luttes LGBTQIA+.

Ces groupes dominants ne sont pas conservateurs au sens strict : ils n’essaient pas simplement de maintenir un ordre établi, ils cherchent à en réinstaurer un autre fondé sur la hiérarchie, l’autorité, la virilité et la punition. Ils s’opposent frontalement aux idées de partage, d’égalité et de justice redistributive ; le tout au nom d’une norme qu’ils estiment menacée. Cette volonté de normalisation s’exprime avec une très grande agressivité, par les lois, par les discours médiatiques, par le contrôle policier, par la criminalisation des pensées critiques. Nous assistons à une offensive idéologique, dans laquelle l’autoritarisme est revendiqué comme solution.

En quoi les discours masculinistes structurent-ils aujourd’hui les représentations collectives ?

Quand j’évoque les « discours masculinistes », je pense aux formes de narration du pouvoir et du monde qui traversent à la fois les représentations culturelles, les choix politiques, et les rapports sociaux. C’est par exemple la manière dont certains chefs d’État apparaissent comme des figures viriles, autoritaires, paternalistes, qui gouvernent par la force et l’affrontement. C’est aussi la rhétorique selon laquelle les hommes seraient aujourd’hui menacés, victimes d’un supposé excès de féminisme, et qu’il faudrait rétablir un équilibre en leur faveur.

Ces discours ne sont pas isolés. Ils s’articulent à des logiques racistes, xénophobes, islamophobes, à une peur construite de l’Autre, souvent incarné dans l’immigré, dans le musulman, dans le jeune homme des quartiers populaires. Ce que je constate, notamment à partir de mes recherches sur le travail du care, c’est que les figures de l’immigration dans l’espace public sont presque exclusivement masculines. On parle toujours de l’homme dangereux, du prédateur, de celui qui viendrait imposer ses mœurs, conquérir les femmes blanches et déstabiliser la société. C’est la théorie du grand remplacement.

Mais dans les faits, l’immigration est largement féminine aussi. Ce sont des femmes, souvent racisées, souvent en situation d’exil, qui assurent les tâches de soin, qui prennent en charge nos enfants, nos aînés et nos malades. Ces femmes sont confinées à des métiers peu qualifiés et sous-payés, mais essentiels à la vie sociale. Elles incarnent une forme de réhumanisation silencieuse de nos sociétés. Pourtant, jamais elles ne servent de figures de l’immigration dans les débats politiques : elles ne cadrent pas avec la logique guerrière, masculiniste, qui structure l’imaginaire sécuritaire dominant.

C’est pour cela que je parle d’un système de représentation masculiniste qui projette sur les minorités les peurs en perte de repères égalitaires. Ces peurs sont alimentées activement par des discours politiques, par des chaînes d’information en continu, par une rhétorique de l’urgence et de la menace permanente. Et cela s’opère au détriment d’une réflexion sur les rapports de pouvoir réels, mais aussi sur les inégalités matérielles et symboliques, qui façonnent nos sociétés.

Comment comprenez-vous le moment politique que nous traversons, au regard des grandes transformations démocratiques et sociales des dernières décennies ?

Il y a des continuités historiques, bien sûr. Les inégalités structurelles, les rapports de domination liés au genre, à la race ou à la classe ont toujours existé. Mais il me semble que nous vivons un moment politique très spécifique. Ce que j’observe, c’est une réaffirmation très autoritaire de ces hiérarchies, souvent sous couvert de dénoncer les progrès qui avaient été obtenus. On voit apparaître un discours qui remet frontalement en cause les principes d’égalité, de justice et de pluralisme. C’est ce que je n’hésite pas à désigner comme un moment « néofasciste », tant les attaques prennent une forme systémique.

Je dis « néofasciste » non pas pour dramatiser, mais parce qu’on voit, notamment aux États-Unis, des personnalités politiques s’attaquer aux fondements mêmes de l’État de droit. Ce sont des discours qui récusent le compromis, qui veulent recentrer le pouvoir dans les mains de quelques-uns, généralement des hommes blancs, riches, nationalistes. Les minorités de genre, les personnes racisées et les figures critiques sont désignées comme responsables du déclin de la société. Ce n’est pas une nouveauté absolue, bien sûr. Toutefois, ce qui change, c’est que ce type de discours devient central dans l’espace public et qu’il façonne les politiques publiques, par exemple sur l’immigration, l’éducation, le droit, ou encore le soin. Cela dit quelque chose d’un basculement, ou encore d’une volonté de refermer le champ des possibles démocratiques.

Peut-on repérer aujourd’hui des logiques communes qui sous-tendent les transformations autoritaires à l’œuvre dans différents pays ?

Ce qui me frappe, c’est le lien entre des scènes politiques très différentes, mais traversées par une cohérence de fond. Si l’on regarde les États-Unis, la Russie, ou plusieurs pays européens, on observe une même dynamique : l’accaparement des richesses par une élite, la montée d’un pouvoir exécutif fort, l’affaiblissement des contre-pouvoirs, la répression des mouvements sociaux, l’attaque des droits des femmes et des minorités sexuelles, la stigmatisation des étrangers et la glorification de forces de l’ordre de plus en plus violentes. Ces éléments composent un projet politique structuré, profondément hiérarchique, qui vise à restaurer un ordre social fondé sur des privilèges de classe, de race et de genre.

Ce projet a besoin, pour s’imposer, de désigner des figures de l’ennemi intérieur : les femmes, les étrangers, les minorités sexuelles ou religieuses, les intellectuels critiques. Il produit une normalisation violente, dans laquelle tout ce qui sort de la norme est perçu comme une menace. À cela s’ajoutent des discours empreints de ressentiment, notamment face à la perte perçue de certains privilèges sociaux ou symboliques.

Comment les inégalités de genre, de race et de classe s’articulent-elles dans les effets concrets de ces crises ?

Ce qui est important à comprendre, c’est que ces rapports d’inégalités ne s’ajoutent pas les uns aux autres. Ils se renforcent.

Prenons la question du vote. On observe dans de nombreux pays un gender gap croissant : les femmes, toutes classes sociales confondues, votent de plus en plus pour des partis progressistes, tandis que les hommes votent davantage pour des partis réactionnaires. Ce clivage de genre traverse aussi les minorités raciales. Aux États-Unis, par exemple, les femmes noires se sont fortement mobilisées pour faire élire Kamala Harris, alors que les hommes noirs ont moins voté pour elle. Dans les populations hispaniques, c’est encore plus net : les femmes soutiennent davantage les candidats démocrates, les hommes plus souvent les républicains. Cela montre que le vote ne reflète pas seulement des préférences individuelles mais des rapports différenciés à l’ordre politique.

Revenons à l’exemple du travail du care, que j’évoquais précédemment. Les femmes qui exercent ces métiers sont totalement invisibilisées dans l’espace public. Quand on en parle, c’est rarement pour reconnaître leur rôle, mais souvent pour justifier des logiques de sous-traitance, de précarisation, de mise en marché du soin. On le voit dans les crèches ou dans les EHPAD en France. Le fait que ces lieux essentiels relèvent aujourd’hui de logiques de rentabilité, parfois aux mains de fonds de pension, produit des effets pervers : maltraitance institutionnelle, conditions de travail dégradées et recul du service public. On demande à des femmes vulnérabilisées de s’occuper d’autres personnes vulnérabilisées, dans un cadre marchand où l’objectif premier n’est plus le soin, mais le profit.

Le cas des mères isolées est également édifiant. Elles sont non seulement délaissées par les politiques familiales, mais en plus attaquées, comme si elles étaient responsables des déficits publics. En Grande-Bretagne, il y a eu de véritables campagnes contre elles. En France, on entend sans cesse des discours sur les « assistés », les « fraudeurs », les « abus ». Et qui est visé en creux ? Des femmes précaires, souvent racisées, qui élèvent seules leurs enfants dans des conditions extrêmement difficiles. Ces récits détournent l’attention des véritables logiques structurelles d’inégalités que sont la précarisation organisée, l’effondrement des services publics et la concentration des richesses. À la place, on met en scène une crise causée par les plus vulnérables, ce qui nourrit un climat de ressentiment, mais aussi légitime des politiques punitives.

En quoi le traitement politique des crises actuelles éclaire-t-il les rapports de pouvoir qui les traversent ?

Je me méfie beaucoup de la manière dont on parle de « crises ». Le terme est devenu une sorte d’évidence médiatique et politique, comme si les choses s’imposaient à nous : crise climatique, crise migratoire, crise démocratique, crise des banlieues… Mais les crises ne sont jamais neutres, ni naturelles. Les crises sont des constructions politiques. Ce que l’on nomme crise, c’est souvent une manière de désigner certains problèmes comme prioritaires, urgents, menaçants ; tout en invisibilisant les responsabilités et les rapports de pouvoir qui les produisent.

Prenons la question de l’environnement. S’il y a une crise écologique, c’est parce qu’il y a des choix industriels, économiques ou encore urbanistiques, qui ont conduit à l’épuisement des ressources. Toutefois, ces choix ne sont pas faits au hasard. Ils profitent à certains groupes sociaux et en désavantagent d’autres. La crise, ce n’est pas juste un état du monde. C’est le résultat de rapports de force et d’intérêts en jeu.

C’est la même chose sur le plan politique ou démocratique. Par exemple, quand on refuse de nommer une agression sexuelle, quand on réduit ces violences à du « flirt à la française », on contribue à construire ce qu’on appelle la « crise » autour de l’égalité et du genre. La crise est toujours définie à partir de points de vue situés. Il ne faut pas l’essentialiser, elle n’existe pas en soi.

Pour les mêmes raisons, je suis un peu critique aussi face à la notion de polycrise. Je préfère parler de scènes de crise. Il y a une pluralité de scènes, de registres, de moments où ces tensions se donnent à voir. Or, elles sont souvent traitées séparément, alors qu’elles sont profondément liées. Si on les traite isolément, on passe à côté de leurs causes communes. Or, elles renvoient aux mêmes logiques de domination.

Regardons par exemple la Russie : une économie accaparée par une oligarchie, une politique impériale qui repose sur une vision coloniale du monde, une loi qui autorise les violences conjugales, une rhétorique antiféministe et homophobe. Ce ne sont pas des crises parallèles. Ce sont des facettes d’un même projet autoritaire, profondément hiérarchique. Ce sont des scènes de crise, traversées par les mêmes forces sociales et politiques.

Enfin, il y a quelque chose de profondément antidémocratique dans la manière dont les crises sont mobilisées pour faire passer certaines mesures. L’urgence justifie l’autoritarisme. La peur empêche la discussion. Le langage de la crise est devenu un outil de gouvernement, un moyen de suspension des principes démocratiques au nom d’un péril supposé imminent. Là encore, cela nous dit quelque chose de la manière dont les pouvoirs s’exercent aujourd’hui.

Quelles sont, selon vous, les ressources sociales et politiques pour résister à cette recomposition autoritaire des rapports sociaux ?

Ce que je vois, ce sont des mobilisations très concrètes, parfois diffuses, mais persistantes, portées par des mouvements féministes, antiracistes, syndicaux, écologistes, ou encore étudiants. Ces luttes, bien que fragmentées ou parfois peu visibles, montrent qu’il y a une volonté collective de ne pas se laisser imposer un ordre inégalitaire.

Je ne pense pas qu’il faille attendre une réponse descendante, venue des institutions politiques telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui. Les formes de résistance émergent souvent à l’intersection du social et du politique, dans des espaces de vie, de travail, d’enseignement. Elles se construisent dans la non-acceptation, dans la parole critique, dans le refus de se taire, dans le maintien de solidarités. Il ne faut pas sous-estimer le rôle de ces micro-résistances. Elles constituent un tissu social encore vivant, capable de porter une autre vision de la démocratie.

Le savoir critique est aussi une ressource précieuse. Continuer à produire des analyses rigoureuses, à former à l’esprit critique, à tisser des liens entre recherche et terrain, me semble fondamental. Même si cela devient de plus en plus difficile à l’université, à cause du manque de moyens, de la surcharge administrative, ou encore de la délégitimation médiatique des voix critiques.

Quel rôle peuvent encore jouer les institutions publiques, telles que l’école, la justice ou encore les universités, face au désengagement ou à la privatisation croissante de l’État social ?

Je pense qu’il faut défendre très fermement les institutions publiques, sans les idéaliser bien sûr, mais parce qu’elles incarnent encore, malgré tout, un certain horizon commun. L’école publique, la justice, l’université sont des lieux où peuvent encore se transmettre des savoirs, des droits, des outils critiques et des pratiques démocratiques. Ce sont aussi des lieux en souffrance, vidés de leurs moyens au profit du privé ou de dispositifs concurrentiels. Mais ils restent structurants pour la possibilité même d’un espace public égalitaire.

Prenons l’exemple de l’université. Je constate une délégitimation croissante des discours critiques, notamment ceux portés par les études de genre ou les sciences sociales féministes. On voit bien comment des termes comme « wokisme » ont été instrumentalisés pour disqualifier toute remise en question des rapports de pouvoir. Il faut continuer à enseigner, à publier, à transmettre, y compris à une échelle modeste. C’est déjà une forme de résistance.

Je pense aussi à la justice, qui est sans doute une des institutions les plus attaquées. Actuellement, on défend la police, mais on affaiblit la justice. Or, c’est un pilier fondamental de la démocratie. Là encore, c’est un terrain de lutte, où peut se jouer la résistance à l’arbitraire et à la brutalité du pouvoir.

Quant à l’école, elle subit les mêmes logiques de tri social, de mise en concurrence et de mise au pas idéologique. Mais elle est aussi l’un des rares lieux où des jeunes peuvent encore se confronter à des récits différents et à des enseignants et enseignantes engagées.

Il faut défendre ces institutions comme des espaces de conflictualité démocratique, non comme des bastions neutres ou apolitiques.

Vous critiquez l’appel au consensus ou au recentrage politique : que signifie aujourd’hui affirmer une position dans un espace démocratique fragilisé ?

Je pense que l’idée selon laquelle le compromis serait toujours souhaitable, ou que le centre serait le lieu naturel de la démocratie, est une fiction dangereuse. C’est une fiction qui a souvent conduit les forces progressistes à faire des concessions majeures, notamment aux discours réactionnaires ou xénophobes. C’est ce qu’on a vu, par exemple, aux États-Unis. Les figures démocrates comme Obama, Biden ou Harris ont parfois préféré le recentrage à une défense assumée de politiques de justice sociale. Ce choix a nourri la démobilisation électorale dans les milieux progressistes et ouvert la voie à la droite radicale.

Face à Donald Trump, Marine Le Pen, Vladimir Poutine ou Benjamin Netanyahou, il n’y a pas de terrain d’entente possible. Ces figures politiques et les courants qu’elles représentent cherchent à imposer une vision autoritaire de la société, loin des compromis.

Cela ne veut pas dire qu’il faille refuser toute discussion. Mais il faut cesser de se raconter que le « juste milieu » est toujours la bonne solution. Ce qu’on appelle « neutralité » est souvent une manière de maintenir l’ordre établi. Affirmer une position politique, c’est refuser cela. C’est refuser d’abandonner le terrain à celles et ceux qui avancent à visage découvert pour détruire les droits sociaux, les libertés et les contre-pouvoirs. C’est défendre des valeurs d’égalité, de justice, de redistribution, de reconnaissance, sans se réfugier derrière des formules creuses.

Vous évoquiez le fait que nos sociétés délèguent le soin des enfants et des personnes âgées à des femmes vulnérabilisées, dans un cadre marchand dont l’objectif premier est le profit. Que révèle ce choix sur la manière dont nos sociétés organisent les liens entre générations ?

Je pense que les métiers du care, qui font partie de ce qu’on appelle le travail reproductif, constituent vraiment l’architecture des sociétés. C’est ce qui permet à une société de tenir debout. Ce qui est paradoxal, c’est que nous confions ce qui est fondamental pour la vie collective à des personnes vulnérables. Au lieu de renforcer les solidarités entre générations, de penser le soin comme une responsabilité collective, on délègue, on externalise, on privatise un lien qui devrait faire société.

Ce modèle s’appuie sur une division sexiste du travail et sur une économie du care profondément inégalitaire. L’État, loin de garantir un cadre protecteur, délègue ses responsabilités à des rapports privés, qui s’inscrivent dans des logiques marchandes où les cocontractants ne sont pas égaux.

Ce que cela révèle, c’est une hiérarchie implicite des vies. Certaines voix ont plus de légitimité que d’autres. Mais surtout, cela révèle que nos sociétés ne veulent plus assumer collectivement la responsabilité du lien intergénérationnel.

Comment, dès lors, repenser aujourd’hui les liens entre générations ?

Je pense que les liens entre les générations sont fondamentaux. Aujourd’hui, les jeunes générations n’ont pas toutes leur place dans la société. Il y a des formes d’exploitation dans le monde du travail, mais aussi une relégation dans les espaces de débat. On les écoute peu, on les consulte peu. Pourtant, c’est aussi à travers elles que des alternatives peuvent émerger.

Je suis très attachée à l’enseignement, à la transmission. C’est mon métier. Transmettre, ce n’est pas seulement partager des connaissances, c’est aussi créer un espace où l’on peut réfléchir collectivement, où l’on peut apprendre à penser par soi-même. C’est une manière d’entrer dans la vie démocratique, autre que le vote, une façon d’exister comme citoyen ou citoyenne.

Il y a aujourd’hui beaucoup de forces qui poussent à la dépolitisation des jeunes : la précarité, la difficulté à trouver une place et les réseaux sociaux comme TikTok. Je considère d’ailleurs que TikTok est une arme de guerre, exactement comme l’opium a pu être une arme de guerre de l’Angleterre contre la Chine. Je pense que Tiktok est la réponse chinoise à la guerre de l’opium.

Mais l’existence de ces forces ne veut pas dire qu’il y a un désengagement politique des jeunes. Les jeunes s’engagent, mais il faut leur donner des espaces pour faire entendre leur voix. Je crois que c’est à la fois une responsabilité politique et pédagogique.

Cet entretien s'inscrit dans le cadre de l'étude prospective sur la polycrise réalisée par l'Institut Open Diplomacy. Inscrit dans le chapitre dédié à la crise politique, il a été réalisé par Juliette MARCEAUX et Élise ROUSSEAU, Senior Fellows de l'Institut Open Diplomacy.